Paris (TCE) – Corps et âmes, de Julien Lestel

Corps et âmes
Compagnie Julien Lestel
Paris, Théâtre des Champs-Elysées
27 juin 2011

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

A vrai dire, on n’avait pas gardé un souvenir impérissable du ballet Constance, inspiré du roman de D.H. Lawrence, donné début 2010 à l’Espace Cardin par Julien Lestel et son complice de toujours Gilles Porte, associés à deux danseuses de la compagnie du jeune chorégraphe. Faute de grands moyens, le ballet, illustré par une musique de Phil Glass mille fois ressassée, diluait son inspiration romanesque dans l’esthétisme des éclairages et le sentimentalisme de pas de deux néo-classiques sensualo-mystiques sans véritable originalité. Au final, il en résultait une oeuvre certainement pleine de bonne intentions, mais un brin chichiteuse et répétitive dans son minimalisme.

Corps et âmes, créé le 28 mai dernier au Grand Théâtre d’Aix en Provence, est d’une tout autre dimension. Nul doute que le cadre du Théâtre des Champs-Elysées, lieu plus propre à mettre en valeur la danse et le spectacle que le ringardissime Espace Cardin, n’y soit pour quelque chose, gageure pour le chorégraphe, encore peu connu, ou reconnu, hors du petit monde des afficionados de l’Opéra de Paris. On n’y allait pourtant pas sans quelque appréhension, pas forcément dupe du marketing déguisé en critique et des effets d’annonce en masse : Julien Lestel donné d’emblée comme « l’avenir du ballet français » (ConcertClassic), c’était peut-être un peu présomptueux, non?

Que raconte Corps et Ames? Pris sous cet angle, pas grand-chose. Julien Lestel s’éloigne ici des rives de la narration, du reste pas véritablement exploitées dans Constance, pour laisser place à la danse pour la danse, à l’abstraction chorégraphique autant qu’à l’expression de l’émotion, dans une série de tableaux, collectifs ou plus intimistes, qui s’enchaînent sans logique immédiatement perceptible. Dans Corps et Ames, on retrouve les mêmes sources d’inspiration chorégraphique et esthétique que dans Constance, mais servies par des moyens – et une ambition créatrice – beaucoup plus conséquents. Il y a des moments graves, d’autres plus légers, des élans spirituels et des passages plus sensuels, où domine une physicalité toujours esthétisée, au risque parfois de lasser. La gestuelle, très expressionniste, à la fois ancrée dans le sol et axée sur le travail des bras et du haut du corps, rappelle ici ou là Pina Bausch ou Preljocaj, d’autres aussi sans doute. La scénographie, particulièrement soignée, repose essentiellement sur les éclairages sophistiqués de Max Haas, allant du cyclorama bleu néo-classique au clair-obscur plus contemporain, en passant par des tonalités de rouge qui lorgneraient presque du côté du music-hall. Celles-ci viennent d’ailleurs illustrer une scène de tango, ouvertement ludique et distanciée, qui semble marquer une rupture dans la dramaturgie plutôt sombre du ballet. On y évite les clichés du genre, c’est déjà beaucoup! Petit regret tout de même concernant les costumes, pas prétentieux certes, mais d’une triste banalité néo-classique – en réalité, il ne s’agit là que de magnifier les corps en mouvement, seuls, à deux, ou bien en groupe. Pour le reste, et c’est bien là la grande chance de ce Corps et Ames, Julien Lestel a bénéficié d’une partition, riche et évocatrice à défaut d’être originale, signée Karol Beffa, et expressément composée pour son ballet. On a bien souvent l’impression dans nombre de créations d’aujourd’hui que la musique y est purement décorative ou qu’elle n’est là que parce qu’agréable à l’oreille du chorégraphe ou simplement dans l’air du temps (ah! les charmants concertos de Mozart, les tangos argentins et les gentilles musiquettes d’Arvo Pärt ou de Phil Glass qui servent à faire avaler toutes les couleuvres chorégraphiques…), ici toutefois, elle se trouve vraiment en plein accord avec le propos et l’atmosphère des différents tableaux, reflétant leur éclectisme, allant même parfois jusqu’à supplanter la danse dans l’esprit du spectateur.

Pour beaucoup sans doute, cette unique représentation parisienne signait les retrouvailles, depuis longtemps attendues, avec Fanny Fiat, la reine des purges de l’Opéra de Paris, son indétrônable Miss Virtuosité, et l’une de ses plus impeccables danseuses – indépendamment même du niveau actuel de la compagnie. La chorégraphie de Julien Lestel sait parfaitement mettre en valeur son élégance demeurée intacte, mise au service d’un lyrisme auquel on était moins habitués dans sa vie précédente. Si l’on apprécie de revoir également ces deux excellents danseurs que sont Gilles Porte et Nicolas Noël, le meilleur du ballet réside toutefois dans ses scènes collectives, qui dégagent à la fois une grande rigueur de construction et une force émotionnelle indéniable dans les effets. Plus que dans les duos, on pressent que le défi du chorégraphe se trouvait là, dans cette capacité à élaborer des scènes belles et puissantes pour un corps de onze danseurs.

Pour autant, et malgré le plaisir esthétique que procurent les différentes scènes de ce ballet – un peu longuet parfois, mais pas trop, en tout cas beaucoup moins qu’on ne le craignait -, on ne peut se défaire de l’impression de n’assister, ni plus ni moins, qu’à un bel exercice de style, parfaitement inoffensif, une collection de clichés artistiques du meilleur goût et de la plus belle eau néo-classique égrenés durant un peu plus d’une heure, d’où une voix personnelle et sincère cherche encore à émerger. Les tableaux, peaufinés et léchés, sont souvent visuellement réussis, exaltants même par la passion qui les traverse à l’occasion, mais il reste à les arranger, à construire, au sein même de l’abstraction et du parti-pris constamment esthétisant de l’ensemble, une « histoire » qui tienne en haleine jusqu’au dénouement – qu’on aurait aimé un peu plus tranché que celui qu’il nous propose. Le spectacle se tient, ne dépare pas dans le cadre prestigieux du Théâtre des Champs-Elysées (où l’on a vu aussi de sacrés navets), mérite d’une certaine manière ses applaudissements enthousiastes, il n’empêche, tout sent ici un peu trop souvent son premier de la classe : les notes de programme, au style passablement formaté (philosophie de classe terminale?) pour ne pas dire fumeux, les interprètes, beaux, énergiques et engagés sans le moindre doute, mais parfois un peu trop lisses pour le propos entre terre et ciel que suggère le titre, la chorégraphie, qui peine à se dégager des meilleures influences, apprises par coeur et débitées avec éloquence (ah! le Sacre de Pina… comment en sortir?), la partition enfin, véritable concentré de cinq siècles de musique classique occidentale, qui passe en revue, non sans talent du reste, à peu près tout le monde, de Jean-Sébastien Bach à Igor Stravinsky, sans oublier les polyphonies religieuses, le tango d’Astor Piazzolla ou le piano romantique.

Spectacle de fin d’études de l’Académie Vaganova – Programme

Spectacle de fin d’études de l’Académie Vaganova
18, 19 et 26 juin 2011

Première partie

Pour le 140ème anniversaire de la naissance d’Alexandre Gorsky

Le Petit Cheval Bossu (extrait) : Scène sous-marine
Musique : Cesare Pugni, Ricardo Drigo, Boris Asafiev
Chorégraphie : Alexandre Gorsky, remontée par Youri Bourlaka

L’Impératrice de la Mer : Isabella Maguire [Grande-Bretagne] (18), Elizaveta Kaukina (19), Olga Smirnova (26)  (élèves de dernière année)
Le Génie de la Mer : Serguéï Strelkov (18, 19), Nikita Nazarov (26) (élèves de dernière année)
L’Océan : Artyom Sorochan (18, 19), Takano Enen [Japon] (26) (élèves de dernière année)
Les Perles : Yana Yashenko et  Sofia Smirnova (18, 19), Arina Varentseva et Ksenia Ananieva (26) (élèves d’avant-dernière année)
Les Deux Coraux : Irina Tolchilshikova et Alexandra Somova (18), Yulia Kobatova & Anastasia Asaben (19, 26) (élèves de dernière année)
Les Algues, la Méduse : élèves de diverses sections de l’Académie Vaganova

En vidéo, la reconstruction de Youri Bourlaka pour le Ballet de Cheliabinsk (2008), et le pas de trois « L’Océan et les Perles », extrait de cette même reconstruction, par les élèves de l’Académie Vaganova (juin 2011)…

 

Deuxième partie: Divertissements

Les 18 et 19 juin (programme identique, à l’exception de La Lettre et Entre nous, uniquement le 18) :

Grande Valse (R. Glière / I. Larionov) – élèves des petites sections et des sections intermédiaires
Pas de deux, extrait de La Légende de l’Amour (A. Melikov / Y. Grigorovich) – Ekaterina Bondarenko (élève de dernière année) et Eldar Yangirov (élèves d’avant-dernière année)
La Lettre (M. Richer / K. Keikhel) – Irina Tolchilshikova (élève de dernière année)
« Gopak », extrait de Taras Boulba (Soloviev-Sedoy / R. Zakharov) – Yaroslav Ryzhov (élève de dernière année) ;  Matiyama Takatosi  et Takano Enen (stagiaires étrangers)
Entre nous (Walter / I. Larionov) – Tatyana Goriushkina (élève de dernière année) et  Gianlucca Sermattei (stagiaire étranger)
Valse de Vienne (J. Strauss / L. Jakobson) – Ekaterina Ulitina (élève de dernière année) et Yaroslav Pushkov (élève d’avant-dernière année)
Intermezzo (G. Puccini / V. Baranov) – Kristina Shapran et Serguéï Strelkov (élèves de dernière année)
Pas de trois, extrait de Paquita (L. Minkus / M. Petipa) – Alexandra Somova (élève de dernière année), Ksenia Shevtsova et Daniil Lopatin (élèves d’avant-dernière année)
« Panaderos » (Danse espagnole), extrait de Raymonda (A. Glazounov / M. Petipa) – Galina Rusina et Vladislav Makarov (élèves de dernière année)

Le 26 :

Pas de deux, extrait de La Fille mal gardée (P. Hertel /A. Gorsky) – Ekaterina Malykhova (élève d’avant-dernière année) et Yaroslav Ryzhov (élève de dernière année)
Duo, extrait du Bal Fantôme (F. Chopin / D. Bryantsev) – Ksenia Shevtsova (élève d’avant-dernière année) et Daniil Starkov (élève de dernière année)
Danse Indienne, extraite de l’acte II de La Bayadère (L. Minkus / M. Petipa) – Irina Tolchilshikova (élève de dernière année), Eldar Yangirov, Yuri Zolotukhin (élève d’avant-dernière année) et les élèves des cours intermédiaires)
Entre nous (Walter / I. Larionov) – Tatyana Goriushkina (élève de dernière année) et  Gianlucca Sermattei (stagiaire étranger)
Pas de deux de l’Oiseau bleu, extrait de La Belle au bois dormant  (P. Tchaïkovsky / M. Petipa) – Ekaterina Bondarenko et Artyom Sorochan (élèves de dernière année)
Pas d’Esclave, extrait du Corsaire (M. Petipa / P. Oldenburgsky) – Ksenia Zhiganshina (élève du premier cours) et Matiyama Takatosi (stagiaire étranger)
Thais (J. Massenet / Roland Petit) – Olga Smirnova et Vladislav Makarov (élèves de dernière année)

En vidéo, le pas de deux de Thaïs, de Roland Petit, merveilleusement dansé par Olga Smirnova et Vladislav Makarov…

Troisième partie

La Bayadère (extrait) : Tableau des Ombres
Musique : Ludwig Minkus
Chorégraphie : Marius Petipa

Nikiya : Olga Smirnova (18, 19) / Kristina Shapran (26) (élèves de dernière année)
Solor : Nikita Nazarov (18, 19) / Serguéï Strelkov (26) (élèves de dernière année)
Première Ombre :  Yulia Kobatova (18), Irina Tolchilchikova (19), Elizaveta Kaukina (26) (élèves de dernière année)
Deuxième Ombre : Anastasia Asaben (18, 19) (élève d’avant-dernière année), Yulia Kobatova (26) (élève de dernière année)
Troisième Ombre : Elizaveta Kaukina (18), Tatyana Goriushkina (19), Alexandra Somova (26) (élèves de dernière année)
Les Ombres : élèves des sections intermédiaires

Et un petit extrait de la Descente des Ombres et de la prestation d’Olga Smirnova…

Filmée des coulisses…

Toutes ces informations sont disponibles, en russe, sur le site de l’Académie Vaganova (cliquez sur les dates pour avoir le programme détaillé, disponible en fichier attaché). J’ai simplement omis de mentionner le nom des différents professeurs et répétiteurs. Pardon pour les éventuelles erreurs de traduction ou de transcription.

Paris (Palais des Congrès) – Gala « Les Etoiles pour le Japon »

Gala « Les Etoiles pour le Japon »
Paris, Palais des Congrès
31 mai 2011

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Il y a quelques jours, Le Figaro, toujours subtil dans l’usage de l’hyperbole, nous annonçait un gala relevant – rien que ça – « du jamais-vu ». En-dehors des circonstances exceptionnelles qui l’ont motivé – le tsunami au Japon – et de la rapidité avec laquelle il s’est apparemment mis en place, c’était sans doute y aller un peu fort dans le « teasing » – pas des plus efficace au demeurant vu le remplissage mesuré de la salle. Il est vrai cependant que Paris ne propose que très rarement des spectacles de ce type (Paris est « artiste », n’est-ce pas? Il ne se compromet donc pas dans le « cirque »), a fortiori réunissant un aussi grand nombre d’interprètes de renom et/ou de qualité, issus des meilleures compagnies de ballet. Difficile donc pour les balletomanes purs et durs, et de toutes obédiences, de résister à une telle affiche, même si, en soi, le Palais des Congrès est loin d’être un lieu de rêve pour la danse et pour le spectacle tout court – plutôt du genre sans âme et sans chaleur à vrai dire.

Un gros retard au démarrage, une ambiance style salle d’attente d’aéroport – et sans les sièges – avant ouverture des portes, des éclairages qui virent à la catastrophe, un piano rouillé, des types en régie qui commentent à voix haute, ça commençait mal, c’est peu de le dire, pour le gala des étoiles… Ne parlons pas de la fin, qui n’en finissait plus, et des départs anticipés de spectateurs pour cause de train à attraper… Globalement, la première partie, surtout illuminée par la présence, belle et inspirée, des danseurs du Ballet de Vienne et du BBL, ne m’a pas paru excessivement emballante, pour dire le moins, tandis que la deuxième, beaucoup plus intéressante sur le plan des interprètes, pâtissait de sa longueur excessive et de l’abus en série des pas de deux néo-classiques, jouant tous sur les mêmes effets plastiques et répétant à l’envi les mêmes figures. Comme on l’avait souligné à l’occasion du dernier gala des étoiles du TCE (pas du même niveau certes), il est fort à craindre que ce style ne s’impose désormais comme le nouveau conformisme dans les programmations, autant, sinon plus redoutable que celui, virtuoso-soviético-cubano-bravouresque, prisé habituellement dans ce genre d’occasions. Après avoir subi une cascade de développés et d’arabesques identiques sur pointes d’acier, Neumeier avec sa Dame n’a certes pas de mal à apparaître comme génie absolu de la chorégraphie et du drame dansé.

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Une première partie en demi-teinte donc, où il aura quand même fallu attendre le surgissement sur scène d’Olga Esina, sublime apparition venue de Vienne, pour se dire que le spectacle valait vraiment le déplacement.

L’ambiance romantique de Suite de Danses, défendue par six élèves de l’Ecole de danse de l’Opéra de Paris assez tendus (on peut comprendre), se prête d’emblée très mal à cette salle moderne, de même que le pas de deux de La Belle au bois dormant, que l’on aurait pourtant tellement aimé aimer. Polunin est souverain dans tous les sens du terme, un vrai prince, à la présence dévorante, du panache à revendre dans les sauts, et des tours en l’air aux réceptions d’une perfection sidérante ; Maria Kochetkova, si petite auprès de lui, a quant à elle des épaulements gracieux et délicats et des levers de jambe comme on n’en fait plus, mais la noblesse et la grandeur du pas de deux, placé en ouverture de surcroît, se dissolvent complètement dans le dénuement un brin aseptisé du Palais des Congrès.

Si Friedemann Vogel a l’air de croire pleinement à ce qu’il fait, on est en revanche beaucoup moins convaincue par ce Mopey, la pièce de Marco Goecke qu’il interprète et qui mérite vraiment la palme de l’insignifiance de cette soirée. Dommage que les Allemands aient de si bons danseurs dans leurs troupes pour les nourrir ensuite de cette pauvreté abyssale, au support musical décoratif et interchangeable (du Bach ici, mais pourquoi?). Même pas drôle avec ça.

Au rayon des déceptions encore, le pas de deux du Cygne noir, qui est, disons-le, le petit hic technique du spectacle, le seul en fait, indépendamment des pièces choisies, plus ou moins pertinentes dans le contexte. Dmitri Gruzdyev a encore, malgré l’effort physique sensible, de la puissance et une belle école en lui, mais sa partenaire, Fernanda Oliveira, se révèle bien défaillante du point de vue du style, tout en force et en trivialité, alors même que sa technique est assez inégale dans les variations, avec notamment une série de fouettés abrégée.

Avec La Chauve-souris de Roland Petit et les danseurs du Ballet de l’Opéra de Vienne, on passe heureusement à du plus consistant. Bien que sorti de son contexte dramatique, l’adage, dont ne devinerait pas qu’il est signé du Johann Strauss des célébrissimes valses viennoises, n’a même pas l’air idiot, en dépit des craintes qu’on aurait pu avoir. Il vaut à vrai dire surtout pour Olga Esina, dont la présence lumineuse éclipse un peu celle de son excellent partenaire, Roman Lazik. Une silhouette exceptionnelle, sculpturale et féminine, que met en valeur un académique clair (redoutable à porter), une sensualité et un lyrisme qui se prêtent à merveille au style de Roland Petit…, bref, même si elle n’est pas une véritable découverte (elle était soliste au Mariinsky avant d’être étoile à Vienne), elle est peut-être la révélation féminine de cette soirée, plutôt dominée par les garçons. On retrouve la même aura solaire chez les danseurs du Béjart Ballet, Katerina Shalkyna et Julien Favreau, un couple poétique et fusionnel, dans la grande tradition des interprètes de Béjart, qui porte à sa perfection le pas de deux, justement intitulé Light.

Ni complètement enthousiasmants ni vraiment décevants, les extraits de Sinatra Suite et le pas de deux du Corsaire. Point commun : montrer deux merveilleux danseurs, deux icônes de la danse d’hier et d’aujourd’hui, Igor Zelensky et Ashley Bouder, aux prises avec l’inattendu, autrement dit avec des chorégraphies pour lesquelles ils sont comme en léger décalage stylistique. Sinatra Suite a beau avoir été créé par Twyla Tharp pour un autre Russe, et de la même école, il y a une forme de crève-coeur à voir Zelensky, à la présence toujours magique, aussi guindé – dépourvu de ce détachement américain que savait jouer Micha -, dans son approche du music-hall. Bien sûr, ça se détend au fur et à mesure des chansons, l’humour – à la sibérienne? – finit par affleurer – et la classe des danseurs par l’emporter. Ashley Bouder inversement, avec son physique compact et véloce, nous oblige – et c’est heureux – à relativiser notre vision de ce pas de deux plus que rebattu, naturellement forgée par les Russes, qu’elle enlève brillamment, tout en lui donnant une coloration terre-à-terre, musicalement plus piquante que d’ordinaire. Du coup, c’est elle qui s’impose face à Jason Reilly, à la danse sans peur et sans reproche, mais conventionnelle.

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Dans la deuxième partie, même si les pièces choisies n’étaient pas forcément toujours du plus haut intérêt, l’ensemble est apparu plus homogène. Puisqu’il faut un palmarès – intérêt chorégraphique et qualité de l’interprétation additionnés -, on distinguera peut-être là, dans deux styles complètement différents, le dernier pas de deux de La Dame aux camélias, magistralement interprété par les danseurs de Stuttgart, dont on perçoit au passage la familiarité avec la chorégraphie de Neumeier, et la pièce de Russell Maliphant, Two, reprise par Carlos Acosta. Du pas de deux de Neumeier, Sue Jin Kang et Marijn Rademaker donnent une interprétation dramatisée et heurtée, très peu lisse malgré leurs physiques magnifiques à tous les deux, assez différente en tout cas de ce qu’on en voit à Paris. Avec Two, Acosta tourne délibérément le dos au style de virtuosité qui a fait son succès et sur lequel on l’attend naturellement davantage. La mise en scène rappelle évidement un autre solo de Maliphant, AfterLight, avec ses jeux de lumière circulaires « chorégraphiés » autour d’un danseur-roi, mais là où AfterLight se présentait comme une étude chorégraphique sur le tournoiement et la spirale, Two serait plutôt un essai sur la force et l’énergie dans la danse, présents jusque dans l’immobilité. Rien ici ne paraît vain ou simplement décoratif, tout prend un sens dans l’ensemble que forme le solo en forme de crescendo, de la musique électronique, saisissante de bout en bout, jusqu’à l’écriture chorégraphique, habitée par son interprète, réfléchissant et détournant tout à la fois son statut de danseur héroïque.

Les hommes sont encore à l’honneur avec Igor Kolb, dans le Spectre de la rose, qu’il sublime par une puissance physique associée à de merveilleux ports de bras – toute l’ambivalence du Spectre est là, confrontée à la jeune fille qui s’éveille au désir, bien campée par Elena Kuzmina. On pouvait craindre l’inadéquation de la pièce dans le contexte, mais c’était toutefois faire fi du génie interprétatif de Kolb qui, s’il ne possède pas le ballon aérien d’Herman Cornejo ou d’Emmanuel Thibault, creuse avec le temps son incarnation de cette créature d’un autre monde, ni vraiment homme ni vraiment femme, mélange de grâce et de force sauvage, sans jamais sombrer dans le narcissisme ou un efféminement inapproprié. L’Adagio d’Alexeï Miroshnichenko, interprété par Andreï Merkuriev, laisse, malgré sa totale banalité chorégraphique, cette même impression d’un artiste inspiré et sensible qui domine parfaitement son sujet par-delà une perfection plastique qui pourrait en marquer rapidement les limites. Dans la succession de pièces néo-classiques que nous impose le gala, Canon, chorégraphié par Jiri Bubenicek, associé ici à son frère Otto et à Jon Vallejo, reste sans doute comme la plus intéressante réussite, même si, là encore, le talent et la présence charismatique des trois interprètes, en totale osmose, y sont pour beaucoup.

Petit coup de chapeau aux danseurs du Ballet de Berlin, qui ont démontré là leur excellence, trop méconnue en France, en-dehors de la star internationale et sur-médiatisée Polina Semionova. Le Grand Pas de deux de Christian Spuck, pastiche de pas de deux classique chorégraphié sur l’ouverture de la Pie voleuse de Rossini, a certes connu des interprètes plus drôles et plus naturels qu’Elisa Carillo Cabrera et Mikhaïl Kaniskin – à commencer par Ouliana Lopatkina et… Igor Kolb -, mais leur danse n’en est pas moins un régal – et c’est la moindre des choses ici. Si le pas de deux de Caravaggio de Mauro Bigonzetti est d’une mièvrerie absolue (et amorce le grand mouvement de lassitude qui m’étreint durant cette interminable deuxième partie), ses interprètes, Shoko Nakamura et Michael Banzhaf, ont eux aussi de quoi séduire – même si la fascination s’en tient surtout ici à leurs qualités plastiques.

Bien sûr, Lucia Lacarra, lumineuse, habite sans doute la méditation de Thaïs comme personne, mais arrivé en bout de course, ce pas de deux, archi-rebattu et… bien vide, disons-le, peine franchement à maintenir l’intérêt. Avec le duo des Enfants du paradis, le même constat s’impose, malgré la présence de ses deux magnifiques interprètes, Mathieu Ganio et Isabelle Ciaravola, pleinement investis, individuellement comme en couple. L’extrait, sorti de son contexte dramatique (et pour ma part totalement oublié), dépourvu de début et de fin véritable sur le plan musical, ne parvient en effet guère à se faire ainsi comprendre du tout-venant. S’il s’agissait d’un « teaser » pour le ballet prochainement à l’affiche de l’Opéra, on reste tout de même un peu sceptique sur la nécessité absolue de le revoir (des réminiscences du dernier Ratmansky, Illusions perdues, venant soudainement se superposer au ballet de Martinez – tous ces ballets jolis et élégants se ressemblent à un point… dramatique).

Du coup, avec tous ces retards, le pas de deux de Don Quichotte, conçu pour être l’apothéose du gala, au lieu de se laisser pleinement savourer, a paru quelque peu expédié – une petite frustration d’enfant gâté devant tant de cadeaux accumulés. Le retour à la fougue des Russes, presque aveuglante après tant de clair-obscur, et au pur spectacle de virtuosité, est franchement brutal, mais difficile toutefois de résister à Evguénia Obraztsova, toujours rayonnante, et à un bis impromptu d’Andreï Merkuriev (remplaçant de Dmitri Gudanov), malgré la fatigue perceptible, notamment dans le manège de la coda. Le partenariat de dernière minute est excellent, la performance enlevée et efficace, mais sans aucun doute ces deux-là valent bien autre chose qu’un numéro de gala de fin de soirée.


Paris (Chaillot) – Belén Maya – Tres / Rafaela Carrasco – Vamos al tiroteo

Belén Maya, Tres
Rafaela Carrasco, Vamos al tiroteo (Versiones de un tiempo pasado)
Paris, Théâtre national de Chaillot
26 mai 2011

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Pour une toute petite semaine, le flamenco fait un retour bienvenu à Chaillot, qui l’avait largement délaissé depuis sa reprise en main, en 2008, par le couple Montalvo-Hervieu. Le titre de ce mini-festival est ridiculement pompeux pour le peu qu’il recouvre – « Temps fort flamenco », qu’ils appellent ça du côté du Trocadéro –, et les représentations sont des plus parcimonieuses, mais l’on s’en satisfera tout de même, vu la belle brochette d’artistes que l’affiche propose. Rocio Molina, La Moneta, Belén Maya, Rafaela Carrasco, Marco Flores et Manuel Liñán – quelques-uns des plus grands noms de la scène actuelle – se partagent pour l’occasion les salles Gémier et Jean Vilar, sur l’air – éternel – de la confrontation entre modernité et tradition.

Belén Maya et Rafaela Carrasco nous offrent ainsi pour un soir, chacune à leur manière, deux visages bien différents du flamenco d’aujourd’hui. Mais par-delà la différence de nature et de style entre ces deux artistes et ces deux créations – la première installée dans l’intimité de la salle Gémier, la seconde évoluant sur le vaste plateau de la salle Jean Vilar -, on a envie de dire que c’est aussi, bon an mal an, le meilleur et le pire du flamenco contemporain, qui transparaît, lors d’une même soirée, à travers leurs spectacles respectifs.

Le spectacle de Rafaela Carrasco, Vamos al tiroteo (Versiones de un tiempo pasado) (Allons nous faire fusiller – Versions d’un temps passé), se présente comme une variation en douze tableaux autour de douze chansons du poète Federico Garcia Lorca, consacrées par un disque enregistré en 1931 par Lorca et la Argentinita, intitulé Canciones populares españolas. Pour cet hommage chanté et dansé à un album mythique, source d’inspiration de nombreux artistes espagnols, Rafaela Carrasco est accompagnée de quatre danseurs et d’un ensemble de sept musiciens, dont un violoncelle et un piano, instruments pour le moins incongrus dans l’univers du flamenco traditionnel (Lorca lui-même accompagnait au piano la Argentinita dans l’oeuvre originale). Le spectacle, très soigneusement mis en scène, met au premier plan le pittoresque andalou – ambiance enfumée et trouble de tablao, sol carrelé de patio sévillan –, sans craindre de le mêler à des éléments plus modernes, notamment dans le choix des costumes. Rafaela, en Espagnole brûlante au bord de la crise de nerfs, danse en pantalon noir pailleté et chemisier blanc de femme d’aujourd’hui, seule, ou accompagnée de ses « boys » en souliers rouges, quatre caballeros débordant de virilité, au style passablement démonstratif. A la traditionnelle carte postale andalouse, au coloris vaguement rétro, se superpose, dans un effet esthétique très « fusion » et très rebattu, une imagerie populaire et clinquante, presque télévisuelle. Peu d’émotion et encore moins de grâce se dégagent de cette succession de saynètes léchées et par trop artificielles, où le spectaculaire – jusque dans le volume sonore à la limite du supportable – prime continument sur la pureté d’une danse qui sait jouer ailleurs, comme aucune autre peut-être, avec l’ultime. On ne peut décemment pas reprocher grand-chose à la danse de Carrasco, souple, véloce, énergique, et toujours d’une extrême virtuosité, ni contester son charisme généreux, mais l’ensemble pâtit sans doute d’une recherche par trop exclusive de la performance, au détriment de l’exploration de la poésie primitive, bien que stylisée, portée par les chansons de Lorca.

D’une tout autre trempe est le spectacle de Belén Maya, qui, en un peu plus d’une heure et avec un minimum de moyens scéniques, suffit à justifier bien des quêtes. Belén Maya, les Parisiens avaient notamment pu l’admirer à Chaillot en 2007 dans le cadre d’un « Gala flamenca » survolté, en compagnie de l’ancêtre, Merche Esmeralda, et de la formidable jeune prodige, Rocio Molina, devenue, avec son physique atypique et austère, l’une des étoiles les plus intéressantes de la scène flamenco actuelle. Avec Tres, on revient en fait à la structure essentielle du flamenco – solitaire et collective à la fois : un chanteur, un guitariste, un joueur de palmas et une danseuse. La qualité des accompagnateurs est telle ici – le chanteur notamment, Jésus Méndez, a une voix à pleurer – que chacun des comparses réussit à exister pleinement pour lui-même et dans l’union autour de la danseuse. Ce n’est pourtant pas le minimalisme et la simplicité délibérés de cette création qui font de Tres l’antithèse absolue – et hautement jubilatoire – à Vamos al tiroteo. Pas plus « traditionnelle » dans son approche du flamenco que Rafaela, moins redoutablement technique du reste que cette dernière dans le travail des pieds, Belén mêle une gestuelle parfois très contemporaine, qui fait volontiers écho au silence, à un travail constant sur les codes classiques, utilisés et détournés. La traditionnelle robe à traîne – la bata de cola – est ici, et d’abord, une image, un simple élément du décor, suspendu à un fil, avec lequel la danseuse flamenco s’amuse et se rêve, telle une fiancée encore vierge, avant de s’en revêtir pour un final en forme de nuit d’amour sublimée. Il y a chez elle des mouvements de bras et de mains uniques et terriblement sophistiqués, qui rappellent à certains moments Israel Galván, sa gestuelle taurine, ses métamorphoses androgynes et son goût de la rupture et du contre-temps. Chez elle aussi, cette élégance aristocratique, cette ignorance de toute vulgarité, et cette présence stupéfiante, toute intérieure, qui satisfont certes au culte de l’interprète pérennisé par l’art flamenco, mais qui, à aucun moment, n’imposent au spectateur une danse d’égoïste – ou de pure démonstration.

Vidéo :  Un extrait de « Tres » au Festival de Nîmes