Parzival – Episodes et Echo
Ballet de Hambourg
Paris, Opéra Garnier
12 novembre 2010
La critique complète et illustrée sur Dansomanie
Dès l’entrée, le ton est donné. Le rideau de scène offre au regard, sur un fond uni et bleuté – comme paraît les affectionner souvent Neumeier -, un volume géométrique aux formes changeantes, dans lequel s’inscrit une étoile à cinq branches au symbolisme pour le moins chargé. Perceval – ou Parzival – est en soi, et depuis longtemps, un récit ouvert à toutes les relectures et à tous les ésotérismes. On ne s’étonnera donc point que Neumeier, amateur de grands mythes littéraires et féru de mystique religieuse, y ait trouvé là le sujet rêvé pour ce qui s’annonce comme un ballet-monde autant qu’un ballet-monstre, son Grand Oeuvre en quelque sorte, la synthèse et le testament de toute une vie. Autant le dire, mieux vaut être (très) bien installé et remiser au placard toute velléité d’ironie ou de légèreté pour survivre à ces 2h40, à la lenteur profondément anti-moderne, durant lesquelles nous sommes embarqués. On ne saurait du reste que trop conseiller de ne pas arriver au théâtre à jeun – dans tous les sens du terme -, et sans connaissance préalable, au moins minimale, de l’histoire et de ses enjeux, ne serait-ce que parce que Neumeier oriente le récit médiéval, qu’il respecte au demeurant à la lettre, vers une certaine forme d’abstraction visuelle.
La première partie décline, sous forme d' »Episodes », les grandes étapes de la vie et de l’initiation de Perceval, telles que les rapportent les différents textes médiévaux, notamment ceux de Chrétien de Troyes et de Wolfram von Eschenbach. Perceval, orphelin ignorant et grossier élevé loin du monde, au coeur de la gaste forêt, découvre un jour, émerveillé, des chevaliers portant « hauberts étincelants » et « heaumes clairs et luisants ». Les prenant pour des anges, il décide de les suivre et de devenir comme eux. Dès lors, la quête du héros, élu en dépit – ou en raison – de son innocence première, peut commencer. Il quitte sa mère Herzeleide (Coeur souffrant), désespérée et déjà veuve d’un époux mort à la guerre, combat le Chevalier Vermeil, avant de se rendre à la Cour du roi Arthur. Il y rencontre Gornemant de Gorhaut, qui se charge de l’éduquer, et la Demoiselle qui jamais ne rit, qui lui fait entrevoir l’amour. Puis, c’est l’épisode du Graal et du Roi Pêcheur, que Perceval, trop peu bavard, abandonne à son triste sort. Il se perd dans les combats, fait l’expérience de l’amour auprès d’Orgeluze, un amour humain, trop humain, qui paraît au fond sans issue, aussi vain que les guerres.
Edvin Revazov, Kiran West © Ballet de Hambourg
La deuxième partie, « Echo », reprend la quête là où la première l’avait arrêtée, mais sur un autre mode, d’emblée plus intériorisé. Entre « Episodes » et Echo », il y a le passage du dehors au dedans, de l’action à la méditation, du monde matériel au monde spirituel, d’une temporalité historique, dans laquelle les événements ne font que se succéder et s’accumuler, à une temporalité mythique, où les dimensions du passé, du présent et du futur se brouillent dans ce qui ressemble à un hors-temps indéterminé. Tout a l’air de se dérouler ici comme dans un rêve, dont la sortie soudaine laisserait la conclusion en suspens. Des personnages apparaissent, tels l’Ermite (petit Aleix Martinez – qu’il est loin le Prix de Lausanne! – face à immense Edvin Revazov…), d’autres, liés au passé du héros, reviennent. Presque désincarnés, ils semblent pris désormais dans le tissu composite d’une action immobile, nimbée dans une atmosphère cotonneuse, aussi étrange que déroutante. Le temps et l’espace, abolis, sont figurés par un immense tapis neigeux, d’une blancheur immaculée, sur lequel se détachent trois gouttes de sang vermeil renfermant le visage des femmes aimées jadis. Neumeier reprend ici l’un des motifs mystiques du récit médiéval pour en faire le décor, forcément dépouillé, de la transfiguration du héros.
Anne Laudere, Laura Cazzaniga, Anna Polikarpova, Edvin Revazov © Ballet de Hambourg
Du côté de la mise en scène, Neumeier, on s’en doute, tourne le dos au pittoresque moyenâgeux – au pittoresque tout court – et opte pour le minimalisme, servi par une esthétique très monochrome, qui n’est pas éloignée, par exemple, de celle que l’on peut voir à l’oeuvre dans Mort à Venise. Un esthétique qui cherche sans doute à reproduire l’intemporalité propre au mythe, mais succombe pourtant – en 2006 – à un certain style de décor, lisse et aseptisé, attaché aux années 80 – déjà un brin daté. En accord avec la netteté froide de la scénographie, John Adams et un très petit soupçon d’Arvo Pärt remplacent l’un et l’autre Wagner, saupoudré au compte-gouttes tout au long des 2h40 que dure le ballet. On évite peut-être là un certain pompiérisme lyrico-épique à la John Boorman (remember Excalibur…), aux antipodes du style très épuré de cette relecture, on n’y gagne certainement pas en plaisir d’écoute.
Pour le reste, « Episodes » ou « Echo », le ballet est fidèle, dans son ensemble, à l’ordonnancement du récit dont il s’inspire, sans détournement d’aucune sorte ni véritable actualisation (sinon, peut-être, dans la représentation des guerres, très ancrée dans l’histoire du XXème siècle). Le relecture privilégie toutefois le symbolisme initiatique des épisodes, tous les petits détails concrets qui font sens, en accord sur ce plan avec la sensibilité médiévale. La gaste forêt est figurée par un cercle de végétaux grimpants, à l’intérieur duquel le héros, maladroit et presque asexué, barbare en un mot, se retrouve enfermé comme dans un parc pour nouveaux-nés, dont il ne sort que pour jouer avec les oiseaux ou parcourir la scène sur une trottinette vaguement incongrue. Lui-même est vêtu au tout début d’une petite robe d’enfant, et trimballe un ours en peluche en forme de fétiche. Tout son parcours est d’ailleurs rythmé par des habillages et déshabillages successifs, qui ne font pas mentir la symbolique chevaleresque et mystique, jusqu’à ce qu’il apparaisse, dans le dernier tableau, en homme accompli, revêtu de la chemise blanche des élus. La chorégraphie mime simultanément l’évolution du héros, embourbé dans le sol avant de prendre son envol. Edvin Revazov, en grand dadais blond et solaire (pas un hasard s’il est aussi le Tadzio de Mort à Venise), fragile et fort à la fois, semble né pour interpréter le rôle du niais Perceval, devenu le plus grand chevalier du monde, celui enfin jugé digne d’accéder au Graal. C’est lui, seul, qui tient le ballet de tout son poids (impressionnant) et de toutes ses métamorphoses. Histoire de renforcer la symbolique fondamentalement christique de l’oeuvre, les êtres qu’il rencontre au cours de ses aventures n’existent et ne prennent sens que par lui et à travers lui. Ils semblent passer dans sa vie, plus des archétypes, des ombres projetées par la réalité, que des personnages à part entière. Seuls la mère du héros – comme par hasard – interprétée par Joëlle Boulogne et, dans une moindre mesure, le Roi-pêcheur aux contours plus abstraits, mais néanmoins déchirant, de Carsten Jung, donnent l’impression d’être tout autre chose que des figures symboliques. Mère et veuve dans la grande tradition, sublimée par la référence transparente à la Vierge Marie, Herzeleide est aussi un être de chair, de larmes et de sang. Joëlle Boulogne lui insuffle vie et âme, avec son corps infini, ses membres déliés, ses airs de tragédienne magnifique, sa silhouette de Pietà qui s’immole devant le destin héroïque du fils.
Edvin Revazov, Amilcar Moret Gonzalez © Ballet de Hambourg
On ne dira pas qu’il est aisé de pénétrer dans ce Parzival, ni de le suivre, pleinement et entièrement, jusqu’au bout, sans point d’interrogation ou de suspension. Néanmoins, un tel sentiment n’est-il pas lié en partie à l’omniprésente musique d’Adams, franchement insignifiante, pour ne pas dire indigeste, plutôt qu’à la construction chorégraphique, certes déroutante par sa manière de « creuser » le temps, mais tout à fait dans l’esprit réflexif du théâtre dansé auquel nous a habitués ailleurs Neumeier? L’ensemble en effet a beau être admirablement construit, il y a quand même quelques moments, dans la caverne obscure de la première partie en tout cas, où l’on a franchement envie de décrocher, sinon de sortir de la salle. L’ennui, on ne va pas le nier, en est donc une composante, comme il est une composante possible de la littérature, de la musique, de l’art en général, et de beaucoup de choses de la vie, mais qu’il faut parfois intégrer comme telle et surmonter quand cela le mérite. Il y a tellement d’impostures dans le monde du ballet actuel, tellement de tics, de trucs, de machins, camouflés sous les doux noms d’art et de culture, qu’on a vraiment envie de défendre a contrario cette oeuvre-là – celle d’un créateur à part entière -, transmise par une troupe – sa troupe – dont les danseurs, sous des extérieurs aussi modernes que plastiquement séduisants, semblent, en tant qu’interprètes, avoir su déchirer eux aussi, à l’instar du héros du conte, le voile des apparences.
Sur le site du Ballet de Hambourg, la page consacrée au ballet