Paris (Chaillot) – Songes

Songes
Compagnie Fêtes galantes
Paris, Théâtre National de Chaillot
21 janvier 2010

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

« Vous avez dit baroque? »

Sur un lit de nuages répandu au-dessus d’un ciel immense peint sur le sol, une silhouette dénudée, solitaire, s’avance lentement dans la pénombre, bientôt suivie par d’autres semblables. Des miroirs se découvrent peu à peu, reflétant et déformant les êtres, laissant pénétrer le spectateur dans un univers d’illusions et de métamorphoses, où les perspectives semblent comme démultipliées. Au rythme de cette procession inaugurale, les bras et les mains des danseurs s’ouvrent soudain vers le dehors, paumes offertes, dans une glissade baroque emblématique, dans un mouvement royal, fondateur de tout classicisme. Ainsi débute Songes, à cette heure bleue, entre chien et loup, où, l’esprit incertain, les yeux tendent à se fermer imperceptiblement…

En ce début d’année, la grande salle du Théâtre National de Chaillot présente, sans tambour ni trompette – ni feux d’artifices royaux -, Songes, le dernier ballet de Béatrice Massin, créé le 3 octobre 2009 au Pôle culturel d’Alfortville pour la compagnie Fêtes galantes. L’ouvrage, dans sa sobriété et son dépouillement, se satisfait à vrai dire pleinement de cette absence de rumeur. La salle Jean Vilar, destinée avant tout au théâtre, paraît au demeurant un écrin bien trop vaste pour accueillir une pièce rêveuse, à dominante clair-obscur, chorégraphiée pour neuf danseurs. Celle-ci, surtout, crée et amplifie par elle-même son propre espace, contenu dans un ciel de théâtre et un dispositif de miroirs, qui semble quelque peu noyé dans cette immensité. Mais passons… Ainsi que le signalent son titre pluriel et sa scénographie en anamorphose, le ballet s’offre comme une exploration dansée autour du rêve et de l’illusion, thèmes chers à l’esthétique et à l’imaginaire baroques. Le pot-pourri musical concocté par Jean-Claude Malgoire et l’Atelier Lyrique de Tourcoing, à partir d’airs évocateurs de Lully, Vivaldi, Charpentier et Purcell, agit là comme une suggestion, une invitation à la danse, un prétexte à un voyage hors du temps et dans un lieu de nulle part.

Les divers tableaux qui composent le ballet s’enchaînent ainsi sans rupture ni pause, presque improvisés dans leur jonction, comme reliés par une association inconsciente d’idées, et font se succèder, dans un effet spéculaire apparemment sans terme, ensembles, trios, duos ou solos. La chorégraphie, inspirée dans son ossature d’une grammaire baroque, contrainte et verticale, se trouve toutefois constamment réinventée ici par une gestuelle délibérément contemporaine, plus horizontale et ancrée dans le sol. Le haut du corps, ouvert et tendu vers les cieux, s’oppose au bas du corps, pris dans une spirale de pliés qui l’attirent vers la terre. La marche lente et processionnelle alterne avec la course circulaire, la préhension du sol avec le saut libérateur, le mouvement compact et ramassé sur lui-même avec l’élan aérien des multiples changements de directions. Dans cette rêverie bleue comme une orange, si c’est la femme qui donne le la, ce sont les hommes qui mènent la danse, jusque dans les scènes de combat gracieuses et stylisées qui les unissent : trois filles pour six garçons, la dissymétrie fait partie de ce songe étourdissant, imprégné, ici ou là, d’un certain second degré amusé, en forme de « pensée de derrière ». Les costumes savent eux aussi jouer du déséquilibre et du contraste : corps presque dénudés revêtus de maillots ou de tuniques mauves invitant au sommeil, silhouettes élancées et majestueuses habillées de robes à longues traînes, jaune flamboyant sur fond de nuit bleutée… Un baroque épuré, métallique, et réduit à l’essentiel, en contrepoint direct des fastes solaires du spectaculaire de cour qu’on rattache volontiers à cette esthétique…

« Baroque », vous avez dit « baroque »?… Le ballet de Béatrice Massin l’est en effet par son imaginaire onirique, ses références picturales, sa charpente musicale et son squelette chorégraphique – en un mot, par ses racines. L’étiquette obligée semble pourtant ici bien superficielle, sinon réductrice. Songes est sans conteste un ballet d’aujourd’hui, à l’apparence visuelle indéniablement contemporaine, étranger au kitsch archéologique des reconstitutions de carte postale, à la lourdeur des costumes d’époque et au carton-pâte des décors mythologiques… L’ensemble serait au fond plus à même d’évoquer, par ses ruptures de ton et son style tout à la fois orné et dépouillé, le Kyliàn sophistiqué de Bella Figura que les ballets mythifiés de Pécour. A ce titre, le développement du propos, qui court sur plus d’une heure, mériterait d’être davantage resserré, jusque dans son fil musical, peut-être un peu trop vagabond.

Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – Gala

Gala
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
28 décembre 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

A Baden-Baden, la tournée du Mariinsky s’achève, comme le veut la tradition, par un grand gala alternant les habituels divertissements attachés au genre et de courts ballets indépendants qui en font d’ordinaire tout le sel. Tradition respectée en ce que le programme effectif ne correspond jamais complètement à l’affiche annoncée… Nul doute que le charme du Mariinsky réside aussi dans cet effet de surprise sans cesse renouvelé… L’essentiel est toutefois préservé avec, cette année, la présentation pour la première fois au public occidental de deux oeuvres ayant fait leur retour la saison dernière dans le répertoire de la troupe : In the Night de Jerome Robbins et Thème et Variations de George Balanchine. Un programme placé sous le signe d’une Amérique néo-classique, qui porte sans conteste la marque du très balanchinien directeur « par intérim » de la troupe, Youri Fateev.

I- Divertissements

Le spectacle débute par les divertissements d’usage, dont la succession aléatoire ne semble guère, à vrai dire, avoir été réfléchie longuement – au risque pourtant de briser l’effet souhaité. En ouverture, le Grand Pas classique, qui se prête particulièrement bien aux circonstances, et dans lequel Evguénia Obraztsova évolue, aux côtés de Maxim Zyuzin, en remplacement d’Alina Somova, déjà partie se rafraîchir sous le ciel de Saint-Pétersbourg. On ne se plaindra certes pas du changement, qui assure, avec une agréable sérénité, le retour à un certain classicisme des formes et du style. Pourtant, si la danse solide et ciselée d’Obraztsova ne souffre d’aucune scorie, brillant notamment par son aplomb, elle ne possède pas non plus – du moins pas au même degré – l’autorité souveraine et l’élégance spirituelle de Viktoria Tereshkina, vue en ces lieux il y a deux ans aux côtés d’Anton Korsakov, et dont ce pas est, en quelque sorte, le morceau de bravoure personnel… Son élégant partenaire est lui-même irréprochable, mais entre « bon » et « grand », « soliste » et « étoile », il y a aussi, souvent, tout le poids de l’ennui…

Le Pas de six de La Vivandière (Markitanka en Russie) fait figure de choc esthétique après l’académisme aristocratique du Grand Pas d’Auber – entouré de surcroît de cette virtuosité brillante, sinon clinquante, que livrent d’ordinaire les galas. Tiré d’un ballet d’Arthur Saint-Léon, ce pas, reconstruit pour le Kirov par Pierre Lacotte en 1979, est conçu pour un couple de danseurs et quatre solistes féminines, et nous est surtout connu aujourd’hui en Occident grâce aux enregistrements vidéographiques avec les couples Alla Sizova/Boris Blankov ou Elena Pankova/Sergueï Vikharev, témoignages de la gloire d’une compagnie et de la grandeur d’un style. Le style romantique et terre-à-terre qu’il développe, avec son travail particulier du buste, ses ports de bras, sa batterie de petits pas taquetés et sautés, et ses étranges demi-pliés, paraît encore, en dépit de la continuité historique évidente, aux antipodes du style des grands ballets de Petipa, adopté universellement – et à tort – comme la quintessence du ballet classique. Malheureusement, ce répertoire est sans doute trop peu dansé aujourd’hui – ou dans des circonstances exceptionnelles -, pour que le résultat paraisse vraiment naturel et accompli. Confié de surcroît à des interprètes – avouons-le – de second rang au sein de la troupe – Elena Evsseva (seconde soliste venue du Mikhaïlovsky et recrutée sur le tard par le Mariinsky) et Filipp Steppin (second soliste depuis peu), entourés d’un quatuor de très jeunes danseuses du corps de ballet (Evguénia Dolmatova, Anna Lavrinenko, Yulianna Chereskevitch, Oksana Skorik) – le morceau, exécuté proprement, avec une plaisante ingénuité et d’impeccables cabrioles du côté d’Elena Evseeva, conserve une dimension par trop scolaire et appliquée pour vraiment enthousiasmer, a fortiori lorsqu’on a à l’esprit les modèles illustres cités plus haut. Pour le coup, dans ce registre exigeant davantage de vivacité que d’autorité proprement dite, Evguénia Obraztsova (qui a du reste déjà dansé l’Ondine de Lacotte), accompagnée éventuellement de Maxim Zyuzin, plus véloce et léger dans la saltation et la batterie que Filipp Steppin, aurait sans doute su apporter les qualités qui pouvaient manquer ici à l’interprétation…

Le duo de Shéhérazade, juste après la rustique Vivandière, est une autre incongruité stylistique, non prévue initialement, dans le cadre de ce programme de divertissements… L’extrait peine au demeurant à vivre coupé de son contexte dramatique flamboyant, tandis que les lumières – camaïeu de pastels rose et bleu -, paraissent bien inappropriées pour éclairer les étreintes passionnées de Zobéide et de l’Esclave doré. En dépit d’un cadre peu porteur, Ekaterina Kondaurova ne suscite pas l’ombre d’une réserve dans ce rôle taillé pour ses lignes félines et sa sensualité très dynamique, tempérée par un intrigant sens du mystère, dont on ne sait s’il est tourné vers la lumière ou les ténèbres. En revanche, Evguény Ivanchenko ne semble avoir que sa puissance fascinée à offrir à cette essence ambiguë de la féminité. Sa présence s’impose avec une force brutale, mais les contours de la passion, au travers des poses orientales stéréotypées qui émaillent la chorégraphie, manquent de nuances et d’un certain abandon lascif et sensuel – à la Rouzimatov…

Le Pas de deux de Tarantella, s’il nous montre un Léonid Sarafanov en virtuose bondissant et légèrement cabotin – celui que tout le monde attend -, pâtit du déséquilibre entre deux partenaires évoluant à des rythmes sensiblement différents pour un morceau de bravoure exigeant une énergie et une vélocité partagées. Tandis que Sarafanov se montre sous son jour le plus festif, flirtant ouvertement, le tambourin à la main, avec le public… et s’arrangeant quelque peu avec la chorégraphie, Nadezhda Gonchar aborde cette pièce impossible de Balanchine à la russe et surtout sans lui apporter le moindre accent, musical ou « dramatique », la transformant en un pénible exercice de virtuosité pure, dépourvu de second degré, où, sans surprise, Sarafanov joue et gagne… Pour le coup, deux jeunes et brillants coryphées de la troupe, Elizaveta Cheprasova et Kirill Safin, vus sur la scène du Mariinsky il y a quelques mois, s’étaient montrés bien plus enthousiasmants, avec leur dynamisme un peu juvénile, lors de leurs premiers pas dans ce même duo – respecté à la lettre.

Le sommet de cette première partie, inégale ou déséquilibrée il faut bien le dire, est venu sans nul doute du Grand Pas de deux chorégraphié par Christian Spuck et interprété par Uliana Lopatkina et Danila Korsuntsev, le couple emblématique du répertoire noble et lyrique au Mariinsky depuis de nombreuses saisons. Il s’agit là d’un pastiche d’un pas de deux classique, dans lequel l’image de la ballerine parfaite est gentiment moquée et mise à mal par le chorégraphe, au son d’une réjouissante musique de Rossini. Chaussée de lunettes et armée d’un petit sac, Uliana – l’Unique, la Divine, la Ballerine au raffinement incomparable – devient avec humour et pour quelques minutes une créature maladroite et passablement ridicule, tandis que Danila le cavalier idéal assiste avec une même ironie à ses évolutions grandiosement incontrôlées. Danila Korsuntsev n’a sans doute pas la présence dramatique d’Igor Kolb (avec lequel Lopatkina a dansé ce même pas de deux), mais son interprétation, inattendue, fonctionne, faisant d’autant plus sens qu’il est justement – d’ordinaire – Korsuntsev l’impénétrable. Odette-Odile ou Nikiya, on le sait, Lopatkina l’est avec noblesse et comme une évidence… Camper une ballerine d’opérette, tendance Trockadéro, tel était donc le véritable défi pour elle. Reconnaissons qu’il fallait du génie pour accepter de se moquer ainsi de soi-même – et y réussir. Toute autre qu’elle, sans doute, y serait pathétique, même si le succès de la parodie tient aussi à sa renommée particulière. La dernière ballerine est ici descendue de son piédestal, elle en ressort encore grandie.

La première partie aurait sans doute pu s’achever là, sur cette note de gaieté et d’accomplissement artistique. Le dispensable Pas de deux de Don Quichotte, servi ici comme un Grand Pas, avec corps de ballet et variation soliste en forme de décor inutile, ne fait qu’apporter la démonstration des perversions du système des galas internationaux, comme principal emblème de la danse classique d’aujourd’hui. Le couple Matvienko, en héros d’un tel circuit, nous inonde ainsi sans nuances de son efficacité, de sa technicité, de sa virtuosité, mais de style – de Kiev, de Saint-Pétersbourg, de Moscou ou d’ailleurs – point… Une mécanique professionnelle parfaitement huilée, jusque dans le côté légèrement négligé prise par la démonstration – ne pas trop faire dans le détail raffiné tout de même… -, et cependant, en-dehors de la présence de Yana Selina en éternel second rôle, comme qui dirait, un abîme de frustration artistique…

Evguénia Obraztsova et Maxim Zyuzin, Grand Pas classique © Marcus Gernsbeck

II- In the Night (J. Robbins)

On n’est pas rosse, et on n’en voudra pas trop longtemps à Anastasia et Denis distribués dans le rôle quelque peu factice des étoiles du XXIème siècle, car c’est paradoxalement ce même couple qui aura été le plus convaincant – en tant que couple – dans l’In the Night de Jerome Robbins. Le ballet a ainsi été remonté la saison dernière à Saint-Pétersbourg avec un certain succès – si l’on en juge par les reprises nombreuses et les distributions variées dont il a déjà fait l’objet – après une première entrée au répertoire en 1992. Il semble au demeurant avoir été chorégraphié tout exprès pour sublimer l’élégance aristocratique et la subtilité dramatique des danseurs du Mariinsky, même si, parfois, l’on attendrait plus de naturel dans ces déambulations nocturnes. Les Matvienko y interprètent le premier pas de deux, censé représenter la jeunesse et une certaine forme d’innocence, de naïveté dans le rapport amoureux. Il faut dire qu’il se dégage de cette paire, fusionnelle et habitée, une fluidité et une évidence qu’on voit rarement aujourd’hui sur scène, où les couples se font, se défont, sans heurts, mais sans qu’il se produise pour autant l’étincelle que le public attend. Pris quelques minutes auparavant dans l’automatisme et la trivialité, ils revisitent avec un éclat tempéré et réellement émouvant le Nocturne en mauve de Chopin revu et chorégraphié par Robbins. Dans le deuxième pas de deux, celui en brun, Ekaterina Kondaurova déploie son autorité mystérieuse et lointaine aux côtés du sombre Evguény Ivanchenko, mais comme pour le troisième pas de deux, associant Uliana Lopatkina et Danila Korsuntsev, les deux couples souffrent d’associer les silhouettes d’une ballerine et d’un cavalier, plutôt que celles de deux époux ou de deux amants. L’esthétique n’est pas classique, mais bien néo-classique (le mot prend ici tout son sens), et malgré la poésie et la magnificence des différents interprètes – presque échappés d’un tableau de maître -, on reste sur l’impression que l’homme conserve – comme une forme d’orgueil – ce désir de retrait et cette discrétion admirable qui font de la femme la seule héroïne véritable et possible du ballet. Le propos de Robbins est sensiblement différent puisqu’il parle de couples et non de partenaires, mais cette entrée au répertoire et ces prises de rôles simultanées n’en demeurent sans doute pas moins passionnantes à suivre.

III- Thème et Variations (G. Balanchine)

Contrepoint absolu à l’impressionnisme d’In the Night, Thème et Variations apporte une conclusion, sous forme d’apothéose pyrotechnique, à un gala à dominante clair-obscur – image d’une compagnie lunaire, encore miraculeuse et pourtant déclinante… A la manière d’un joyau fin-de-siècle… Lorsque deux grandes étoiles – Lopatkina et Tereshkina – se retrouvent presque seules, en reines incontestées, à devoir tenir une soirée de trois heures entre leurs mains… Le ballet de Balanchine, qui se doit d’être un feu d’artifice de virtuosité, souffre d’ailleurs ici – petit détail de forme – d’un éclairage presque tamisé, peu approprié à l’explosion visuelle qu’il est censé mettre en scène, sans parler de la lourdeur des costumes du corps de ballet, plus « tarte à la crème » bourgeoise qu’évocateurs d’un quelconque imaginaire impérial. Pour le reste, on peut difficilement imaginer un meilleur couple de solistes que celui formé de Viktoria Tereshkina et Vladimir Shklyarov pour interpréter ce ballet, conçu comme un hommage à l’académisme russe et au grand style pétersbourgeois. Leur partenariat, flamboyant, est relativement récent et semble au demeurant recueillir un succès qu’on espère voir approfondi au fil du temps… Dans le rôle de la ballerine, Viktoria Tereshkina épuise une nouvelle fois tous les superlatifs. Si Thème et Variations met particulièrement en valeur ses qualités les plus évidentes, l’on redira pourtant son élégance unique et sa technique brillante, jouissive même – pour elle autant que pour nous -, couronnée par un style, aristocratique et mesuré, qui sait ne pas sombrer pour autant dans la démonstration de force. Ces mêmes qualités de style lui permettent du reste de contourner le côté pompeux, voire pompier, de l’ensemble en lui conférant cette touche d’esprit et cette distance amusée qui font aussi partie intégrante de sa personnalité. A ses côtés, Vladimir Shklyarov se révèle un partenaire très attentif, en même temps qu’un soliste digne de rivaliser avec sa ballerine dans l’éclat et le brio qu’exige la chorégraphie, spirale incessante de difficultés techniques. L’intérêt est qu’au sein de ce couple contrasté, dont on perçoit pourtant la connivence – et le même amour de la virtuosité -, le tempérament dominant de l’un – un naturel enthousiaste chez Shklyarov, une autorité radieuse chez Tereshkina – trouve constamment à se nourrir et à s’équilibrer dans celui de l’autre. Si réserve il y a ici, elle est ailleurs, dans la prestation du corps de ballet et notamment des couples de demi-solistes : celui-ci, en dépit d’une élégance froide et hautaine se prêtant naturellement à ce type d’ouvrage, se montre bien trop brouillon pour être honnête en cette fin de tournée allemande. Reflet symbolique d’une soirée en demi-teinte, il rêve sans doute déjà d’autres cieux, laissant le couple d’étoiles briller seul – dans la nuit.

Viktoria Tereshkina et Vladimir Shklyarov, Thème et Variations © Natasha Razina


Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – La Sylphide

La Sylphide
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
27 décembre 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Chaque année durant la période de Noël, le Festspielhaus de Baden-Baden accueille le Ballet du Mariinsky comme l’une des étapes européennes obligées de ses tournées incessantes. Le lieu a sans doute quelque chose d’improbable, terré dans les montagnes de la Forêt Noire et presque coupé du monde, mais, avec ses fastes passés, son charme désuet et sa grandeur muette, il se révèle aussi un écrin naturel pour abriter la douce – et éternelle – décadence d’une compagnie qui, en dépit de tout, continue de faire rêver.

Bien sûr, pour cette tournée allemande, le Casse-noisette tout rose de Vainonen est l’affiche inévitable d’un mois de décembre enneigé, mais en marge de ce « classique » de Noël, joint à quelque Lac des cygnes toujours attendu, le Mariinsky, probablement plus détendu en pays de Bade qu’en terre londonienne, a ici l’art et la manière d’offrir au vieillissant public local des programmes à l’originalité plus marquée que d’ordinaire, notamment lors de ses grandes virées commerciales aux Etats-Unis ou au Japon. Cette année encore, la promesse de renouveau est tenue, car, outre un gala de clôture au contenu particulièrement alléchant, la tournée à Baden met à l’affiche La Sylphide de Bournonville, un ballet d’autant plus rare qu’il n’est jamais donné hors de Russie, faisant au contraire souvent les beaux jours de la troupe secondaire restée à la maison, lorsque la troupe principale visite le monde.

Disons-le d’emblée : La Sylphide dansée par le Mariinsky relève avant tout de la curiosité esthétique… La version du ballet de Bournonville présentée ici n’a été montée à Saint-Pétersbourg qu’en 1981, non par des Russes, mais par Elsa-Marianne von Rosen, une danseuse suédoise nourrie au lait danois, ayant contribué par ailleurs à remonter les oeuvres du répertoire bournonvillien pour de nombreuses compagnies. La production, dans les décors de l’inusable Viacheslav Okunev et les costumes de l’intemporelle Irina Press, semble sortir tout droit d’un antique grenier, mais sans doute – se dit-on avec confiance – était-elle déjà couverte de poussière et éclairée de ces tons sépia à sa création… Le buffet de la maison des Ruben semble hors d’âge, la cheminée par laquelle s’échappe la Sylphide, détail important de la machinerie du ballet, est bien peu mise en valeur, camouflée qu’elle est par un plaid des plus rustique… et les costumes, respectueux de l’esthétique pittoresque de l’oeuvre, auraient quant à eux besoin d’une légère mise au goût du jour… Pour autant, demande-t-on au Mariinsky de nous offrir du rutilant et du pompeux, comme on en possède chez nous à foison? L’aristocratie de la danse mérite sa patine, car l’essentiel, on le sait, est ailleurs. Au-delà de ces considérations futiles, il faut bien reconnaître toutefois que la greffe bournonvillienne, tardive, paraît ici superficielle, les danseurs du Mariinsky assurant certes le spectacle avec l’élégance, le brio et les qualités musicales qu’on leur connaît, mais sans pour autant parvenir à se fondre naturellement dans la simplicité romantique que requiert le style du ballet, en marge des insolubles questions d’école. De manière générale, la sophistication du geste russe peine à s’adapter à la rudesse du kilt écossais et au registre réaliste d’un premier acte, très marqué par la pantomime, où tout paraît quelque peu contraint et forcé, sinon artificiel. Là où un Lac pétersbourgeois, même fatigué, brille toujours par son harmonie et son évidence musicales, La Sylphide paraît en revanche presque comme une prison pour ces mêmes danseurs, habitués à évoluer dans une certaine atmosphère de grandeur, de l’épanchement lyrique aux vastes espaces de l’épopée à la Petipa. Ici, point de tout cela, la ballet nous plonge dans l’atmosphère et l’esthétique d’un drame pittoresque – et presque petit-bourgeois -, où le merveilleux, loin de se confondre avec un ailleurs lointain, à l’étrangeté radicale, fait lui-même partie de la vie quotidienne. En témoigne notamment, en contrepoint parfait du rôle « blanc » de la Sylphide, celui, « noir », de la sorcière Madge (interprétée par Elena Bazhenova) – diseuse de bonne aventure maléfique plutôt que créature de l’autre monde. Celle-ci est traitée par Bournonville à la manière d’un personnage de l’univers domestique, presque familier, et de fait un peu grotesque (le mime et le masque du rôle sont ici particulièrement outranciers), sensiblement différent en cela de la réécriture de Pierre Lacotte – « d’après Filippo Taglioni » – qui semble en accentuer la dimension tragique d’instrument de la Fatalité.

Soslan Kulaev (Gurn), Xenia Romashova (Nancy) et Elena Bazhenova (Madge) © Natasha Razina

Dans le rôle-titre, Evguénia Obraztsova retrouve là le personnage qui l’a fait connaître, avec celui de Juliette, en tant que soliste, à l’occasion de ses tout débuts dans le corps de ballet du Mariinsky. Son naturel joyeux et poétique se prête particulièrement bien à l’incarnation de l’esprit de la forêt qu’est la Sylphide, créature irréelle sans doute, mais aussi ancrée dans la terre et le végétal, sensible donc, sinon un tantinet sensuelle. Sa pantomime, très belle, à la fois épanouie et retenue, est au demeurant parfaitement lisible, donnant forme et vie à un être espiègle, gracieux, malicieux et charmant, hantant comme une obsession les songes éveillés de James au premier acte. Sa danse bondissante et gaie demeure par ailleurs un modèle de musicalité et de fluidité : des pointes moelleuses et un travail de bas de jambe raffiné, d’une impeccable précision, s’associent à un buste mobile, couronné par des ports de bras sachant allier grâce, lyrisme et sobriété. Dans le second acte, son tempérament terrestre peine toutefois à suggérer le rêve et le mystère, ces qualités propres à l’univers du ballet blanc. Certes, la Sylphide n’est pas Giselle, elle est bien vivante, mais indépendamment de la qualité de sa danse, Evguénia Obraztsova reste humaine, trop humaine, et femme plus qu’esprit, au milieu de la ronde fantastique des sylphes, manquant de révéler tout à fait cette dimension aérienne et éthérée que l’on attend ici du personnage. Il faut sans doute attendre le dénouement, mettant en scène la mort de l’héroïne, pour apprécier pleinement toute la sensibilité dramatique de l’interprète, sa féminité frémissante en train de se dissoudre sous l’effet du geste d’emprisonnement de James.

A défaut d’entrer de plain-pied dans un style autre – le sien respire la Russie par tous les pores, et comment pourrait-il en être autrement?… -, Evguénia Obraztsova livre néanmoins, à l’échelle du ballet, une interprétation cohérente et sereine du personnage, dont l’efficacité tient aussi beaucoup au partenariat, empreint de charme et de fraîcheur, avec Léonid Sarafanov, davantage habilité à interpréter ce type de rôle de demi-caractère que les personnages traditionnels de prince confiés d’ordinaire aux étoiles. Les qualités de virtuose de ce dernier, tant dans la saltation que dans la petite ou la grande batterie, ne sont plus à prouver, et de fait, le rôle de James lui offre l’occasion d’une véritable démonstration, où la précision et l’élégance du travail de bas de jambe sont emportés par son brio russe et naturellement bondissant. Si tout – de la pantomime à la danse – est marqué chez Sarafanov par une ampleur de mouvement et une passion qui se situent sans doute loin de la tempérance danoise, sa présence scénique a au moins le grand mérite de laisser croire à autre chose qu’au petit « phénomène » dépassé par le cadre dramatique dans lequel s’inscrit sa danse. Le physique est toujours très juvénile, apte à suggérer la « joie de vivre » bournonvillienne, mais le jeu, lui, est vif, autoritaire, viril, parvenant à retenir constamment l’attention, en dépit du caractère passablement désuet de la mise en scène.

On le sait, La Sylphide raconte l’éternelle histoire de l’homme partagé entre la terre et le ciel, la réalité et l’idéal. Effie, la fiancée « terrestre » de James, interprétée ici par l’indispensable Yana Selina, représente à cet égard l’envers nécessaire au rêve de la Sylphide. Et force est de constater qu’avec son kilt bien trop court – modèle Bardot en ex-fan des sixties -, ses rubans rouges, son petit pourpoint ajusté et sa danse pleine de dynamisme, la belle Selina – quelque chose comme « l’étoile inconnue » du Mariinsky – interprète à merveille la fille de ferme, pourvue de ce tempérament qui se doit d’être – avec style – proche de la terre et des sens. Si Obraztsova, joli petit elfe au sourire charmeur, manque un peu de mystère et de profondeur spirituelle dans le rôle principal, Selina (qui a elle-même fait ses débuts en Sylphide la saison passée) se révèle quant à elle idéale dans le rôle, secondaire, de la fiancée trompée, à la fois sensuelle et sans manières – ni maniérismes. De même, Gurn, interprété par Soslan Kulaev, d’une verve et d’une gaucherie toute paysannes, incarne avec force et un véritable sens comique le philistin accompli du drame, antithèse parfaite à l’idéalisme de James.

Si le corps de ballet semble plutôt à l’étroit dans les danses paysannes et folklorisantes du premier tableau – même pas revisitées ici par le style impérial comme dans la Giselle de Petipa – abandonnées à un brio quelque peu vain et gesticulant des danseurs, il se montre en revanche nettement plus à son aise dans l’acte II et les parties d’adage, où la musicalité et le lyrisme des sylphides peuvent enfin s’exprimer dans une harmonie retrouvée, même si les épanchements « giselliens » n’en sont pas forcément le propos. De son côté, le quatuor des Sylphides (formé de Daria Vasnetsova, Maria Shirinkina, Oksana Skorik et Ksenia Dubrovina) ne possède pas toujours la régularité et la précision souhaitées, dansant dans la précipitation – la distraction? – et comme pressé d’en finir… On reste loin de l’ampleur calme et sereine que la compagnie sait distiller au fil des Lac et autres Bayadère… Le ballet de Bournonville appartient à un autre registre, exigeant une respiration musicale différente, plus allègre que proprement triste, en dépit du dénouement que l’on sait, dramatique et non tragique du reste, avec une perspective morale absente de la version Lacotte. La Sylphide russifiée du Mariinsky, lente, lascive et mélancolique, avec sa forêt sombre et presque sépulcrale, se révèle alors pour ce qu’elle est, un trésor caché pour amateur, qui manque, sans pour autant décevoir, de saisir véritablement l’essence du premier romantisme, au travers de sa poésie simple, naïve et joyeuse.

Evguénia Obraztsova (la Sylphide) et Léonid Sarafanov (James),  La Sylphide © Natasha Razina

 

 

Images de décembre

Evguenia Obraztsova et Léonide Sarafanov, La Sylphide © artifactsuite
Ekaterina Kondaurova et Evgueni Ivanchenko, Shéhérazade © artifactsuite
Viktoria Tereshkina et Vladimir Shklyarov, Thème et Variations © artifactsuite
Uliana Lopatkina, In the Night © artifactsuite
Baden-Baden, Festspielhaus, 27 et 28 décembre 2009.