Paris (TCE) – Gala d’hommage à Maïa Plissetskaïa

Ave Maïa
Gala d’hommage à Maïa Plissetskaïa
Paris, Théâtre des Champs-Elysées
6 décembre 2010

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Le 20 novembre, c’était l’anniversaire de la grande Maïa – 85 ans et toujours aussi vivante. Un prétexte idéal pour convier le petit peuple balletomane de la capitale à un gala en habits de fête, dans la lignée de ceux organisés il y a cinq ans déjà, à Moscou ou à Paris. A l’initiative d’Andris Liepa et des Amis des Saisons russes du XXIème siècle, le Théâtre des Champs-Elysées rend donc hommage, en cette fin d’année franco-russe, à Maïa Plissetskaïa, dans un spectacle religieusement intitulé Ave Maïa, en référence à un ballet de Béjart jadis créé pour elle. Point d’innovation à attendre du côté de la programmation : un film en forme de brève rétrospective d’une carrière étincelante, un échantillon d’étoiles de la danse – russe principalement -, quelques morceaux choisis du répertoire classique, sans oublier la présence de la reine en majesté, suffisent largement à assurer le succès du spectacle. Ambiance très « russe de Paris », un côté à la fois informel, familier, et un brin compassé, c’est le jeu du gala – et de l’hommage mêlés…

En fait d’étoiles, ce gala nous aura un peu frustrés de celles attendues sur scène – Evguénia Obraztsova, Vladimir Shklyarov, le couple Matvienko – remplacés par des danseurs souvent excellents, mais au brio plus modeste et issus de théâtres un tantinet moins prestigieux que le Mariinsky ou le Bolchoï. Pour autant, l’affiche, même composée en partie de remplaçants de dernière minute, parvient à assurer un bon niveau d’ensemble, que l’on ne retrouve pas toujours au même degré à l’occasion du traditionnel gala des étoiles annuel, sis en ce même lieu. Le spectacle, du reste, c’est ici – d’abord peut-être? – Maïa elle-même, installée au centre de la corbeille, entre son mari, Rodion Chédrine, et ses amis de longue date, Pierre Cardin ou Pierre Lacotte. Retour en images sur quelques grands moments de sa carrière et longue ovation du public, debout, qu’elle salue en retour de ses longs bras de cygne, à la séduction demeurée intacte. Pour le final sur la scène, au milieu des danseurs, ils mimeront à nouveau, aux accords de la musique de Ravel, le Boléro de Béjart, comme dans un rituel liturgique à l’efficacité perpétuellement renouvelée.

En contrepoint de cet inévitable moment de religiosité collective, place au spectacle et à la traditionnelle série de pas de deux, émaillée de quelques solis, qui fait l’ordinaire de tout gala. Le premier couple, formé d’Andreï Batalov, seul rescapé du Mariinsky en cette soirée, et d’Alexandra Timofeeva, venue du Ballet du Kremlin, offre une étrange association de physiques dissemblables, sinon de styles : elle, longue et mince, lui, petit et trapu. Pas de deux pyrotechniques et archi-rebattus pour eux, avec un Corsaire bien enlevé et un Don Quichotte plus décevant, qui laissent encore voir avec éclat les restes de virtuosité de Batalov, ancien lauréat de concours internationaux, face à une partenaire plus jeune, mais à la danse bien conventionnelle. Ludmila Konovaleva, passée du Ballet de Berlin à celui de Vienne, est en revanche une belle découverte, aux côtés de Semion Chudin, jeune soliste prometteur du Stanislavsky. Si Chudin se montre un peu trop timide dans son approche de la scène, malgré des sauts et des cabrioles magnifiques, Konovaleva affirme, de son côté, un style extrêmement raffiné et délicat dans la dentelle ornementale de La Belle au bois dormant. Elle séduit plus encore par son brio et son autorité dans le pas de deux du Cygne noir, particulièrement électrique et envoûtant. A déconseiller toutefois aux allergiques à un certain style russe international prisé dans les galas – poses flashy, sourire éblouissant et danse arrogante aux extensions infinies… Dans le genre, c’est tout de même assez réussi. Choc des cultures qui passe étrangement bien, le couple de dernière minute de l’Opéra de Paris – ni très star ni très glamour -, formé de Ludmila Pagliero et de Christophe Duquenne, parvient à imposer sa marque, plus froide et introvertie, dans un pas de deux du Cygne blanc quelque peu ambitieux sur le papier et dans le contexte, mais très délicatement ciselé et laissant passer de surcroît une belle sensibilité.

Seuls Ilze Liepa et Andreï Merkuriev, tous deux solistes au Bolchoï, ont su s’aventurer ici dans un registre plus contemporain – ou disons, moins convenu. Merkuriev offre un solo plein de lyrisme, signé du jeune chorégraphe Alexeï Miroshnishenko, qui, s’il ne brille pas par une originalité de langage particulière, laisse voir toutes les qualités d’expressivité – au fond plus néo-classiques que classiques – de cet interprète, qui peine parfois à trouver sa place aux côtés des étoiles tonitruantes du Bolchoï. Ilze Liepa, danseuse de caractère et artiste résolument à part dans le petit monde de la danse classique, se démarque elle aussi délibérément du répertoire imposé des galas. Ses deux solis, chorégraphiés par Jurijus Smoriginas, n’ont toutefois pas d’autre intérêt que de manifester ses qualités plastiques et théâtrales, et notamment ses talents de transformiste, véritablement fascinants dans The Meeting, sur la musique de Michel Legrand. Dans la première partie, elle campe aussi la Zobéide de Nikolaï Tsiskaridze dans le duo de Shéhérazade, où elle remplace – très avantageusement, il faut bien le dire – Agnès Letestu, peu à l’aise dans ce rôle (où on avait pu la voir à l’occasion du gala de l’hiver dernier réunissant le Bolchoï et l’Opéra de Paris sur la scène du Palais Garnier), a fortiori aux côtés d’une personnalité aussi flamboyante et extravertie que Tsiskaridze.

D’une reine à l’autre, de Maïa à Macha, la soirée signe toutefois, sur la scène, le triomphe absolu de « la » Maria – Alexandrova -, en grande étoile du Bolchoï, en grande étoile de la danse tout court. Ses deux duos, particulièrement bien choisis, sont en soi une démonstration de style et de classe, plus encore que de brio, et permettent au passage de lire deux facettes complètement opposées de sa personnalité de danseuse et d’interprète. Dans Carmen-Suite, face à l’inattendu Don José d’Andreï Merkuriev, tout de fragilité et de faiblesse, elle s’impose sans peine en séductrice hautaine, déployant une danse précise et aiguisée, qui sied particulièrement bien à la chorégraphie anguleuse et géométrique d’Alonso. Un grand et digne hommage rendu à la créatrice du rôle. Mais c’est sans doute dans le délicieux pas de deux du Talisman, conclusion de la première partie, que le miracle Alexandrova s’exprime au mieux, en accord avec les prouesses aériennes d’un Lobukhin survitaminé, excellent compagnon de la belle. Tout ici, de sa danse, fine et légère, au surprenant costume de sylphide, et jusqu’à la sophistication de détails de la coiffure, respire l’élégance et plus encore la beauté, conjuguées à un je-ne-sais-quoi de spirituel et d’enlevé, qui rend chacune de ses prestations résolument unique. Dans un monde de la danse souvent si triste, Maria Alexandrova est, à rebours, une certaine idée du bonheur.

Londres (Royal Opera House) – Royal Ballet – Cendrillon

Cinderella (F. Ashton)
Royal Ballet (Choe / Polunin / Mosley / Whitehead / Filpi)
Londres, Royal Opera House
27 novembre 2010

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Cendrillon en matinée, dans le froid glacial de novembre, c’est un peu, sans les chichis parisiens, le spectacle « Rêve d’enfants » du Royal Opera House. C’est en tout cas la présence garantie dans la salle d’un jeune public arborant en masse le col claudine et le charles IX, venu s’enthousiasmer en famille de la féerie très premier degré du ballet d’Ashton. Hasard ou nécessité, même la distribution du jour se met à l’heure de la jeunesse, puisque ce sont deux espoirs de la troupe, certes déjà bien confirmés, Yuhui Choe, première soliste, et Sergueï Polunin, danseur principal, qui se retrouvent au centre du ballet, dans les rôles de Cendrillon et du Prince.

A l’affiche en alternance avec Sylvia, Cendrillon nous ramène une nouvelle fois à Frederick Ashton, chorégraphe historique de la maison de la reine. La différence avec la Sylvia restaurée et rutilante de 2004, c’est que cette Cendrillon, reprise régulièrement depuis 62 ans d’existence, est bel et bien d’époque. Chorégraphiée en 1948 pour ce qui s’appelait alors le Sadler’s Wells Ballet, elle est aussi la première version occidentale du ballet de Prokofiev, composé durant la guerre. Depuis, les décors et les costumes ont sans doute dû subir quelques nécessaires petites réfections, mais l’on sent bien que ce n’est pas là l’objet principal de la production, conservée pieusement dans sa littéralité théâtrale. Preuve en est, les portraits de Prokofiev et d’Ashton qui nous regardent d’un air respectable, dès l’entrée, du haut de la cheminée de la maison de Cendrillon…

La version d’Ashton offre une lecture traditionnelle du conte, dépourvue de tout psychologisme, mais qui n’en est pas moins typée et caractéristique. Si la chorégraphie sent très fort son Petipa et multiplie les clins d’oeil – sérieux ou amusés – aux classiques, Ashton a su toutefois en accommoder la russité originelle à la sauce anglaise, en introduisant notamment dans le livret les rôles travestis des « Ugly Sisters ». Presque plus que le Prince et sa dulcinée, ces deux-là, traditionnellement interprétées par des hommes, deviennent les véritables héroïnes du ballet, conspuées autant qu’acclamées par un public qui a vraiment l’air de les adorer. Bref, entre variations virtuoses, adages, et portés poisson (étrangement, l’acmé chorégraphique du ballet se trouve dans la scène du bal et non dans le dernier acte), le ballet offre, en miroir de cette tradition familière, une belle petite série de saynètes de pantomime à l’anglaise, étalées sur les trois actes, dont on est sûr au moins qu’on en verra de semblables nulle part ailleurs. Pas de marâtre omnipotente et tyrannique ici, mais un père falot et peu présent, une marraine-fée, tout ce qu’il y a de plus féerique, avec robe en tulle mauve de rigueur et baguette magique à pointe en strass, un défilé de saisons virtuoses, un maître de ballet ridicule… Les fantaisies cendrillonesques parisiennes rappellent aussi de temps en temps que notre bon Rudi savait aussi son Ashton sur le bout des doigts.

On n’a pas vu cette Cendrillon anglaise trente-six mille fois, mais on a vraiment envie de croire que Yuhui Choe et Sergueï Polunin en sont une sorte d’incarnation idéale. Non pas la distribution « qui assure », celle qu’on glisse en matinée pour un public de provinciaux toujours contents, mais celle, vraiment magique, qui saura mettre tout le monde d’accord quand les Cojocaru et Kobborg auront définitivement raccroché les chaussons. Yuhui Choe a un charme fou, une bonté et une ingénuité sans manières qui séduisent d’emblée et pour longtemps. Sa danse ciselée est un rêve de raffinement technique et de précision musicale. Pour ne rien arranger à l’affaire, elle a des bras merveilleux, ses pieds sont plus délicats et soignés que ceux d’une danseuse de l’Opéra de Paris et ses manèges de tours piqués, dans le grand pas de deux du bal, sont tellement parfaits et millimétrés qu’on a envie d’en pleurer. Face à elle, Sergueï Polunin a la noblesse juvénile et néanmoins autoritaire – cet air de grandeur des princes de théâtre qui ne se fabrique pas. En toute simplicité, il réussit absolument tout ce qu’il fait – tours en l’air, pirouettes, sauts, portés – et en plus, il sait y mettre le panache. On pourra toujours arguer que les rôles qu’ils incarnent sont à peu près vides psychologiquement parlant, on pressent qu’avec ces deux-là – copains comme cochons ils ont l’air en plus -, on a affaire à du lourd, du genre qui rameute à eux seuls du public, bien au-delà des lointaines banlieues londoniennes.

En contrepoint des gentils héros, qui paraissent, voire glissent, dans ce ballet plus qu’ils ne le jouent, Philip Mosley et Thomas Whitehead offrent, en « Ugly Sisters », un vrai numéro de théâtre, très incarné, un de ces numéros éprouvés et archi-codés qui vous font toucher de près l’âme d’une production, jusque dans ses costumes hors d’âge sortis tout droit d’une gravure d’autrefois. Tout est naturel dans leur grotesque parodique (peut-être pas assez différencié dans cette paire-là?) ; en un mot, ils nous font rire – et pas jaune. Du côté des Fées, Francesca Filpi se montre fort convaincante en Marraine de charme de Cendrillon, aussi puissante que généreuse dans sa danse. Sa petite troupe saisonnière est un peu plus inégale – ni Akane Takada ni Laura Morera pour enchanter cette distribution! -, même si l’on a bien envie de mentionner Elizabeth Harrod en Fée du Printemps, pour sa musicalité, sa vélocité et sa danse primesautière, des qualités qui donnent une belle idée de ce que peut être le style ashtonien accompli. En revanche, Itziar Mendizabal (l’une des toutes dernières recrues du Royal Ballet chez les solistes), qui incarne là une Fée de l’Hiver hiératique et tout en jambes, semble avoir encore du chemin à faire dans ce domaine, tout au moins au regard de ses consoeurs, plus anciennes dans la boutique. Fernando Montaño est le Bouffon, rôle de virtuose bondissant chargé d’animer en grande pompe l’acte du bal et qui vous taille un succès public garanti lorsqu’il est assuré avec brio. On aurait bien aimé y voir James Hay, initialement prévu sur cette matinée, mais à vrai dire, on ne perd pas non plus au change, il y a de la matière – à tourner, à sauter et à se réceptionner plus que proprement – chez le Cubain. Enfin, si les filles semblent montrer plus de discipline dans les ensembles que les garçons (on se surprend à voir les Amis du Prince se comporter dans un pas de quatre en purs solistes – ah oui, c’est vrai, c’est le Royal Ballet!), de manière générale, le corps de ballet offre une prestation très honorable et équilibrée dans cette Cendrillon, supérieure en tout cas à celle de Sylvia la veille. A l’image de l’orchestre (Sorokin 1 – Gruzin 0), ô combien plus performant avec la partition de Prokofiev qu’avec celle de Delibes.

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En bonus, pas de photos, mais une petite sélection de vidéos de Yuhui Choe sur Vodpod.

Londres (Royal Opera House) – Royal Ballet – Sylvia

Sylvia (F. Ashton)
Royal Ballet (Yanowsky / Makhateli / Soares / Cervera / Morera)
Londres, Royal Opera House
26 novembre 2010

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Au classement virtuel des livrets de ballet les plus drolatiques ou (au choix) consternants, Sylvia mérite sans aucun doute de figurer à la meilleure place. Le ballet romantique avait libéré la scène des dieux, des déesses, des tuniques et des cothurnes, mais le XIXème siècle finissant crut bon de les ressortir en grande pompe du placard des antiquités. En 1876, Sylvia, chorégraphié par Louis Mérante sur une musique de Léo Delibes, est le premier ballet représenté à l’Opéra tout en ors ruisselants de Charles Garnier, construit sur les ruines d’un Empire défunt. La Sangalli incarne alors Sylvia, la nymphe de Diane, flamboyante et robuste héroïne fin-de-siècle, aux chairs lascives et aux pointes d’acier.

La Sylvia du Royal Ballet, évidemment, déroule un autre fil. Ashton, fan de Delibes, pique le livret à Mérante, mais ce qui l’intéresse au fond, ce ne sont pas tant les sylvains, les faunes et les satyres de la mythologie grecque que la reine Margot, dont il s’agit, en 1952, de célébrer le couronnement en « prima ballerina assoluta ». Pour la Fonteyn, quoi de mieux qu’une nymphe fière et farouche, et vouée à la chasteté? Mais l’ouvrage, initialement prévu en trois actes, revu et corrigé en deux, puis en un, disparaît plus ou moins du répertoire au fil du temps, jusqu’à ce que Christopher Newton, un contemporain d’Ashton, se décide à remonter, en 2004, l’hypothétique ballet originel à la chorégraphie disparue, pour le centenaire de la naissance du chorégraphe. Et c’est Darcey Bussell, l’idole du royaume, qui est alors filmée dans le rôle-titre, aux côtés de Roberto Bolle en berger d’Arcadie.

Pour peu qu’on ne soit pas trop exigeant en matière de subtilité dramatique ou qu’on n’attende pas autre chose du ballet qu’une émotion visuelle, chorégraphique et musicale, Sylvia se laisse regarder avec le plaisir que procure une reconstruction réussie : une scénographie aux décors particulièrement soignés, entre tableaux de Poussin et peintres pompiers, une chorégraphie qui, à défaut d’être absolument authentique, offre ce qu’il faut de virtuosité subtile pour faire briller, dans ce qu’il a de complexe et de résolument unique, le style ashtonien, et, pour emballer le tout, une musique dont on dit que Tchaïkovsky aurait voulu échanger le Ring rien que pour elle…

Au départ, il faut bien avouer qu’on ne sait pas trop si cette Arcadie ressuscitée au XXIème siècle est du lard ou du cochon, du sucré ou du salé, du lourd ou du léger. On s’accommode en général volontiers (et même on en redemande…) des fantaisies excentriques du XIXème siècle et du kitsch « crème fouettée » des reconstitutions modernes – Paquita, Corsaire et autres Fille du Pharaon… Malheureusement, le premier acte de cette Sylvia (« Dans le bois sacré ») est un peu plombé par une accumulation incessante de péripéties, supposées dramatiques, toutes plus incongrues les unes que les autres, qui donnent l’impression d’assister à une Giselle à l’envers, traitée sur un mode parodique trop peu lisible : ici, c’est le berger (Aminta) qui est amoureux de la nymphe farouche (Sylvia), servante de Diane, jusqu’à ce qu’un troisième larron (Orion), jaloux comme de bien entendu, se débarrasse de l’importun en enlevant la belle, désormais amoureuse de son berger en jupette, suite à la fine intervention d’Eros et de son arc (je résume à gros traits). L’ensemble, à vrai dire bien compliqué, est livré par le corps de ballet avec un maximum de gravité et un minimum d’esprit – et de ce second degré permettant de faire passer, comme dans The Dream, la pilule de l’invraisemblance mythologique : entrée en matière orphéonesque de l’orchestre, qui nous massacre allégrement la jolie petite musique de Delibes (ça s’arrange par la suite sans pour autant atteindre des sommets de grâce et de légèreté), corps de ballet d’un sérieux papal, solistes à l’avenant, malgré Zenaïda Yanowky, ses jambes interminables et un sourire triomphal à la Alexandrova (marque déposée) absolument irrésistibles. Rétrospectivement, l’entrée en scène de l’armée des fines Amazones du Ballet national de Chine (Sylvia version Darsonval) avait bien plus de chien et de mordant que celle des petites Anglaises! Bien sûr, quand on commence à voir la statue de ce pauvre Eros s’agiter dans les sous-bois, puis se mettre à lancer des flèches à tout va sur les protagonistes, Eros (à nouveau) déguisé en sorcier ressusciter le berger Aminta grâce à sa fleur magique, et les décors s’animer de toutes parts – avec surgissement de bateau en prime au deuxième acte (entre Corsaire et Belle au bois dormant) -, on se dit que la seule issue est d’en rire franchement et de prendre la chose comme un pur divertissement balletomaniaque.

Le côté positif du ballet, c’est que les choses s’arrangent grandement pour tout le monde dans les second et troisième actes – avec même un crescendo sensible de l’un à l’autre, jusqu’à l’apothéose de kitscherie bien sentie du feu d’artifice final. Dans la grotte d’Orion, qui rappelle étrangement celle du Corsaire, Sylvia, enlevée à Aminta par le méchant Orion, se délure enfin pour se muer en potentielle Shéhérazade, tandis que les concubines et les esclaves s’offrent un divertissement dans le goût exotique, résolument anachronique, dans le genre de celui de Casse-noisette. Le dernier acte (« Au bord de la mer, près du temple de Diane »), tour de force de virtuosité ashtonienne élaboré pour le corps de ballet et les solistes, évoquerait plutôt le dernier tableau de la Coppélia de Vikharev ou, dans le même esprit, une version anglaise (et fort improbable) du merveilleux Réveil de Flore. Pas de délicieuse petite chèvre conduisant une cariole fleurie, mais Akane Takada pour mener, aux côtés de Michael Stojko, un duo de rêve dans le genre caprin et anacréontique. En fait, on comprend très bien pourquoi c’est cet acte qui est plus ou moins parvenu à résister au temps, par-delà la célèbre variation des pizzicati.

On s’en doute, seules la personnalité et la virtuosité des solistes permettent à un tel ballet de tenir debout et de pétiller – même si l’effet « champagne » met un certain temps à se mettre en place. Sylvia, c’est le genre de rôle rêvé pour une étoile d’une grande compagnie : omniprésence scénique, variations brillantes en nombre conséquent, costumes mettant délibérément en valeur la plastique de la danseuse, trois actes pour trois métamorphoses du personnage, mais d’une exigence dramatique fort heureusement modérée. Par son tempérament flamboyant, sa sophistication et sa féminité monumentale, Zenaïda Yanowsky, qui signe là son retour à la scène après un long arrêt, se prête bien au rôle et à ses diverses incarnations. De la nymphe, elle a la beauté et l’autorité impérieuse au premier acte, la sensualité et l’espièglerie au second, le brillant et l’abattage au troisième – et sur l’ensemble, le lever de jambe facile, spirituel et d’une musicalité à toute épreuve. Sa taille reste néanmoins une gêne pour mener véritablement à la perfection les enchaînements de pas d’Ashton, tout en précision des accents et en vélocité du bas de jambe. Face à l’omniprésente Sylvia, le berger Aminta se fait rare, contraint à la passivité et à l’attente. Un rôle franchement insipide, jusqu’à la réunion des héros dans le pas de deux de l’ultime tableau. David Makhateli est grand, beau, avec ce qu’il faut de noblesse et de sensibilité, et – détail important – il porte parfaitement la jupette pastorale et le costume de légionnaire romain. Sans panache excessif, il exécute dans les règles de l’art le peu qu’il a à faire, notamment en tant que partenaire, plus à son aise ici que dans le répertoire purement classique. La seule vraie (et conséquente) déception vient de Thiago Soares en interprète d’Orion, qui s’agite beaucoup, multiplie les pirouettes et les mines furieuses, mais peine à suggérer une quelconque noirceur, au premier ou au second degré – peu aidé par son lourd costume, il est vrai. Avec Laura Morera, qui campe le petit rôle de Diane, on retrouve en revanche le meilleur de la tradition anglaise en matière de théâtralité. Puissance, naturel et lisibilité du geste, ça ne ment pas, c’est incisif sans surjeu, et ça vous saisit sans prévenir l’espace de quelques instants à la toute fin du ballet. Le souvenir des amours passées avec Endymion qui s’incruste soudain dans les nuages de carton-pâte du décor pour anticiper la clémence de la déesse envers les deux héros évite même de sombrer dans le complet ridicule, c’est dire l’exploit commis par la dame! Du côté des demi-solistes, il y a de l’abattage et du brio chez nombre de danseurs convoqués au dernier acte, à l’image d’un corps de ballet, plutôt terne au départ, mais qui monte sérieusement en puissance et en discipline au fil des tableaux, pour atteindre un bon rythme de croisière dans le dernier. Chez Akane Takada toutefois – petits pieds délicats à la précision toute française, haut du corps expressif à la mobilité toute russe, vélocité redoutable et saltation unique, sans parler de l’esprit et de la finesse en veux-tu en voilà… – on pressent non seulement le fort potentiel ashtonien, mais plus encore, le fort potentiel tout court. Un talent multiforme qui devrait la mener très vite beaucoup plus loin. A suivre!

Zenaida Yanowsky (Sylvia) et David Makhateli (Aminta) © John Ross – Ballet.co.uk