Vertical Road
Compagnie Akram Khan
Théâtre de la Ville
4 mars 2011
La critique complète et illustrée sur Dansomanie
Après Gnosis et quelques autres pièces aux titres étranges, Akram Khan nous revient au Théâtre de la Ville, en tant que chorégraphe de sa propre compagnie – dix ans au compteur en 2010. Sa dernière création, Vertical Road, qui a vu le jour à l’automne dernier, se présente comme le fruit d’une collaboration renouvelée avec le musicien anglo-indien Nitin Sawhney, homme, tout comme lui, de la fusion revendiquée entre les traditions de l’Orient et de l’Occident. La verticalité qu’elle proclame d’emblée par son titre, c’est en réalité celle, toute symbolique, d’un cheminement spirituel, inspiré par le poète persan Roumi et la mystique soufie, qui viendrait s’opposer, sans pour autant la nier, à l’horizontalité de la vie profane et terrestre. «De la gravité à la grâce», nous dit Akram – en toute simplicité.
Un voyage initiatique donc, qui commence spectaculairement dans l’obscurité la plus totale. De la nuit, soudain, surgit la lumière. Un immense rideau opaque traverse la scène : l’ombre mouvante d’un homme solitaire apparaît, isolée derrière ce rideau aux ondulations fascinantes, évoquant une sorte d’outre-monde onirique et inaccessible ; de l’autre côté, face à nous, un groupe d’hommes et de femmes – ils sont sept – recroquevillés à terre, couverts de poussière. Ils ont l’air de statues figées par le vert-de-gris du temps, ou bien – pourquoi pas? – d’une humanité déchue d’après l’explosion de la bombe atomique. Akram Khan nous raconte ici une (re)naissance et bientôt, eux aussi se mettent à danser, éveillés et comme animés par le pouvoir de ce géant aux allures de prophète antique, interprété par Salah El Brogy. On découvre là des danseurs de toutes origines, qui illustrent ainsi, dans leurs tenues de combat vaguement japonisantes, l’infinie diversité du monde. Leur danse collective fait voler la poussière en éclat, se mue en une sorte de transe tellurique, au rythme frénétique, accompagnée par une musique pulsatoire qui enfle jusqu’à l’explosion. On y reconnaît sans peine un mélange de diverses influences, savamment unifées dans un langage qui ne ressemble plus alors à aucun autre : en vrac, des réminiscences visuelles du butô, du kathak sans doute (dont Akram Khan est un spécialiste), dans l’approche du sol et le travail des bras, de la danse africaine peut-être, une gestuelle empruntée aux arts martiaux, et beaucoup de Sacre du printemps version Pina Bausch. Rien à dire, c’est beau, c’est puissant, et ça vous emporte comme un film.
Pourtant, ce n’est là qu’un premier tableau, diablement séduisant et efficace par sa chorégraphie et son travail sur les lumières, quelque chose comme un clip-vidéo superbement produit et orchestré, mais qui ne craindrait pas d’abuser des effets spectaculaires. Fort heureusement, Vertical Road sait aussi réserver par la suite d’autres moments, jouer sur d’autres registres et d’autres nuances. Il y a des ensembles, rapides, guerriers et tourbillonnants, mais aussi des solos et des pas de deux plus recueillis et mystérieux. Il y a de la violence et de l’énergie, poussées jusqu’à leur paroxysme, mais aussi du lyrisme et de la lenteur. Peu à peu, l’argument initiatique se dissout, le prétexte mystique se laisse oublier, au point que l’on perd souvent de vue «l’action» spirituelle et les rapports qui lient les différentes figures de l’ensemble, du chamane initiateur aux membres du groupe d’initiés. On se laisse aller au plaisir de la danse pour la danse, sublimée, il faut le dire aussi, par des interprètes virtuoses et puissants dont l’investissement physique s’impose par sa radicalité. Le multiculturalisme affiché, plein de bons sentiments, parvient du reste à être mis à distance au travers d’une scénographie équilibrée, qui conjugue dépouillement et sophistication, sans jamais sombrer dans le clinquant ou la pompe ostentatoire d’une Inde «new age» revisitée par Preljocaj. L’une des dernières scènes vient cependant nous rappeler la thématique mystique de l’oeuvre avec un ensemble clairement inspiré de la gestuelle des derviches tourneurs. «Route verticale» dit le titre, mais au fond, c’est plutôt le cercle, la spirale, le tourbillon, éprouvé jusqu’au vertige, qui s’imposent comme les images les plus fortes de la pièce. A côté, le final flirte sans doute avec une naïveté par trop sentimentale et laisse surtout bien des questions en suspens : le prophète du début, séparé du groupe par le même rideau opaque, retourne à sa solitude essentielle dans une explosion de lumière qui finit par embrumer l’esprit.
De loin, à vrai dire, on regardait la chose avec un brin de circonspection : l’ode à la diversité culturelle, mâtinée de syncrétisme religieux, la fusion entre l’Orient et l’Occident, sans parler de l’inspiration soufie – admirable en soi – accommodée à la sauce Sadler’s Wells, on ne peut pas dire – pour rester diplomate – que ce soit le scoop de la décennie. De près pourtant, on arrive aisément à passer outre le discours teinté de clichés et la thématique spiritualiste dans l’air du temps qui l’accompagnent pour se rendre à l’évidence : voilà enfin, très loin de ce que nous connaissons en France avec le primat d’une danse contemporaine volontiers bavarde et déconnectée de la beauté du mouvement, une oeuvre d’aujourd’hui apte à émerveiller, une oeuvre qui, simplement, nous réconcilie avec le bonheur de la danse.