Paris (TCE) – Corps et âmes, de Julien Lestel

Corps et âmes
Compagnie Julien Lestel
Paris, Théâtre des Champs-Elysées
27 juin 2011

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

A vrai dire, on n’avait pas gardé un souvenir impérissable du ballet Constance, inspiré du roman de D.H. Lawrence, donné début 2010 à l’Espace Cardin par Julien Lestel et son complice de toujours Gilles Porte, associés à deux danseuses de la compagnie du jeune chorégraphe. Faute de grands moyens, le ballet, illustré par une musique de Phil Glass mille fois ressassée, diluait son inspiration romanesque dans l’esthétisme des éclairages et le sentimentalisme de pas de deux néo-classiques sensualo-mystiques sans véritable originalité. Au final, il en résultait une oeuvre certainement pleine de bonne intentions, mais un brin chichiteuse et répétitive dans son minimalisme.

Corps et âmes, créé le 28 mai dernier au Grand Théâtre d’Aix en Provence, est d’une tout autre dimension. Nul doute que le cadre du Théâtre des Champs-Elysées, lieu plus propre à mettre en valeur la danse et le spectacle que le ringardissime Espace Cardin, n’y soit pour quelque chose, gageure pour le chorégraphe, encore peu connu, ou reconnu, hors du petit monde des afficionados de l’Opéra de Paris. On n’y allait pourtant pas sans quelque appréhension, pas forcément dupe du marketing déguisé en critique et des effets d’annonce en masse : Julien Lestel donné d’emblée comme « l’avenir du ballet français » (ConcertClassic), c’était peut-être un peu présomptueux, non?

Que raconte Corps et Ames? Pris sous cet angle, pas grand-chose. Julien Lestel s’éloigne ici des rives de la narration, du reste pas véritablement exploitées dans Constance, pour laisser place à la danse pour la danse, à l’abstraction chorégraphique autant qu’à l’expression de l’émotion, dans une série de tableaux, collectifs ou plus intimistes, qui s’enchaînent sans logique immédiatement perceptible. Dans Corps et Ames, on retrouve les mêmes sources d’inspiration chorégraphique et esthétique que dans Constance, mais servies par des moyens – et une ambition créatrice – beaucoup plus conséquents. Il y a des moments graves, d’autres plus légers, des élans spirituels et des passages plus sensuels, où domine une physicalité toujours esthétisée, au risque parfois de lasser. La gestuelle, très expressionniste, à la fois ancrée dans le sol et axée sur le travail des bras et du haut du corps, rappelle ici ou là Pina Bausch ou Preljocaj, d’autres aussi sans doute. La scénographie, particulièrement soignée, repose essentiellement sur les éclairages sophistiqués de Max Haas, allant du cyclorama bleu néo-classique au clair-obscur plus contemporain, en passant par des tonalités de rouge qui lorgneraient presque du côté du music-hall. Celles-ci viennent d’ailleurs illustrer une scène de tango, ouvertement ludique et distanciée, qui semble marquer une rupture dans la dramaturgie plutôt sombre du ballet. On y évite les clichés du genre, c’est déjà beaucoup! Petit regret tout de même concernant les costumes, pas prétentieux certes, mais d’une triste banalité néo-classique – en réalité, il ne s’agit là que de magnifier les corps en mouvement, seuls, à deux, ou bien en groupe. Pour le reste, et c’est bien là la grande chance de ce Corps et Ames, Julien Lestel a bénéficié d’une partition, riche et évocatrice à défaut d’être originale, signée Karol Beffa, et expressément composée pour son ballet. On a bien souvent l’impression dans nombre de créations d’aujourd’hui que la musique y est purement décorative ou qu’elle n’est là que parce qu’agréable à l’oreille du chorégraphe ou simplement dans l’air du temps (ah! les charmants concertos de Mozart, les tangos argentins et les gentilles musiquettes d’Arvo Pärt ou de Phil Glass qui servent à faire avaler toutes les couleuvres chorégraphiques…), ici toutefois, elle se trouve vraiment en plein accord avec le propos et l’atmosphère des différents tableaux, reflétant leur éclectisme, allant même parfois jusqu’à supplanter la danse dans l’esprit du spectateur.

Pour beaucoup sans doute, cette unique représentation parisienne signait les retrouvailles, depuis longtemps attendues, avec Fanny Fiat, la reine des purges de l’Opéra de Paris, son indétrônable Miss Virtuosité, et l’une de ses plus impeccables danseuses – indépendamment même du niveau actuel de la compagnie. La chorégraphie de Julien Lestel sait parfaitement mettre en valeur son élégance demeurée intacte, mise au service d’un lyrisme auquel on était moins habitués dans sa vie précédente. Si l’on apprécie de revoir également ces deux excellents danseurs que sont Gilles Porte et Nicolas Noël, le meilleur du ballet réside toutefois dans ses scènes collectives, qui dégagent à la fois une grande rigueur de construction et une force émotionnelle indéniable dans les effets. Plus que dans les duos, on pressent que le défi du chorégraphe se trouvait là, dans cette capacité à élaborer des scènes belles et puissantes pour un corps de onze danseurs.

Pour autant, et malgré le plaisir esthétique que procurent les différentes scènes de ce ballet – un peu longuet parfois, mais pas trop, en tout cas beaucoup moins qu’on ne le craignait -, on ne peut se défaire de l’impression de n’assister, ni plus ni moins, qu’à un bel exercice de style, parfaitement inoffensif, une collection de clichés artistiques du meilleur goût et de la plus belle eau néo-classique égrenés durant un peu plus d’une heure, d’où une voix personnelle et sincère cherche encore à émerger. Les tableaux, peaufinés et léchés, sont souvent visuellement réussis, exaltants même par la passion qui les traverse à l’occasion, mais il reste à les arranger, à construire, au sein même de l’abstraction et du parti-pris constamment esthétisant de l’ensemble, une « histoire » qui tienne en haleine jusqu’au dénouement – qu’on aurait aimé un peu plus tranché que celui qu’il nous propose. Le spectacle se tient, ne dépare pas dans le cadre prestigieux du Théâtre des Champs-Elysées (où l’on a vu aussi de sacrés navets), mérite d’une certaine manière ses applaudissements enthousiastes, il n’empêche, tout sent ici un peu trop souvent son premier de la classe : les notes de programme, au style passablement formaté (philosophie de classe terminale?) pour ne pas dire fumeux, les interprètes, beaux, énergiques et engagés sans le moindre doute, mais parfois un peu trop lisses pour le propos entre terre et ciel que suggère le titre, la chorégraphie, qui peine à se dégager des meilleures influences, apprises par coeur et débitées avec éloquence (ah! le Sacre de Pina… comment en sortir?), la partition enfin, véritable concentré de cinq siècles de musique classique occidentale, qui passe en revue, non sans talent du reste, à peu près tout le monde, de Jean-Sébastien Bach à Igor Stravinsky, sans oublier les polyphonies religieuses, le tango d’Astor Piazzolla ou le piano romantique.

Paris (TCE) – Les Saisons russes du XXIème siècle

Les Saisons russes du XXIème siècle
Petrouchka – Chopiniana – Danses polovtsiennes
Paris, Théâtre des Champs-Elysées
31 mars 2011

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Par-delà les célébrations et les commémorations, adorées de notre temps, les «Saisons russes du XXIème siècle» continuent, année après année, leur exploration – toujours largement sponsorisée par des officines hautement « culturelles » – du vaste répertoire de la troupe de Diaghilev. Et non, nous n’échapperons pas cette fois encore au discours de remerciement du toujours affable Andris Liepa à Gasprom, mollement applaudi du reste, en préambule au spectacle… mais passons. Pour leur troisième année de présence au Théâtre des Champs-Elysées, c’est à un programme entièrement dédié à Mikhaïl Fokine que ces «Saisons», rendez-vous obligé de la communauté russe de Paris, nous invitent. Si cette affiche parisienne est inédite, les trois ballets présentés ne sont pas, loin de là, des découvertes pour le public balletomane. Petrouchka, remonté récemment au Bolchoï et au Mariinsky dans des versions historiques, fait aussi partie du répertoire de fond de l’Opéra de Paris, Chopiniana reste un grand classique des compagnies russes, et même les Danses Polovtsiennes, plus rares, sont données à l’occasion – on se souvient notamment du Ballet de Novossibirsk qui l’avait dansé au Châtelet lors du gala d’ouverture des Etés de la danse, pas plus tard que l’année dernière.

Petrouchka est sans nul doute un ballet cher à Andris Liepa qui en avait interprété jadis le rôle-titre lors de ses premiers essais de reconstitution du répertoire des Ballets russes (un très beau film, réalisé en studio, en témoigne d’ailleurs). La production est visuellement fidèle aux décors et costumes d’Alexandre Benois, à gros traits tout de même, car elle est loin de posséder le cachet et les nuances pittoresques de celle de l’Opéra de Paris. La chorégraphie diffère également quelque peu de cette dernière, dans les ensembles comme dans les tableaux intimistes. De manière générale, elle semble mettre davantage l’accent sur le caractère carnavalesque de l’intrigue, qui se déroule, comme on sait, durant la foire du Mardi-Gras à Saint-Pétersbourg. Maria Alexandrova était initialement prévue dans le rôle-titre, petite révolution esthétique dans un ballet traditionnellement incarné par un homme. Le piment attendu n’était malheureusement pas là, remplacé par Vladimir Derevianko, interprète juste et expressif, mais peut-être plus conventionnel. Alexandra Timoféïeva se distingue dans le rôle de la Ballerine – véritable poupée animée -, par sa gestuelle très mécanique, travaillée jusque dans les expressions du visage. Le Maure de Kirill Ermolenko n’est pas mal non plus, grotesque comme il se doit. Point fort de l’oeuvre de Fokine, les ensembles, bien réglés, manquent un chouïa d’énergie et de souffle. Si rien ne justifie l’accueil à peine poli du public du TCE, on peine à se départir de l’impression générale d’une oeuvre – peut-être en soi la plus belle des Ballets russes – mise en conserve plutôt que vivante, par les émotions qu’elle peut encore transmettre.

Chopiniana, hommage de Fokine au romantisme blanc de La Sylphide, est la vraie bonne surprise de la soirée – bien autre chose qu’un objet de musée exposé dans une vitrine, qu’on viendrait contempler avec une curiosité mêlée d’ennui. L’enregistrement musical est certes indigne – et non, ce n’est pas un détail! -, mais la reconstitution de la scénographie séduit en revanche par sa sobriété bleutée et le mystère qu’elle parvient à préserver. Le corps de ballet de la troupe du Kremlin n’est peut-être pas le meilleur du monde, mais dans ce ballet-ci, il sait se montrer digne d’admiration. Les lignes sont précises, les corps poétiques, le style harmonieux et élégiaque. Les solistes du Bolchoï, invités pour l’occasion, aident évidemment à magnifier l’ensemble, en compagnie d’Alexandra Timoféïeva, étoile de la compagnie du Kremlin. Nikolaï Tsiskaridze s’impose naturellement dans le rôle du Poète, quelque peu ingrat s’il n’est pas soutenu par une personnalité de poids. Difficile en effet de concilier foi et lyrisme sans sombrer dans la mièvrerie! Mariana Ryzhkina, sans posséder le lyrisme éthéré de Svetlana Lunkina, initialement prévue dans cette partie, offre une superbe démonstration de style dans le Prélude et la Valse. Quant à Anzhelina Vorontsova, toute jeune recrue du Bolchoï, si elle n’a pas l’expérience de son aînée (elle semble avoir eu quelques soucis avec l’étroitesse de la scène), elle possède déjà une magnifique présence et d’indéniables qualités techniques, notamment dans les sauts.

Les Danses polovtsiennes, extraites de l’opéra de Borodine, Le Prince Igor, succèdent drôlement à ce ballet atmosphérique, mais forment en même temps une conclusion toute trouvée pour la soirée. Les costumes, variés et colorés, sont un plaisir pour l’oeil et savent éviter le clinquant nouveau riche auquel les reconstitutions d’Andris Liepa ne sont pas toujours étrangères. Le ballet, en revanche, laisse un sentiment mitigé, eu égard aux attentes qu’il suscite en matière de virtuosité bondissante et d’enthousiasme ravageur. Difficile cependant de jeter la pierre à Serguéï Kononenko, simple danseur du corps de ballet du Mariinsky, appelé à la rescousse pour remplacer au pied levé Mikhaïl Lobukhin, blessé, dans le rôle principal. Il est certain qu’il n’a pas l’énergie ni l’ampleur de saut des danseurs de bravoure pour lesquels l’oeuvre est taillée sur mesure. De même, on reste plutôt indifférent aux – trop sages – évolutions du corps de ballet, qui n’effacent pas le souvenir des danseurs de Novossibirsk, nettement plus fougueux dans cette même oeuvre, sans même parler de ceux du Mariinsky. Mais rien que pour les yeux – et les bras – miraculeux d’Ilze Liepa, l’oeuvre mérite à coup sûr d’être vue. Elle possède au plus haut degré le sens dramatique, la maîtrise stylistique et la plastique infernale qui, seuls, parviennent à sublimer ces danses orientalisantes, accumulation de clichés dont n’ont pas craint d’abuser les Ballets russes dans leur fascination très romantique pour l’exotisme.



Paris (TCE) – Gala d’hommage à Maïa Plissetskaïa

Ave Maïa
Gala d’hommage à Maïa Plissetskaïa
Paris, Théâtre des Champs-Elysées
6 décembre 2010

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Le 20 novembre, c’était l’anniversaire de la grande Maïa – 85 ans et toujours aussi vivante. Un prétexte idéal pour convier le petit peuple balletomane de la capitale à un gala en habits de fête, dans la lignée de ceux organisés il y a cinq ans déjà, à Moscou ou à Paris. A l’initiative d’Andris Liepa et des Amis des Saisons russes du XXIème siècle, le Théâtre des Champs-Elysées rend donc hommage, en cette fin d’année franco-russe, à Maïa Plissetskaïa, dans un spectacle religieusement intitulé Ave Maïa, en référence à un ballet de Béjart jadis créé pour elle. Point d’innovation à attendre du côté de la programmation : un film en forme de brève rétrospective d’une carrière étincelante, un échantillon d’étoiles de la danse – russe principalement -, quelques morceaux choisis du répertoire classique, sans oublier la présence de la reine en majesté, suffisent largement à assurer le succès du spectacle. Ambiance très « russe de Paris », un côté à la fois informel, familier, et un brin compassé, c’est le jeu du gala – et de l’hommage mêlés…

En fait d’étoiles, ce gala nous aura un peu frustrés de celles attendues sur scène – Evguénia Obraztsova, Vladimir Shklyarov, le couple Matvienko – remplacés par des danseurs souvent excellents, mais au brio plus modeste et issus de théâtres un tantinet moins prestigieux que le Mariinsky ou le Bolchoï. Pour autant, l’affiche, même composée en partie de remplaçants de dernière minute, parvient à assurer un bon niveau d’ensemble, que l’on ne retrouve pas toujours au même degré à l’occasion du traditionnel gala des étoiles annuel, sis en ce même lieu. Le spectacle, du reste, c’est ici – d’abord peut-être? – Maïa elle-même, installée au centre de la corbeille, entre son mari, Rodion Chédrine, et ses amis de longue date, Pierre Cardin ou Pierre Lacotte. Retour en images sur quelques grands moments de sa carrière et longue ovation du public, debout, qu’elle salue en retour de ses longs bras de cygne, à la séduction demeurée intacte. Pour le final sur la scène, au milieu des danseurs, ils mimeront à nouveau, aux accords de la musique de Ravel, le Boléro de Béjart, comme dans un rituel liturgique à l’efficacité perpétuellement renouvelée.

En contrepoint de cet inévitable moment de religiosité collective, place au spectacle et à la traditionnelle série de pas de deux, émaillée de quelques solis, qui fait l’ordinaire de tout gala. Le premier couple, formé d’Andreï Batalov, seul rescapé du Mariinsky en cette soirée, et d’Alexandra Timofeeva, venue du Ballet du Kremlin, offre une étrange association de physiques dissemblables, sinon de styles : elle, longue et mince, lui, petit et trapu. Pas de deux pyrotechniques et archi-rebattus pour eux, avec un Corsaire bien enlevé et un Don Quichotte plus décevant, qui laissent encore voir avec éclat les restes de virtuosité de Batalov, ancien lauréat de concours internationaux, face à une partenaire plus jeune, mais à la danse bien conventionnelle. Ludmila Konovaleva, passée du Ballet de Berlin à celui de Vienne, est en revanche une belle découverte, aux côtés de Semion Chudin, jeune soliste prometteur du Stanislavsky. Si Chudin se montre un peu trop timide dans son approche de la scène, malgré des sauts et des cabrioles magnifiques, Konovaleva affirme, de son côté, un style extrêmement raffiné et délicat dans la dentelle ornementale de La Belle au bois dormant. Elle séduit plus encore par son brio et son autorité dans le pas de deux du Cygne noir, particulièrement électrique et envoûtant. A déconseiller toutefois aux allergiques à un certain style russe international prisé dans les galas – poses flashy, sourire éblouissant et danse arrogante aux extensions infinies… Dans le genre, c’est tout de même assez réussi. Choc des cultures qui passe étrangement bien, le couple de dernière minute de l’Opéra de Paris – ni très star ni très glamour -, formé de Ludmila Pagliero et de Christophe Duquenne, parvient à imposer sa marque, plus froide et introvertie, dans un pas de deux du Cygne blanc quelque peu ambitieux sur le papier et dans le contexte, mais très délicatement ciselé et laissant passer de surcroît une belle sensibilité.

Seuls Ilze Liepa et Andreï Merkuriev, tous deux solistes au Bolchoï, ont su s’aventurer ici dans un registre plus contemporain – ou disons, moins convenu. Merkuriev offre un solo plein de lyrisme, signé du jeune chorégraphe Alexeï Miroshnishenko, qui, s’il ne brille pas par une originalité de langage particulière, laisse voir toutes les qualités d’expressivité – au fond plus néo-classiques que classiques – de cet interprète, qui peine parfois à trouver sa place aux côtés des étoiles tonitruantes du Bolchoï. Ilze Liepa, danseuse de caractère et artiste résolument à part dans le petit monde de la danse classique, se démarque elle aussi délibérément du répertoire imposé des galas. Ses deux solis, chorégraphiés par Jurijus Smoriginas, n’ont toutefois pas d’autre intérêt que de manifester ses qualités plastiques et théâtrales, et notamment ses talents de transformiste, véritablement fascinants dans The Meeting, sur la musique de Michel Legrand. Dans la première partie, elle campe aussi la Zobéide de Nikolaï Tsiskaridze dans le duo de Shéhérazade, où elle remplace – très avantageusement, il faut bien le dire – Agnès Letestu, peu à l’aise dans ce rôle (où on avait pu la voir à l’occasion du gala de l’hiver dernier réunissant le Bolchoï et l’Opéra de Paris sur la scène du Palais Garnier), a fortiori aux côtés d’une personnalité aussi flamboyante et extravertie que Tsiskaridze.

D’une reine à l’autre, de Maïa à Macha, la soirée signe toutefois, sur la scène, le triomphe absolu de « la » Maria – Alexandrova -, en grande étoile du Bolchoï, en grande étoile de la danse tout court. Ses deux duos, particulièrement bien choisis, sont en soi une démonstration de style et de classe, plus encore que de brio, et permettent au passage de lire deux facettes complètement opposées de sa personnalité de danseuse et d’interprète. Dans Carmen-Suite, face à l’inattendu Don José d’Andreï Merkuriev, tout de fragilité et de faiblesse, elle s’impose sans peine en séductrice hautaine, déployant une danse précise et aiguisée, qui sied particulièrement bien à la chorégraphie anguleuse et géométrique d’Alonso. Un grand et digne hommage rendu à la créatrice du rôle. Mais c’est sans doute dans le délicieux pas de deux du Talisman, conclusion de la première partie, que le miracle Alexandrova s’exprime au mieux, en accord avec les prouesses aériennes d’un Lobukhin survitaminé, excellent compagnon de la belle. Tout ici, de sa danse, fine et légère, au surprenant costume de sylphide, et jusqu’à la sophistication de détails de la coiffure, respire l’élégance et plus encore la beauté, conjuguées à un je-ne-sais-quoi de spirituel et d’enlevé, qui rend chacune de ses prestations résolument unique. Dans un monde de la danse souvent si triste, Maria Alexandrova est, à rebours, une certaine idée du bonheur.

Paris (TCE) – Gala des étoiles du XXIème siècle

Gala des étoiles du XXIème siècle
Paris, Théâtre des Champs-Elysées
19 septembre 2010

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Chaque année, à la veille de l’automne, le gala des étoiles du XXIème siècle revient invariablement s’installer au TCE, trois jours durant. Un rendez-vous faisant figure de rituel, marquant symboliquement le début de la saison chorégraphique parisienne. Pour le reste, les éditions se suivent – treize ans déjà! -… et tendent à se ressembler : une affiche résolument immuable, une organisation calibrée, et au final, un spectacle de pur divertissement qui s’assume comme tel. L’on s’y rend, sans arrière-pensées, pour se rassasier d’exploits techniques et de virtuosité acrobatique, ou encore pour découvrir avec curiosité les espoirs, confirmés ou en devenir, de la danse mondiale.

Petite surprise, le programme de la présente édition laisse deviner une volonté de renouveler la formule traditionnelle du gala, gagnée naturellement par une certaine usure après plusieurs années. Lucia Lacarra et Daniil Simkin, devenus l’un et l’autre les icônes du public du TCE, sont certes de retour pour assurer le succès du spectacle, mais en 2010, les morceaux de bravoure du répertoire classique – Corsaire et autres Don Quichotte – ont quasiment disparu de l’affiche, remplacés très massivement par des pièces peu connues, contemporaines ou néo-classiques.

Si l’on pouvait se réjouir de cette pointe d’inédit, appréciable au sein d’une affiche qui n’est pas réputée briller d’ordinaire pour son caractère innovant, la réalité du programme de cette année incite à nettement plus de circonspection. Plus, on craint fort que ce renouvellement relatif, sur un mode plus « néo » que « classique », ne se transforme avec le temps en une autre sorte de conformisme, autant, sinon plus redoutable que celui attaché aux « scies » traditionnelles qui font l’ordinaire des galas de danse classique et permettent au moins d’appréhender un tant soit peu objectivement les qualités véritables de danseurs en devenir. Du coup, on a moins envie de mettre directement en cause les artistes composant l’affiche de cette année – il est vrai pas forcément des plus flamboyante (surtout si on la compare à celle qui va se produire à Moscou le 26 septembre!) – que la médiocrité générale des pièces qu’ils nous ont trop souvent présenté : en gros, un concentré de « eurodance » dans l’air du temps, d’inspiration néo-forsytho-kylianienne, baigné dans ce clair-obscur devenu le lieu commun inévitable des scénographies d’aujourd’hui, et où la virtuosité, avant tout physique et gymnique, semble reposer uniquement sur la flexibilité extrême des danseurs. Des chorégraphies aux effets trop semblables, et dont les choix musicaux, flirtant souvent avec le poncif joliment décoratif, ne semblent pas non plus toujours bien motivés, sinon par leur dimension immédiatement émotionnelle.

Trois couples ont paru illustrer sans nuances cette direction au travers de leurs choix chorégraphiques, à commencer par Ilja Louwen et Leo Mujic, déjà invités du gala des étoiles l’an dernier. Très habiles dans le style athlétique qu’ils développent, les deux danseurs se situent dans une recherche de physicalité ultime, déclinant tous les lieux communs forsythiens – de l’hyper-extension au décentrement -, mais qui semblent se rejouer quasiment à l’identique dans les deux pièces proposées, signées de Leo Mujic. On se lasse vite, à vrai dire, de ces évolutions un brin épileptiques, désincarnées à force de sacraliser un corps extrême. Dans un registre plus néo-classique, les danseurs du Ballet national de Pologne, Alexandra Liaszenko et Egor Menshikov, offrent une prestation attachante, dotée d’un souffle humain bienvenu, mais là encore, les deux chorégraphies de Krzsysztof Pastor ne brillent guère par leur originalité ou par leur caractère mémorable – au-delà même des costumes, particulièrement peu seyants, dont ils sont affublés dans le pas de deux de Tristan. On regrette enfin que le talent de Lucia Lacarra, accompagnée par un Cyril Pierre absolument transparent, ait été exploité cette année de manière aussi monolithique. La chorégraphie de Terence Kohler, sur l’adagio de Barber, tout comme celle de Gérard Bohbot, sur une petite musique d’Arvo Pärt, déjà mille fois entendue, donnent en effet l’impression de ne chercher qu’à mettre en valeur les formidables possibilités physiques de la danseuse, sans jamais aller au-delà de la démonstration gymnique, aussi spectaculaire soit-elle. Nul doute qu’on aurait apprécié là un choix de pas de deux plus contrasté et surtout moins stéréotypé.

Face à cet ensemble de prestations bien monocorde, les danseurs du Ballet national de Chine, Zhang Jian et Hao Bin, ont le mérite de proposer deux morceaux situés franchement aux antipodes l’un de l’autre, que ce soit dans le style ou dans l’atmosphère. Ils se montrent irréprochables dans le premier pas de deux, celui de La Belle au bois dormant, si terriblement soigné même, qu’il en perd un peu de vie. Reconnaissons tout de même la part de défi qu’il y a à ouvrir un gala avec un tel duo, délicat à « jouer » déconnecté de son contexte, sous des néons bleutés passablement incongrus, et accompagné de surcroît par une bande enregistrée ayant apparemment bien souffert… Leur pas de deux « contemporain » est, malgré la grâce lumineuse qui émane de Zhang Jian, aussi vite oublié que la chanson de Linda Lemay qui lui sert de prétexte et d’illustration musicale.

En contrepoint de la tonalité générale imprimée au gala, les deux solistes du Bolchoï, Ekaterina Krysanova et Andreï Merkuriev ont opté clairement, en résistants ultimes, pour la grande tradition classique, avec le morceau très virtuose d’Esmeralda et le pas de deux héroïque d’Assaf Messerer, Spring Waters. Etrange sensation – proche du malaise – que de voir leurs évolutions empreintes d’autorité et de classicisme, et pour le coup très « gala », apparaître aussi décalées dans le contexte ambiant, comme si elles appartenaient à un autre temps, sinon à d’autre moeurs. Esmeralda permet notamment d’apprécier le brio technique et le style très élégant et soigné de Krysanova – même modérément investie en cette occasion -, aux côtés d’un Merkuriev pour le coup étonnamment approximatif dans les réceptions de ses tours en l’air. Peut-être en raison de sa brièveté, le spectaculaire et intense Spring Waters passe malheureusement un peu à côté de son effet – extra-ordinaire -, malgré l’énergie grandiose déployée par les danseurs et la perfection des sauts et des portés réalisés, particulièrement périlleux et athlétiques.

Vedette incontestée depuis quelques saisons du gala des étoiles, Daniil Simkin n’aura pas déçu ses fans, venus sans surprise l’applaudir une fois de plus en nombre. Au programme de cette édition, une chorégraphie de son père, Fallen Angel, qui, à vrai dire, n’a d’autre intérêt que de faire briller, sans pause aucune, les qualités acrobatiques du fils, et le Tchaïkovsky Pas de deux, une démonstration de brio plus traditionnelle choisie comme conclusion logique au spectacle. Nul doute, du côté de chez Daniil, ça saute et ça tourne toujours merveilleusement, même s’il faut bien le reconnaître aussi, ça manque un peu de puissance et de contrôle dans le haut du corps et les épaulements, pas toujours très soignés, et de solidité dans le partenariat. Sa partenaire, Yana Salenko, venue du Ballet de Berlin, on a bien envie d’en parler également, car loin d’être une danseuse-prétexte, sollicitée pour le seul pas de deux final, elle s’affirme comme une personnalité lumineuse, pleine de charme et de style, dont on aurait vraiment apprécié de voir exposées davantage les excellentes qualités au cours du spectacle. Ne faisons pas la fine bouche toutefois à propos de notre héros du jour : au milieu du chaos ambiant, ce sont bien ses prestations – les siennes et celles des danseurs du Bolchoï -, que l’on s’est surpris à attendre avec le plus d’impatience et à goûter avec le plus de joie. Pour autant, il ne serait pas souhaitable qu’il devienne dans les prochaines années la seule raison d’être de ce gala parisien, qui a su régulièrement apporter par le passé son lot de belles révélations.

Yana Salenko, Tchaïkovsky Pas de deux © Enrico Nawrath

Bonus vidéo :
Esmeralda, Pas de deux (I) – Ekaterina Krysanova et Dmitri Gudanov
Esmeralda, Pas de deux (II) – Ekaterina Krysanova et Dmitri Gudanov
Spring Waters – Maria Bylova et Léonid Nikonov


Petite revue des spectacles à venir

La nouvelle saison commence pour moi le 19 septembre avec les flonflons du traditionnel Gala des Etoiles du XXIème siècle au TCE, auquel j’ai fait quelques infidélités ces dernières années.  Un « retour aux sources » donc… et sans doute un peu de nostalgie personnelle pour tout ce qui fait le charme pittoresque de ce spectacle, certes des plus « plan-plan » culturellement parlant, mais permettant de faire aussi parfois de belles découvertes. Récapitulons : une organisation absolument immuable – chacun des couples invités  a droit à deux pas de deux, qu’il s’efforce de choisir « contrastés », (ici, il n’y a que Desmond Richardson, voire Daniil Simkin, qui danse tout seul) -, les bande-sons (parfois) crapoteuses qui servent d’accompagnement musical aux danseurs, les acrobaties de l’incontournable Daniil rythmées par les hourrahs d’un public qui ne vient parfois que pour lui, et l’indispensable défilé final réglé par Nadia Veselova-Tencer… Voilà pour le folklore du spectacle… Le lieu est aussi une affaire en soi et pour ma part, j’adore ce théâtre en style Art Déco et son confort bourgeois d’avant le bling-bling. L’affiche de cette année n’est pas (a priori)  unanimement flamboyante (comme d’hab?), mais elle est compensée par un programme un peu plus original que d’ordinaire et par la présence, notamment, de Ekaterina Krysanova et Andreï Merkuriev, un couple du Bolchoï, pas récent-récent mais néanmoins enthousiasmant, qui vaut bien plus qu’un simple détour par le pont de l’Alma et le quartier des Champs-Elysées.

Ça se poursuit avec le spectacle Roland Petit à l’Opéra de Paris. Un programme qui se présente comme des plus intéressant, le plus beau de la saison peut-être avec ces trois merveilleux ballets d’antan qui  en  composent l’affiche. Pour moi, s’il n’y en avait qu’un cette année à l’Opéra, ce serait sans aucun doute celui-là (avec le Roméo et Juliette de printemps quand même). Le Rendez-vous, Le Jeune Homme et la Mort, et surtout Le Loup, donc du Roland Petit d’avant les abyssaux errements proustiens (et combien d’autres?…). A voir à l’usage, mais petit carton jaune quand même pour des distributions qui, dans l’ensemble et sauf exception (on surveillera notamment Le Riche/Ciaravola sur Le Rendez-vous et Pujol/Pech sur Le Loup), apparaissent particulièrement ternes – inutile de faire un dessin de la situation (eh oui, quand on a connu ce qu’on a connu, ma bonne dame!)… Bref, il faudra bien viser pour la/les date(s). Ah oui, j’oubliais, boycott obligatoire de la soirée surtaxée du 22, le Gala AROP qui ouvre désormais en grande pompe la saison de ballet, ça en dit long sur la politique artistique de l’Opéra et son évolution depuis l’époque du Dr Véron. Bienvenue au XIXème siècle!

Au même moment, je suis bien tentée d’aller voir la création de Hofesh Shechter, Political Mother, au Théâtre de la Ville. Je ne connais pas, donc je ne dis rien, mais a priori ce n’est pas pour me déplaire. En parlant du Théâtre de la Ville, je le signale par avance,  le grand Israel Galván s’y produira de nouveau en janvier prochain, dans La Edad de Oro. Rendez-vous est pris.

Début octobre, la création de Preljocaj, Suivront mille ans de calme, réunissant danseurs du Ballet Preljocaj et danseurs du Bolchoï, débarque à Chaillot. Echauffée par Blanche-Neige et plus encore par Siddharta, j’avoue que c’est surtout la curiosité qui m’y conduira, plus qu’une passion débordante pour celui qui est un peu devenu au fil du temps « notre » chorégraphe officiel de la nation (le Pascal Dusapin du ballet?), aussi habile et efficace qu’inodore et inoffensif. On passera sur l’enrobage mystico-théologique en bois massif et « le parcours réflexif autour des grands textes fondateurs entamé depuis plusieurs années » par le chorégraphe, au moins, ce nouveau ballet est-il réglé pour un (relativement) petit ensemble (20 danseurs), ce qui serait plutôt pour rassurer – la musique de Laurent Garnier en revanche un peu moins…

Suivront mille ans de calme (chor. A. Preljocaj) © Damir Yusupov / Théâtre Bolchoï

Retour au classique fin octobre avec deux reconstructions comme on les aime, même si ce ne sont pas là des chefs d’oeuvre : Paquita à l’Opéra de Paris (avec notamment Myriam Ould-Braham prévue dans le rôle-titre, croisons les doigts pour qu’elle soit là!) et La Péri au Staatsballett Berlin (avec Polina Semionova et Beatrice Knop). Là, ça devient presque mission impossible – mais qui sait? -, je rêverais de trouver le temps pour aller voir Onéguine à Londres, à Covent Garden (avec une distribution Cojocaru/Kobborg très tentante, Akane Takada est également distribuée en Olga sur l’une ou l’autre date). Au pire, il y aura sans doute bien d’autres occasions de s’y rendre encore cette année, avec de beaux programmes en perspective.

Cette petite revue automnale se clôt provisoirement sur la date du 1er novembre qui marquera le retour – enfin! – du Mariinsky à Paris pour une date et une seule dans Le Petit Cheval Bossu, et ce sera à nouveau au Théâtre du Châtelet. Etrange tournée qui n’en est pas une, étrange choix de programmation, uniquement motivé par l’engouement actuel de Gergiev pour Chédrine – les deux sont apparemment à tu et à toi. A part ça, le ballet de Ratmansky, vu à Saint-Pétersbourg en 2009, est convenablement réussi, aussi sympathique qu’amusant, et fait, une fois de plus, honneur à son créateur. Mais, inspiré qu’il est d’un conte russe traditionnel globalement ignoré du public occidental (et le ballet n’est pas si évident que ça à suivre si l’on ne connaît pas sa source) et multipliant les références chorégraphiques en forme de clins d’oeil savants, il risque de dérouter dans sa forme, aussi bien les afficionados du Mariinsky que les tenants d’une modernité plus rutilante et existentielle.  Les toiles pittoresques ou néo-gothiques ont disparu, le constructivisme des soviets, revisité  par l’ironie habituelle du chorégraphe, a pris le pouvoir sur scène, et côté ambiance générale, on est loin des langueurs  impériales… A (re)voir donc, sans oeillères et peut-être avec quelques lectures préliminaires.

Viktoria Tereshkina et Mikhaïl Lobukhin, Le Petit Cheval Bossu (chor. A. Ratmansky) © Natasha Razina / Théâtre Mariinsky

 

Paris (TCE) – Les Saisons russes du XXIème siècle

Les Saisons russes du XXIème siècle
Le Pavillon d’Armide – L’Après-midi d’un Faune – L’Oiseau de feu
Paris, Théâtre des Champs-Elysées
6 mars 2010

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

En 2010, l’hommage aux Ballets russes continue (en passant, et en écho au succès obtenu par l’expression dans les recherches, on en a profité pour créer ici même une catégorie générique « Ballets russes »)…

En route donc, en ce mois de mars, pour de nouvelles aventures au pays merveilleux de la commémoration en carton-pâte, avec cette fois un projet privé, initié par Andris Liepa, et baptisé sans complexe « les Saisons russes du XXIème siècle »… Affiche pompeuse, titre grandiloquent, programme « novaritch », reconstitutions aussi littérales qu’incertaines, « grands effets et petits moyens », comme disait ma grand-mère…,  tous les ingrédients sont là pour que le mot kitsch vienne immédiatement à la bouche des esprits savants et vaguement ironiques. Alors certes, il n’y a pas ici le polissage esthétique, le travail raffiné, léché (trop?), que peut apporter avec elle une grande compagnie, de par ses traditions et de par ses  moyens artistiques et financiers, à l’occasion de programmations du même type (on pense notamment à une mémorable soirée Fokine du Mariinsky ou au récent hommage de l’Opéra de Paris, très beau, à défaut d’être très fort), pour autant, le spectacle, qui bénéficie de la présence de solistes prestigieux en mission cachetonneuse,  n’a rien d’indigne ni de déplaisant dans le paysage commémorativo-commercial actuel. Décor et lumières mis à part (pas un détail, il est vrai, ici),  et muséologie pour muséologie, le Faune de Tsiskaridze n’est sans doute pas plus – ni moins – ridicule, dans son étonnante différence, que tous les mauvais  – et gentils – Faunes parisiens vus cet hiver (seul Jude  le Magnifique a encore son mot à dire ici – tradition lifarienne oblige…), il nous convainc simplement que ceux, revisités, de Cherkaoui (vu en novembre) ou de Malandain (vu cette semaine), bénéficiant de surcroît l’un et l’autre de magnifiques interprètes, leur sont, à tous, mille  et une fois préférables aujourd’hui…  Pour clore la digression, si les Saisons russes d’Andris Liepa n’illustrent  peut-être pas la  facette la plus accomplie du principe de la reconstitution chorégraphique (à commencer par l’absence regrettable d’un orchestre), n’ont-elles pas  le mérite de soulever  involontairement une question sacrilège, dissimulée sous des décennies de mythification livresque :  en convoquant tous les arts à la même table pour un festin digne d’un prince oriental, les Ballets russes  de Diaghilev se voulaient-ils  franchement, il y a cent ans, l’incarnation scénique du « bon goût » – fût-il d’ascendance russe?…

Pour la deuxième année consécutive, les Saisons russes du XXIème siècle reviennent au Théâtre des Champs-Elysées, dont la scène fameuse vit notamment la création – quelque peu retentissante – du Sacre du printemps. A l’affiche de la tournée 2010, deux grands classiques, régulièrement repris, datés de la première période des Ballets russes, L’Oiseau de feu et L’Après-midi d’un Faune, et un ouvrage à peu près inédit pour le public d’aujourd’hui, Le Pavillon d’Armide, symbolique en ce qu’il est celui qui ouvrit en 1909 la toute première saison parisienne de la troupe de Diaghilev au Théâtre du Châtelet. De la production de musée sans doute, enrobée dans le commerce commémoratif, et où il s’agit de faire « comme si », mais de quoi aiguiser cependant la curiosité de l’amateur – fût-elle seulement visuelle…

Oublié, en dépit de son aura mythique, Le Pavillon d’Armide a donné lieu en 2009, à l’initiative du projet patrimonial d’Andris Liepa, à une reconstruction, menée par le chorégraphe lituanien Jurius Smoriginas, pour le Ballet du Kremlin. Conformément au principe « archéologique » régissant les Saisons russes, qui doit toutefois s’accommoder ici d’une chorégraphie d’origine perdue, les décors et les costumes de la production ont fait l’objet d’un soin particulier, se voulant proches des scénographies originales, dont les traces picturales, on le sait, abondent, formant pour notre temps un gigantesque et inépuisable livre d’images. Une fois de plus avec les Ballets russes, appréhendés en cette période de commémoration intense comme un pur objet muséographique, le plaisir du spectacle semble essentiellement résider dans cette réussite visuelle et esthétique – un peu toujours aux frontières du kitsch et de l’indigestion de couleurs et de formes. Plaisir d’esthète nostalgique et un brin décadent, ce Pavillon d’Armide revisité est un pur divertissement, exotique et onirique, dans le goût du XIXème siècle finissant, rien d’autre qu’un tableau mouvant aux mille coloris, dédié à la seule danse, comme l’aurait aimé ou rêvé un Théophile Gautier – dont l’intrigue du ballet s’inspire du reste.

Sur le plan dramatique, le ballet est, avouons-le, assez proche du néant, réduisant le livret original de Benois, composé de trois tableaux successifs, à une action aux contours peu lisibles et s’étirant en longueur dans un décor unique. Le cadre fantastique du récit est malheureusement trop peu exploité par la scénographie, décorative, là où l’intrigue, inspirée d’un conte de Gautier, Omphale, l’aurait voulue participant elle-même au drame, au même titre que les personnages. Le ballet semble ainsi se résumer à la mise en scène chorégraphique du grand divertissement central de l’ouvrage de Fokine – appelé « la bacchanale » -, qui voit la rencontre, sous l’égide d’un étrange marquis-magicien, du jeune Vicomte de Beaugency, métamorphosé en chevalier Renaud, et de la magicienne Armide, jaillie de la tapisserie fantastique qui la figure. Il fallait sans doute toute la flamboyance et l’autorité de Maria Alexandrova pour réussir à faire vivre ce ballet léger-léger – et jamais vraiment passionnant -, bien accompagnée du reste dans ses évolutions virtuoses par Mikhaïl Lobukhin, dans le rôle quelque peu ingrat du Vicomte de Beaugency, et Mikhaïl Martynyuk, dans celui, plus brillant, de l’Esclave, jadis créé par Nijinsky. Corps de ballet et demi-solistes – les deux délicieuses Amies, Alia Khassenova et Alexandra Timofeïeva, méritent tout particulièrement d’être mentionnées – sont à l’unisson, dans une chorégraphie d’apparat, aux exigences limitées, qui vise surtout à suggérer l’harmonie, l’ordre et la sérénité d’un jardin à la française enchanté. Fontaines roucoulantes, bosquets verdoyants, odalisques, négrillons, eunuques, bouffons, créatures exotiques et bizarres – et un Mage qui en suggère déjà d’autres… -, tout ici respire le joli, le charmant, le précieux, le mièvre et l’agréablement superficiel, jusqu’à cette musique illustrative de Tcherepnine, qui rappelle, presque à la manière d’un pastiche, les langueurs impériales de Glazounov. Bref, un concentré d’un autre siècle, restitué de manière un peu vaine, et à goûter avec modération – sans trop faire usage de sa raison.

Avec L’Après-midi d’un Faune, comme avec L’Oiseau de feu qui clôture le programme, l’effet de découverte et de surprise est évidemment atténué. Les moyens malgré tout limités des Saisons russes, conjugués à la recherche soucieuse d’authenticité scénographique, se font aussi sentir davantage, si l’on a à l’esprit la superbe production monochrome de l’Opéra de Paris pour le premier ballet, et celle, véritablement éblouissante, du Mariinsky, pour le second. Le trait du peintre, comme celui du coloriste, sont d’évidence ici plus grossiers, moins délicats, dans la reproduction des toiles de Bakst, et les éclairages pèchent parfois par un certain manque de subtilité. Il reste alors le ballet dans sa fonction « pédagogique », pour en quelque sorte connaître et apprendre les « Ballets russes » par la forme et par le geste, à défaut d’autre chose…

Dans le ballet de Nijinsky, Nikolaï Tsiskaridze campe un Faune nerveux, puissant, à la brutalité assumée, qui, loin de l’élégante et souvent trop humaine sensualité parisienne, parvient à recréer le trouble dionysiaque primitif, sans pour autant atteindre l’ambiguïté rêvée. Pas de langueur ni de respiration rassurantes ou esthétiques chez ce Faune, dont la longue silhouette dominatrice semble à dessein ignorer la Nymphe dans l’ « étreinte », pour mieux affirmer sa puissance animale et barbare. Contraint, codifié jusqu’à l’extrême, écrasé par le mythe et la légende, alimenté par tous les fantasmes, on se demande toutefois si le rôle créé par Nijinsky dans ce véritable ballet de musée est encore sérieusement interprétable aujourd’hui, tout au moins dans la perspective « archéologique » qui est celle dans laquelle s’inscrivent les Saisons russes et, plus généralement, les compagnies classiques qui l’ont à leur répertoire.

L’Oiseau de feu, à l’instar de Petrouchka, est peut-être, à l’inverse, l’un des ballets restés les plus vivants du répertoire de la troupe de Diaghilev. Même restitué dans sa lourde et spectaculaire scénographie d’époque, le ballet, fort d’un livret solide et d’une musique évocatrice, semble encore conserver tous ses possibles et tous ses rêves. Après le Faune inquiétant, étrange et radical de Tsiskaridze, l’Oiseau de feu de Kristina Kretova, formellement irréprochable, paraît sans doute un peu trop empreint de joliesse et d’humanité, d’une humanité rappelant ici ou là quelque cygne perdu au bord d’un lac allemand. La danse est légère, véloce, bondissante, sensuelle – on pense parfois à Diana Vichneva -, et agrémentée de bras très séduisants, mais il lui manque peut-être cette puissance et cette autorité d’un autre monde, que possède notamment Ekaterina Kondaurova, pour rendre le tableau vraiment saisissant. A cet égard, le contraste avec la délicieuse Natalia Balakhnitcheva, Princesse de la Beauté Sublime d’un lyrisme et d’une tendresse admirables, ne ressort pas suffisamment. Au milieu de ce duo féminin, Artem Yachmenikov joue très bien au Prince de conte russe, naïf, angélique autant que malicieux, offrant un contrepoint idéal aux forces du mal représentées par Kochtcheï l’Immortel, campé par Roman Martichkine, interprète percutant à la théâtralité très précise. Néanmoins, au-delà de la qualité des interprètes et d’un travail scénographique qui reste, de façon générale et en dépit des réserves, très propre et consciencieux, on ne peut que souligner le manque que constitue, a fortiori dans le cadre de ces Saisons russes au caractère délibérément muséographique, l’absence frustrante d’un orchestre, palliée ici par le recours à une bande enregistrée. Rapportée à l’esthétique prônée par Diaghilev et ses épigones, celle d’une oeuvre réunissant tous les arts, cette quête éperdue d’un répertoire oublié en devient presque alors un contre-sens.

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Sur ce blog, un petit développement historique sur le ballet de Fokine, Le Pavillon d’Armide : Le Pavillon d’Armide (1907) – Retour sur un ballet oublié

Le Pavillon d’Armide (1907) – Retour sur un ballet oublié

Pour la deuxième année consécutive, le Théâtre des Champs-Elysées accueille, du 4 au 7 mars 2010, les Saisons russes du XXIème siècle, un projet qui se propose de faire vivre, ou revivre, un certain nombre d’ouvrages célèbres attachés à la période des Ballets russes de Diaghilev. Les différents spectacles des Saisons russes, montés sous l’égide de l’ancien danseur et chorégraphe Andris Liepa, héritier d’une fameuse dynastie, associent la troupe du Ballet du Kremlin à des étoiles du Bolchoï ou du Mariinsky, conviés pour l’occasion, comme Ilse Liepa, Nikolaï Tsiskaridze, Irma Nioradze, Ilya Kuznetsov, Maria Alexandrova, Mikhaïl Lobukhin… Opération commerciale, muséographie (parfois douteuse) et kitscherie sont évidemment au rendez-vous, en même temps que les inévitables piliers de la « communauté russe de Paris » (qui devrait, à elle seule, pouvoir renouveler le genre oublié de la « physiologie »), mais là n’est (pour l’instant) pas la question…

Après avoir offert en juin 2009 au public parisien Shéhérazade, le Dieu bleu, Thamar, et le Boléro, la programmation 2010 propose une affiche plus convenue, ou disons moins insolite, avec le retour de Shéhérazade, qui partage  cette année l’affiche avec l’Oiseau de feu et l’Après-midi d’un Faune, vus à diverses reprises en d’autres lieux. Le Pavillon d’Armide, reconstruction toute récente, vient toutefois compléter, et épicer, le programme de cette nouvelle Saison russe (du XXIème siècle). Ce ballet, à peu près inconnu aux yeux des spectateurs d’aujourd’hui, permettra en outre de voir sur scène un couple qu’on peut supposer a priori enthousiasmant, formé de Maria Alexandrova et Mikhaïl Lobukhin, soliste transfuge du Mariinsky, désormais danseur principal au Bolchoï.  A part ça, les spectacles des Saisons russes d’Andris Liepa sont prévus à Paris jusqu’en 2013…

A l’occasion de cette venue, petit coup d’oeil sur le ballet « inédit » de l’affiche parisienne,  Le Pavillon d’Armide, créé à Saint-Pétersbourg, mais associé à la mythique première Saison russe du Théâtre du Châtelet…

Le Pavillon d’Armide, décor d’Alexandre Benois, scène 2, le jardin © Harvard Theatre Collection

Le Pavillon d’Armide est un ballet en un acte et trois scènes, chorégraphié par Mikhaïl Fokine sur la musique de Nicolas Tcherepnine. Le livret est signé d’Alexandre Benois, également responsable des décors et des costumes, et est inspiré d’une nouvelle de Théophile Gautier, Omphale (1834).

Le ballet de Fokine est créé le 25 novembre 1907 au Théâtre Mariinsky, à Saint Pétersbourg, avant de connaître sa première représentation hors de Russie le 19 mai 1909 au Théâtre du Châtelet, à Paris, à l’occasion de la première Saison russe.

L’argument

Scène 1 : L’action se passe en France, au XVIIIème siècle. Le vicomte René de Beaugency est surpris par un orage alors qu’il se rend chez sa fiancée. Il trouve abri dans le pavillon de chasse d’un mystérieux château appartenant au marquis de Fierbois, qui se trouve être également magicien. Une magnifique tapisserie des Gobelins représentant Armide (la magicienne de la Jérusalem délivrée du Tasse) y attire son regard. A minuit, la figure du Temps qui se trouve au-dessus de l’horloge, retourne le sablier et les douze heures se mettent à danser, tandis que les personnages s’illuminent et s’animent mystérieusement.

Scène 2 : Armide, accompagnée de sa suite et de son esclave favori, apparaît dans les jardins du pavillon de chasse, transformés en un lieu enchanté. Le marquis, sous les traits du roi Hydrao, pousse Armide à séduire le vicomte qui, sous le charme, rêve qu’il est Renaud (le croisé dont Armide est amoureuse dans la Jérusalem délivrée). Une fête est célébrée en l’honneur des amants, animée par des monstres masqués, des jongleurs et des esclaves ravies dans le harem. A l’issue de la bacchanale, Armide laisse dans les mains du vicomte une écharpe brodée d’or, avant de disparaître dans le néant.

Scène 3 : Au matin, le vicomte s’éveille et croit avoir rêvé. Mais le marquis lui montre l’écharpe abandonnée par Armide au pied de l’horloge et lui fait remarquer que, sur la tapisserie, Armide ne le porte plus. Réalité ou illusion? Une pantomime clôt le ballet de manière insolite.

Le Pavillon d’Armide, costume pour un musicien (1909) © National Gallery of Australia

Pour la petite histoire

Le Pavillon d’Armide est un ballet en un seul acte,  ainsi que le commande l’esthétique dont Fokine devient le héraut en ce début de siècle, en réaction notamment à la dramaturgie du « ballet à grand spectacle »,  emblématisé par les amples fresques narratives de Marius Petipa, qui comportaient plusieurs actes et occupaient à elles seules une soirée  entière. L’une des innovations des Ballets russes  est ainsi d’offrir des spectacles réunissant plusieurs courts ballets  lors d’une même soirée. Témoignages de l’union rêvée des différentes disciplines artistiques,  ces pièces chorégraphiques d’un nouveau genre mettent en scène des univers imaginaires  à la fois caractéristiques et bien distincts les uns des autres, dont le point de rencontre pourrait être la puissante charge onirique et exotique.  Le style « Ballets russes » s’impose  ainsi comme un art de la concentration et comme un art du contraste. Le « choc », dit et redit partout et sur tous les tons, qui est d’abord visuel et esthétique, naît justement de la conjonction de ces deux aspects.

Si le ballet de Fokine reste attaché dans l’imaginaire commun à la toute première saison de la troupe de Diaghilev au Théâtre du Châtelet, il faut préciser qu’il a d’abord été créé à Saint-Pétersbourg, à l’instar des Sylphides, présenté la même année, et dans le même programme, à Paris. L’histoire du ballet commence même bien avant que Fokine le chorégraphie et qu’il soit étiqueté « Ballets russes ». Le livret, écrit en étroite collaboration avec le compositeur Nicolas Tcherepnine, date en effet de 1903. Benois, l’auteur du livret, avant de l’être des costumes et des décors, s’y attache à développer un sujet français, puisqu’il est inspiré d’une nouvelle de Théophile Gautier, Omphale, sous-titrée histoire rococo, construite autour du motif fantastique de la tapisserie animée et enchantée (dans la nouvelle de Gautier, la scène peinte représente Hercule aux pieds d’Omphale).  Il trouve également sa source dans Coppélia (l’acte III du ballet de Saint-Léon met en scène une Valse des Heures) et dans les contes d’Hoffmann. Sur le plan de l’imaginaire, Le Pavillon d’Armide prolonge enfin, sous une autre forme, le rêve royal et français inauguré par La Belle au bois dormant de Petipa. Quant à la figure d’Armide, la magicienne amoureuse du chevalier Renaud,  substituée à celle d’Omphale comme sujet du tableau fantastique (l’épisode des amours d’Armide et Renaud constitue une sorte d’avatar mythique de l’histoire d’Omphale et Hercule, puisque dans les deux cas, il est question d’un héros « viril » soumis et féminisé par l’objet de sa passion), elle est empruntée au poème épique du Tasse, la Jérusalem délivrée (1581), et se signale par sa permanence durant trois siècles tant dans  l’histoire des arts de la scène que dans celle de la peinture.

A disposition du Théâtre Mariinsky, l’argument de Benois est toutefois laissé de côté, jusqu’à ce que Mikhaïl Fokine, chorégraphe et maître de ballet, s’en empare.  A l’origine, Fokine crée son ballet, entre le 15 et le 18 avril 1907, pour le spectacle de fin d’étude des élèves de l’Ecole du Ballet Impérial de Saint-Pétersbourg, sous le titre La Tapisserie enchantée. Il ne comprend alors que le deuxième tableau, celui de la bacchanale. Un passage de virtuosité est simplement ajouté pour un élève  particulièrement talentueux, Vaslav Nijinsky, qui y interprète le rôle de l’Esclave d’Armide. Devant le succès du spectacle, le Théâtre Mariinsky décide finalement de s’y intéresser et de le monter avec la troupe impériale. Quelques mois plus tard donc, le 25 novembre, à l’initiative de la revue Mir Iskousstva (Le Monde de l’Art) fondée par Serge de Diaghilev et Alexandre Benois, Fokine monte pour le Théâtre Mariinsky Le Pavillon d’Armide, en association avec le librettiste qui signe à présent les décors et les costumes.  Le principe fondateur d’une collaboration entre les arts, caractéristique des « Ballets russes », est né.  La revue de Diaghilev avait du reste organisé quelque temps auparavant une exposition présentant une série d’aquarelles de Benois, intitulée Dernières promenades de Louis XIV dans le parc de Versailles. Témoignage de la fascination de Benois pour Versailles, visible au travers des costumes conçus dans le goût du siècle passé, le ballet met en scène un XVIIIème siècle rococo et fantasmé, adressant quelques clins d’oeil à Noverre, tout en développant des tableaux orientalistes – des « turqueries » –  dans le goût russe. A l’occasion de la création, en novembre 1907,  le ballet est complété d’un premier et d’un troisième tableau. Anna Pavlova (Armide), Pavel Gerdt (le Vicomte), Vaslav Nijinsky (l’Esclave) en sont les interprètes principaux.

Diaghilev, qui a assisté à la création à Saint-Pétersbourg, se laisse convaincre par Benois de programmer pour sa saison parisienne non seulement des  opéras,  mais aussi des ballets. Il choisit alors Le Pavillon d’Armide, une oeuvre d’inspiration française par son intrigue autant que par ses sources, pour ouvrir la soirée inaugurale des Ballets russes à Paris, au Théâtre du Châtelet, le 19 mai 1909, avec cette fois Vera Karalli dans le rôle d’Armide, Tamara Karsavina dans celui de la Confidente d’Armide (elle interprétera le rôle d’Armide plus tard), Mikhaïl Mordkin dans celui du Vicomte, et Vaslav Nijinsky dans celui de l’Esclave  préféré d’Armide. Au programme de cette première Saison figurent également quatre autres ouvrages chorégraphiés par Fokine, les Danses polovtsiennes du Prince Igor, Le Festin, Les Sylphides et Cléopâtre.

Le Pavillon d’Armide, Anna Pavlova (Armide) et Vaslav Nijinsky (l’Esclave) (1907) © St Petersburg State Museum of Theatre and Music

Postérité

Alexandra Danilova, à la demande de John Neumeier, remonte en 1975 la chorégraphie originale de Fokine pour les Journées du Ballet (festival annuel de ballet à l’Opéra de Hambourg), avec Zhandra Rodriguez et Mikhaïl Barychnikov comme interprètes. On la voit dans la vidéo qui suit faisant répéter la fameuse variation au célesta (ajoutée tardivement au Grand Pas de Paquita, auquel elle est désormais traditionnellement intégrée,  au titre de la quatrième variation soliste, tout au moins dans la version du Kirov/Mariinsky) à une élève de la School of American Ballet. L’extrait est tiré du film Reflections of a dancer : Alexandra Danilova (1980) : Variation du Pavillon d’Armide. Dans la série des vidéos de répétition, difficile de résister à ce collector absolu, où l’on retrouve cette même variation d’Armide, intégrée au Grand Pas de Paquita : il s’agit de Ninel Kurgapkina faisant répéter la variation du Pavillon d’Armide à Zhanna Ayupova. « Where have all the good times gone? » chantaient les Kinks… Kurgapkina – Ayupova – Armida – Paquita

Le maître de ballet et chorégraphe russe Nikita Dolgushin est également à l’origine d’une reconstruction – stylisée – du Pavillon d’Armide, une miniature chorégraphique créée pour sa troupe dans le cadre plus général d’un spectacle dédié au répertoire d’Anna Pavlova, Nesravnennaya Pavlova (Incomparable Pavlova), se présentant comme un florilège de pièces courtes  tirées du répertoire de la grande ballerine. Voici un extrait du ballet filmé en 1993, en partie à Peterhof, avec les danseurs de la troupe de Dolgushin, le Théâtre Musical du Conservatoire de Saint-Pétersbourg : Pas de trois du Pavillon d’Armide Nesrav

En 2009, à l’occasion du centenaire des Ballets russes, John Neumeier signe sa propre version chorégraphique, sous forme d’une relecture, du Pavillon d’Armide. Quelques images  de cette production figurent sur le site du Ballet de Hambourg.

La version chorégraphiée également en 2009 par le chorégraphe lituanien Jurgis Smoriginas pour le Ballet du Kremlin et les Saisons russes d’Andris Liepa se présente de son côté comme une « reconstruction » de l’oeuvre originale, bien que la chorégraphie en soit perdue.

Le Pavillon d’Armide, dessin de costume d’Alexandre Benois pour l’Esclave d’Armide (1907) © The Victoria and Albert Museum

Pour ce qui est de la musique, il n’existe actuellement qu’un enregistrement complet du Pavillon d’Armide, réalisé par le Moscow State Symphony Orchestra, sous la direction de Henry Shek, publié sous le label Marco Polo chez Naxos. Le site de la Société Tcherepnine donne de plus amples détails sur le sujet.

Sources :

  • Mario Pasi, Le Ballet. Répertoire de 1581 à nos jours, Paris, Denoël, 1981 [Milan, Mondadori, 1979].
  • Lincoln Kirstein, Four centuries of ballet : fifty masterworks, New York, Courier Dover Publications, 1984.

  • Arguments pour cinq ballets : Raymonda, Ruses d’Amour, Les Saisons, musique de Glazounov, Le Pavillon d’Armide, musique de Tcherepnine, Les Métamorphoses, musique de Steinberg, sur Archive.org.

  • From Russia with Love. Costumes for the Ballets russes (1909-1933), sur le site de la National Gallery of Australia.

Paris (TCE) – Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg – Don Quichotte

Don Quichotte
Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg
Paris, Théâtre des Champs-Elysées
31 octobre 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Qui aurait cru d’avance qu’Irina Kolesnikova, encore et toujours associée à l’image dramatique et lyrique du Cygne, devenue comme l’emblème visuel de sa compagnie, eût pu faire une Kitri aussi naturelle, drôle et flamboyante que celle qu’elle a livrée au Théâtre des Champs-Elysées en ce 31 octobre? Pourtant, plus qu’un autre peut-être, le rôle de la joyeuse fille de Barcelone semble fait pour elle et son tempérament puissant et fougueux. Mélange de gouaille et de distinction, sa Kitri brille par son charme piquant, sa générosité, sa sensualité de bon aloi … et par un abattage digne en tous points d’un Don Quichotte russe, mené à un train d’enfer. Mais au-delà de sa ballerine principale, qui tend parfois à éclipser le reste de la troupe – au point que les distributions ne sont même plus fournies par la production -, il faut dire que le ballet sied particulièrement bien aux artistes du Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg. Bien qu’exigeant, il est moins strictement et continûment marqué par l’académisme que les grands ballets dramatiques que sont Le Lac des cygnes, Giselle ou La Bayadère, sans compter que la jeunesse, la vitalité et le style raffiné des danseurs – les qualités propres à la troupe de Konstantin Tashkin – trouvent idéalement à s’exprimer dans les scènes de caractère qui font tout le sel de l’ouvrage.

La version que présente le Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg est semblable dans sa forme et sa structure à celle qui figure au répertoire du Théâtre Mariinsky, à commencer par le prologue mimé mettant en scène Don Quichotte et Sancho Pança seuls et sans accessoires devant le rideau de scène. La chorégraphie est adaptée toutefois à un ensemble réduit de danseurs itinérants, ne disposant pas de surcroît des moyens scénographiques d’un grand théâtre (Don Quichotte et Sancho Pança notamment voyagent à pied et non sur leur monture traditionnelle – cheval ou âne – le TCE n’a pas offert la ménagerie…). Si quelques coupures mineures sont à signaler, comme la scène du théâtre de marionnettes dans le camp des Gitans ou la Danse Orientale à l’acte III, l’essentiel de la chorégraphie est préservé, jusqu’au Grand Pas final, son pas de six et ses diverses variations, dans l’esprit vif, enlevé et joyeux qui se prête à un ballet de caractère. Les décors sur toile peinte sont assez réussis, trouvent un juste équilibre entre réalisme pittoresque et sobriété colorée (loin du style « nouveau riche » que peut parfois inspirer le SPBT en tant que compagnie privée d’un magnat russe), tandis que les costumes espagnols ou gitans trahissent un investissement plus limité, peut-être au profit des tenues renversantes portées successivement par Irina Kolesnikova – « plaisir des yeux », comme on dit là-bas…

Néanmoins, la belle ne se contente pas d’être belle – ce qu’elle est sans conteste – et d’arborer des tutus ravissants… La Kitri d’Irina, en effet, brille autant par son énergie et sa virtuosité que par ses qualités théâtrales et comiques. Ballet de bravoure, ballet de caractère, ballet comique, Don Quichotte semble en adéquation parfaite avec son tempérament sensuel et terrestre, conjugué ici à sa maîtrise remarquable du style « escuela bolera » (on pourrait dire ainsi qu’au-delà de l’objet, dans ses ports de bras comme dans ses ports de tête, elle a, de manière jouissive, le « sens des castagnettes »), qui s’y engouffrent avec une gourmandise et un sens du sourire au premier degré très appréciables. Le seul moment où l’on pourrait émettre quelques réserves est l’acte des Dryades, où sa Dulcinée apparaît peut-être par trop éclatante et humaine, manquant d’un certain lyrisme et d’un certain abandon propices au rêve. Pour le reste, la chorégraphie met notamment en valeur son aplomb, jamais pris en défaut, ses équilibres naturels et ses développés très fluides, ainsi qu’un ballon remarquable qui lui permet des sauts puissants, nerveux, mais dépourvus d’une agressivité par trop contemporaine, qualité que l’on retrouve encore dans un subtil travail de pointes, de ces pointes qui oublient de se ficher dans le sol comme des couteaux dans le coeur d’un taureau andalou. La pantomime est bien menée, superbement lisible, et surtout, ne connaît aucun temps mort : elle sait se montrer successivement séductrice, mauvaise fille, coquine et coquette avec les différents comparses, et par-dessus tout, elle possède cette force de vie inentamée qui fait tout le prix du personnage. Jusqu’à en lâcher malencontreusement son éventail dans le dernier acte… La scène de rencontre avec Gamache (interprété par Dmitry Shevtsov), qui réussit lui-même à être grossièrement ridicule sans excès gênant, redessine ainsi les contours d’une parfaite petite comédie de moeurs où l’absence de danse ne crée nul effet de manque auprès du spectateur. Le public rit de bon coeur et l’on en redemande… La complicité avec Basilio, incarné par le sympathique et souriant Yuri Kovalev, est palpable, et si celui-ci n’est pas un virtuose impeccable à la Lobukhin ou à la Sarafanov, il sait faire oublier ses approximations techniques, ainsi qu’une certaine lourdeur de géant, par une générosité, une simplicité et un engagement qui s’expriment de manière drolatique dans la scène de la fausse mort, particulièrement bien enlevée.

Le ballet est certes dominé par la personnalité de « la » Kolesnikova et sa maîtrise de toutes les facettes du rôle – au point qu’elle n’aurait franchement rien à envier à bien des solistes actuelles du Mariinsky (ou d’ailleurs!) -, mais ici, la troupe, manifestement heureuse de danser, ne démérite en rien à ses côtés. Si la Giselle pouvait laisser sceptique quant à la pantomime, parfois maladroite, pratiquée dans le premier acte, ce Don Quichotte s’avère en revanche très juste et convaincant dans le ton et l’esprit pour ce qui est de la mise en scène générale de l’action : les rôles de Don Quichotte (Pavel Kholoimenko), Sancho Pança (Dmitri Lysenko), Gamache (Dmitri Shevtsov) ou Lorenzo (Dymchik Saykeev – également Roi Gitan) sont campés avec force et intelligence, tandis que dans les rôles dansants, on aura particulièrement apprécié la Danseuse des Rues/Mercedes, interprétée par Evgenia Shtaneva, jolie brunette piquante et vive, les deux Marchandes de Fleurs, en parfaite symbiose, et l’Espada élégant et ténébreux de Dmitri Akulinin. Dans le second acte, la Reine des Dryades (interprétée par Astkhik Ohannesyan) parvient à s’imposer avec majesté aux côtés de la Dulcinée d’Irina Kolesnikova, tout comme Amour, léger et mutin, en dépit de sa perruque mal ajustée. Si le corps de ballet ne possède pas là l’homogénéité physique ni les moyens de celui du Mariinsky, l’essence du style des tableaux impériaux y apparaît pourtant – et à sa mesure – fort bien rendue.

Une soirée inspirée et réjouissante donc, à l’image d’un ballet qui reste un pur divertissement romantique, une fantaisie comique, à prendre exclusivement comme tels. Il y a fort à parier que la troupe de Konstantin Tachkin gagnerait à montrer ce Don Quichotte plus souvent lors de ses longues tournées saisonnières, non seulement parce que son style enjoué, sa jeunesse et ses possibilités s’y prêtent avec bonheur, mais aussi parce qu’il reste beaucoup moins connu du public occidental, dans ses caractéristiques russes étourdissantes, que d’autres ballets de Petipa, fréquemment filmés ou mis à l’affiche.

Irina Kolesnikova (Kitri) © SPBT

 


Paris (TCE) – Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg – Giselle

Giselle
Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg
Paris, Théâtre des Champs-Elysées
28 octobre 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Pour la troisième année consécutive, le Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg se produit au Théâtre des Champs-Elysées, son désormais « fief » parisien. Après nous avoir présenté en mai dernier Le Lac des cygnes, sans aucun doute son ballet-phare, et La Bayadère, la compagnie de Konstantin Tachkin nous revient cette saison avec deux autres grands classiques du répertoire russe, Giselle et Don Quichotte. Comme pour Le Lac et La Bayadère, ces deux ballets nous sont proposés dans leur version traditionnelle, russo-soviétique et pétersbourgeoise, très proche dans la forme et dans l’esprit des productions chorégraphiques que l’on peut voir à l’affiche du Mariinsky. A cet égard, on ne pourra que louer cette petite troupe itinérante de maintenir, envers et contre toutes les sirènes – parfois hurlantes – de la modernité, un répertoire et un style, en dépit de moyens parfois limités, en s’en tenant à une tradition, sans chercher à la simplifier, à l’arranger ou à l’adapter à un hypothétique goût occidental. Bien sûr, dans le paysage parisien, le SPBT fait figure de totale incongruité, jusque dans ses programmes géants sur papier glacé aux traductions maladroites ou cocasses et ses photographies aux couleurs saturées, mais qu’importe le flacon, Irina Kolesnikova, l’étoile enivrante et sans égale de la troupe, vaut beaucoup plus que tous les préjugés culturels ou urbains…

A vrai dire, Giselle ne se présente pas, a priori, comme une mince affaire pour une compagnie dont le succès tient en partie à la personnalité rayonnante de sa ballerine principale. Car si la belle de Saint-Pétersbourg s’impose sans conteste comme une Odette-Odile mémorable et de grande allure, elle n’évoque pas d’emblée, avec son physique statuesque, l’innocente petite paysanne du premier acte. Elle a beau être une actrice expérimentée, fort convaincante et investie dans son mime, sa silhouette noble et épanouie, ses manières raffinées, voire sophistiquées, contredisent quelque peu le personnage, au moins tel qu’il est censé apparaître dans la première partie du ballet. Confrontée notamment à Bathilde, on prendrait plutôt à ce moment-là la paysanne pour la princesse, et inversement… De même, Berthe paraît bien juvénile à côté de la féminité triomphante d’Irina/Giselle… De manière générale, la troupe offre un premier acte paradoxal – à l’image de ses spectacles précédents – où se mêlent un extrême professionnalisme et quelques « couacs » à la limite de l’amateurisme (une pantomime parfois saugrenue, ou mal synchronisée, des décors récalcitrants, un couple de paysans quasi-surréaliste… – il faut savoir se retenir…). Hilarion, incarné par Dymchik Saykeev, coutumier de tous les rôles noirs et/ou de caractère du répertoire, a un mime très appuyé, aisément lisible, mais sans guère de nuances, qui rend, malgré toute l’efficacité dramatique qui le porte, son personnage quelque peu caricatural. L’intérêt de sa prestation est toutefois qu’elle entre en contrepoint dramatique parfait avec celle d’Albrecht, interprété par Dmitri Akulinin, qui s’impose naturellement comme un prince de belle prestance, sobre et autoritaire. Dans le Pas de deux des Paysans, on retrouve l’excellente – et bondissante – Alexandra Badina, à la danse impeccable et stylée, mais malheureusement aux côtés d’un jeune garçon bien maladroit qui paraît comme avoir été propulsé sur scène pour la première fois. Le corps de ballet, habitué qu’il est à danser « petit » sur des scènes étroites, se montre en revanche très soigné et harmonieux dans les différentes danses paysannes. Les jeunes filles sont jolies et souriantes, les jeunes gens sympathiques, les costumes ravissants, et Irina flamboie – jusqu’à la mort….

Le deuxième acte s’offre en regard comme une franche réussite, non seulement sur le plan formel, mais aussi en ce qu’il sait se faire le vecteur d’une véritable émotion, maintenant le spectateur en haleine jusqu’à l’ultime tomber de rideau. Le corps de ballet, à l’effectif réduit (la scène du TCE ne pourrait vraisemblablement pas supporter un ensemble plus important), y montre à nouveau une belle unité de style, et – petit détail scénique -, on retrouve avec plaisir dans ses évolutions la tradition de la branche de myrthe ornant le tutu immaculé des Wilis, qui est propre à la Giselle du Mariinsky. On s’en doute, la comparaison s’arrête là – il serait aussi « judicieux » de mettre sur le même plan le Ballet de Bordeaux et l’Opéra de Paris… Il n’empêche – paradoxe supplémentaire -, la Myrtha du Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg, interprétée par Astkhik Ohannesyan, ne déparerait certes pas dans une compagnie réputée. Elle impose naturellement son autorité, sans agressivité militaire, et sa puissance se lit dans sa danse, précise, bondissante, soutenue par une musicalité sans faille. Quant à Irina Kolesnikova, si son premier acte peut laisser en partie dubitatif quant à son adéquation au rôle, le second acte sait emporter définitivement et sans réserve aucune l’adhésion du spectateur resté jusque-là sur sa faim. On aurait tort du reste de ne voir dans sa prestation qu’une pure perfection plastique en mouvement – des arabesques de rêve, des ports de bras et des épaulements exemplaires -, car l’émotion est aussi constamment palpable, jusque dans un ultime pas de deux vibrant de générosité – cette émotion à laquelle seules les Giselle russes, dans leur féminité exacerbée, parviennent à réellement donner forme. On comprend alors que le drame du prince Albrecht n’est rien d’autre que celui du héros romantique déchiré intérieurement, confronté dans le même temps à une créature de l’autre monde, pur fantôme égaré dans une forêt nocturne de fantaisie, et à une morte amoureuse, encore frémissante de vie, respirant le double parfum de la terre et du ciel.

Irina Kolesnikova (Giselle) © SPBT

Paris (TCE) – Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg – La Bayadère

La Bayadère
Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg
Paris, Théâtre des Champs-Elysées
24 mai 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Après Le Lac des cygnes, le Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg poursuivait sa brève tournée parisienne avec un autre grand classique du répertoire russe, La Bayadère.

Le ballet est présenté par la troupe dans une version en quatre actes, sur laquelle le spectateur « éclairé » ne doit toutefois pas se méprendre : la destruction du temple n’a pas été exceptionnellement restaurée, le traditionnel premier acte, composé de deux tableaux, a simplement été scindé en deux actes distincts. Pour le reste, la chorégraphie suit de près celle de Petipa figurant au répertoire du Mariinsky, révisée en 1941 par Vladimir Ponomarev et Vakhtang Chabukiani. Si le Pas d’action est fidèlement reconstitué dans l’acte III, certains détails de mise en scène, comme l’arrivée de Solor sur un éléphant ou la participation d’enfants à la danse de l’Idole dorée, sont cependant supprimés, de même que la danse Manou. Le caractère réduit et itinérant de la compagnie peut aisément expliquer ces omissions minimes. Les décors, quant à eux, composés de toiles peintes, reproduisent de manière scrupuleuse et presque muséographique dans leurs motifs et leurs coloris les tableaux orientalistes familiers du spectateur de la production. On pourrait faire une remarque similaire au sujet des costumes, rutilants et colorés, parfois presque pompeux, qui témoignent des moyens conséquents mis en œuvre pour créer l’illusion du « grand spectacle ». Néanmoins, si la scénographie conjugue réussite esthétique et efficacité pratique dans les deux premiers actes, on regrettera encore une fois le prosaïsme des éclairages, cette fois dans l’acte des Ombres : nuit parsemée d’étoiles lumineuses, de couleur blanche ou bleue, soleil orange voilé dans un coin du cadre de scène, tout cela a comme un air de surprise-party adolescente, quelque peu inadéquat en cet instant mystique… Les effets spectaculaires paraissent de trop, là où la nudité d’une scène plongée dans l’obscurité et agrémentée d’un halo de fumée aurait suffi. Elle aurait sans doute permis de mettre davantage en valeur la descente des Ombres, limitées dans leur élan poétique par l’étroitesse et le peu de profondeur de la scène du Théâtre des Champs-Elysées.

Si Le Lac des cygnes, du moins dans sa version pétersbourgeoise, met presque exclusivement l’accent sur le personnage d’Odette-Odile, il n’en est pas de même de La Bayadère qui, en plus des divers rôles secondaires, offre trois rôles d’envergure nécessitant des qualités à la fois techniques et dramatiques de la part des interprètes. Sachant l’aura d’Irina Kolesnikova et son statut d’étoile incontestable au sein de la compagnie, on aurait pu craindre sinon le pire, du moins un déséquilibre patent entre les protagonistes, d’autant que le Solor annoncé, Danila Korsuntsev, étoile invité du Mariinsky, a fait défaut quelques minutes avant le lever du rideau, remplacé au pied levé par le jeune Youri Kovalev (qui, d’après le programme, n’a pas le rôle de Solor inscrit à son répertoire). Les inquiétudes ont pourtant été rapidement balayées… Certes, Youri Kovalev ne déploie pas naturellement toute la puissance un rien barbare du Solor idéal, qui doit s’éprouver dès l’entrée du personnage, mais il charme d’emblée par sa fraîcheur, son engagement et la générosité de son jeu scénique, en plus d’un sourire désarmant venant parachever chacune de ses prestations. Sans être particulièrement virtuose, il possède une belle élévation et se montre vif, léger et précis dans sa danse. Pour des raisons qu’on peut attribuer autant au physique qu’à l’expérience, ses limites se révèlent dans quelques portés, notamment avec Irina Kolesnikova, légèrement plus grande que lui sur pointes. Néanmoins, l’empathie qu’il manifeste vis-à-vis de ses partenaires, à l’image de la générosité de sa danse, emporte l’adhésion. Aux côtés de ce Solor séduisant, peut-être encore un peu vert, Gamzatti et Nikiya font, chacune à leur manière, assaut de force et d’autorité. Entre ces deux-là, c’est un peu le combat éternel, archétypal, entre la brune et la blonde, le feu et la glace… Dans le rôle de Gamzatti, Marina Vejnovets impressionne par ses lignes parfaites et une personnalité scénique qui n’a rien à envier à celle d’Irina Kolesnikova, comme en témoigne le face-à-face entre les deux femmes qui conclut magistralement le second acte. Elle incarne une princesse indienne arrogante, sûre d’elle-même et de sa puissance, qui laisse toutefois percer sa joie et sa fierté naïve de jeune fiancée. Sa variation à l’acte III manque en revanche de fluidité et d’un certain moelleux dans l’attaque, même si la coda est par ailleurs parfaitement maîtrisée, tant dans les fouettés à l’italienne que dans la série de fouettés finaux. Irina Kolesnikova interprète pour sa part une Nikiya vibrante et passionnée, dans le même esprit que son Odette. Si la technique et le style, sans failles, ne suscitent une nouvelle fois aucune réserve majeure, son tempérament très « incarné » et sa beauté profondément théâtrale la rendent sans doute plus touchante dans ce rôle qui est celui d’une femme amoureuse, avant d’être celui d’un esprit éthéré.

La Bayadère possède de nombreux seconds rôles permettant aux danseurs d’une compagnie de briller à la mesure de leurs talents, ce qui, dans une troupe à faible effectif et au niveau relativement hétérogène telle que le Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg, peut apparaître comme un défi. Dans les parties mimées, on soulignera tout d’abord la prestation mémorable de Dimchik Saykeev dans le rôle du Brahmane : ses expressions sont justes, son jeu puissant, mais sans outrance déplacée, et le personnage qu’il incarne, dont on pourrait être tenté de se désintéresser, réussit à participer vraiment de l’action, au même titre que les rôles dansants. En regard de cette prestation, le Rajah Magadaveya et sa suite semblent quelque peu manquer d’autorité et de noblesse. Dans les parties dansées, Alexandra Badina se fait à nouveau remarquer favorablement au sein du trio des Ombres, porteur d’une belle harmonie d’ensemble, même si, au niveau individuel, la troisième Ombre, Anna Sergeeva, connaît quelques soucis techniques dans l’exécution de sa variation. On louera enfin les demi-solistes de la Djampo au second acte et celles du Grand pas au troisième acte, précises dans leur danse et d’une unité parfaite. La descente des Ombres se révèle peut-être plus délicate. Elle ne souffre d’ailleurs pas tant d’un manque d’harmonie – l’unité de style est pleinement réalisée, en dépit de quelques tremblements passagers – que d’éléments extérieurs venant en gommer la poésie intrinsèque, tels que les éclairages inadéquats et les contraintes matérielles liées à la petitesse de la scène. Enfin, comment ne pas mentionner le massacre organisé par l’orchestre, dirigé par Pavel Bubelnikov, pour ce dernier acte?….

Il n’empêche, malgré les quelques réserves que l’on peut raisonnablement émettre sur tel ou tel aspect du spectacle, on reste frappé et séduit par la fraîcheur, le professionnalisme et au fond l’engagement communicatif d’une troupe qui prouve que l’on peut encore proposer, bien au-delà de l’attraction suscitée par le rayonnement indéniable d’Irina Kolesnikova, des spectacles ambitieux, pensés dans le respect fidèle d’une certaine tradition, dès lors que le public accepte lui-même d’aller à rebours des préjugés urbains et des modes passagères.

Irina Kolesnikova (Nikiya) © SPBT