A propos de La Danse – Le Ballet de l’Opéra de Paris (Frederick Wiseman)
Fragments d’un discours sur la danse
Tout avait pourtant mal commencé avec La Danse…
« Preview »
L’affiche figure en gros plan un bouquet de tutus immaculés, prolongés de jambes habillées de collants rose chair, elles-mêmes croisées en une cinquième supposée parfaite, et terminées par des pointes de satin blanc, bien alignées en un triangle symbolique à l’équilibre brisé1, sur un tapis de flocons de neige épars. Sous la photo, en caractères noirs, d’inspiration vaguement Art Nouveau, se détache un titre, froid comme la lame d’un scalpel : « La Danse », puis, en forme de sous-titre grisâtre et administratif, « Le Ballet de l’Opéra de Paris ». Tranchant?… Un titre qui enfonce plutôt qu’il ne suggère, un titre qui dit tout et qui ne dit rien, dans sa volonté de conjuguer, non sans lourdeur, l’universel et le particulier, l’éternel et l’éphémère. « La danse » se résout-elle dans une équivalence nécessaire avec « le Ballet de l’Opéra de Paris »? La césure a-t-elle ici pour fonction de juxtaposer deux syntagmes de valeur équivalente, comme dans une suite ébauchée et désordonnée, ou vaut-elle pour deux points explicatifs et définitifs? « Le Ballet de l’Opéra de Paris » est-il une illustration particulière, choisie par accident ou par attachement subjectif, de « la danse », dans l’infinité de ses possibles?… Et d’ailleurs, qu’est-ce que « la danse »?…
Mais ce n’est pas fini. Dans la bande-annonce qui accompagne la sortie du film, les « minkuseries » traditionnelles alternent avec les sonorités modernes et électroniques, les scènes de cours et de répétitions avec les séquences de spectacles, la transpiration avec les paillettes, le tee-shirt déchiré avec le tulle au fini impeccable. Et puis, tout y passe, ou à peu près, à toute vitesse, à la manière d’une litanie bien rythmée et connue d’avance : toits de Paris, ciel bas et lourd, Sacré-Coeur, miel de l’Opéra, rotonde Zambelli, oeil-de-boeuf, pointes, chignons, couloirs, escaliers, cours de danse, piano, Noëlla Pontois, projecteurs et robes de taffetas virevoltantes… Le rêve ultime du balletomane… Parcourir le labyrinthe caché aux yeux des profanes, se repaître d’images indéfiniment répétées, encore et encore… L’Opéra au pays des merveilles… Toute la religion est là, condensée en quelques brèves minutes, jusqu’à l’énoncé verbal du dogme par la reine Brigitte en personne, assenant à ses sujets-danseurs, comme en une sorte de figure rhétorique obligée, qu’ils sont « (quand même) la meilleure compagnie du monde »2… Sourires entendus.
Bien sûr, ce « preview » est partiellement une illusion, concoctée par des spécialistes du marketing, qui n’offre qu’une image biaisée, apéritive, commerciale, du film de Frederick Wiseman. Ceux qui ont cru avec la foi des convaincus que La Danse serait une nouvelle et délicieuse variation sur le thème convenu et inépuisable de l’ « étoile » – mot magique et affolant – en auront été pour leurs frais, malgré les 2h40 que dure le film. Non seulement La Danse ne tente à aucun moment de nous faire approcher ou mieux connaître ces astres métaphoriques attachés à l’univers du ballet3, mais d’une certaine manière, il nous en éloigne inexorablement, par son refus affiché de la mythologie, du glamour, et – justement – des « stars », représentations illusoires forgées par le seul imaginaire du spectateur. Les « étoiles » – au sens hiérarchique du terme – sont là certes, bien plus présentes au demeurant que les danseurs du corps de ballet, mais, ni belles ni laides, ordinaires, elles ressembleraient presque à n’importe qui, humaines et simplement vivantes qu’elle sont… Nous éloigner – et s’éloigner soi-même – d’une réalité donnée, s’abstraire de ce qu’elle porte en termes de connotation et de symbolisme, l’observer donc avec un oeil neuf, distant et dépassionné, et cependant acharné et patient, pour incidemment l’appréhender et l’analyser dans sa vérité quotidienne, telle est la méthode propre à Frederick Wiseman, le point de départ de son esthétique naturaliste, éprouvée à travers ses différents documentaires – des modèles du genre. Quant à cet effet d’annonce plein de bruit et de lumière, il a tout l’air, a posteriori, d’un montage mûrement réfléchi – involontairement drôle ou délibérément cynique – destiné à attirer comme un aimant le balletomane, mû de manière irrésistible et pavlovienne par la tétralogie tutu-pointes-barre-brigitte4, et à le prendre à son propre piège, incluant jusqu’à la déception. Un truc à la Pialat, du genre: « Vous vouliez des diadèmes…, eh bien…, vous n’en aurez pas… » Tra-la-la.
Interdit au balletomane d’entrer
Destiné apparemment au balletomane, La Danse n’est pas un film de balletomane. Il en serait même à certains égards l’antidote, le contre-poison… Un anti-Tout Près des Etoiles, si l’on veut… Un film en tout cas délesté de toutes les mythologies de L’Age heureux… Un salutaire retour au réel donc… De quoi respirer quelque peu dans un univers religieux, magique, furieux et passionné jusqu’à l’extrême, et se donner par là-même la possibilité de voir les choses « autrement »…
Débarrassé du soupçon né de la contemplation d’une affiche et d’une bande-annonce qui jouent manifestement sur les stéréotypes les plus éculés et les plus délectables, La Danse se présente alors pour ce qu’il est vraiment, un film d’auteur, personnel, éminemment social, sinon politique, sur une institution baptisée « Ballet de l’Opéra de Paris », et dont l’activité principale – la fonction sociale pour être précis – est bien « la danse ». Voilà pour le décryptage d’un titre qui semble comme revendiquer pour lui la neutralité scientifique. A rebours des habitudes, le point de vue n’est plus celui d’un « spectateur engagé », ouvertement aimant ou critique, mais bien celui d’un créateur en retrait au « regard éloigné » – et pourtant obsessionnel. On touche là au coeur de l’écriture cinématographique de La Danse, au point focal de la « poétique » wisemanienne, paradoxale en ce qu’elle conjugue proximité et éloignement, intimité et distance, engagement et détachement, dans sa manière unique de cheminer sans fin dans le silence – en toute discrétion – au sein d’une institution se confondant avec un lieu emblématique. A cet égard, il est bon de faire remarquer que si le film avait pris pour sujet une compagnie de ballet du même type et d’ampleur comparable, il aurait évidemment été différent dans son contenu (on sait que Wiseman a signé en 1995 un documentaire sur l’ABT) – tant le Ballet de l’Opéra de Paris est à coup sûr unique en son genre – mais il y a fort à parier que sa forme, au sens rhétorique du terme, eût été pourtant la même. Le réalisateur en effet se refuse constamment au face-à-face (alors même que le ballet – classique – est – d’abord peut-être – un face-à-face), à l’individuation, à la posture idéalisante (dont la critique n’est jamais que le revers obligé), ainsi qu’au commentaire explicatif ou didactique. Application pratique de ces principes esthétiques fondamentaux, le film ne comporte aucune interview, aucune légende, aucun nom de personne ou de lieu, aucun titre d’oeuvre, aucune bande-son, sinon celle qui accompagne les oeuvres interprétées.
De quoi prendre sans doute de court le spectateur, qu’il soit néophyte – peu au fait donc du monde de la danse et du fonctionnement de l’Opéra -, ou bien connaisseur – apte de fait à reconnaître et à saisir le sous-texte du film, la moindre allusion qu’il comporte. Dans l’absolu toutefois, il importe peu que celui-ci soit à même de reconnaître Nicolas Le Riche ou Laetitia Pujol et d’identifier un pas de deux tiré de Paquita ou une scène du Songe de Médée. Au fond, l’absence d’indices – le refus même de l’indice –, nominatifs ou discursifs, est une invitation valant pour tous à redevenir non seulement ignorant, mais innocent – ce que le balletomane n’est à coup sûr à aucun moment – par son être et sa condition mêmes de balletomane.
Si Brigitte Lefèvre, « reine de la danse » à l’Opéra, paraît effectivement omniprésente dans ses fonctions de grand manitou-chef d’orchestre de l’institution, à aucun moment le film ne semble en toute conscience se préoccuper de mettre en valeur des personnalités en particulier – d’entrer dans l’idéologie bien connue du « star-system » -, ou d’entretenir les hiérarchies et les mythes construits en creux par l’institution ou le public. Symboliquement, le film ne montre pas les « événements » balletomaniaques par excellence que peuvent être le concours de promotion, et plus encore la nomination d’étoile, alors même que la durée de réalisation du film et l’actualité du moment eussent pu tout à fait le lui permettre. Wiseman filme au contraire et sans exclusive la banalité du quotidien dans tout ce que le temps et le lieu lui offrent – du sous-sol au grenier et de la femme de ménage à la directrice – et qui, en l’espèce, se situe bien au-delà de « la danse » proprement dite, conçue dans ses seuls développements technique et artistique. Ordinateurs, téléphones, bureaux étroits, couloirs gris, escaliers déserts, portes en verre opaque, aspirateurs, cantine, néon, plats industriels, Wiseman accumule avec délectation les objets du quotidien, faisant de l’Opéra un véritable « empire des signes » qui a parfois plus à voir avec Extension du domaine de la lutte qu’avec la mythologie de L’Age heureux. Quant à l’action, on semble ici passer son temps en réunion – comme dans n’importe quelle administration française. Ce renoncement à l' »exceptionnel » – tout ce qui fait palpiter le coeur anxieux du balletomane – est comme le leitmotiv qui parcourent les différentes séquences de La Danse. Cet aspect fondateur touche du reste jusqu’à la représentation (filmique) de la représentation (théâtrale). Wiseman brise l’antique frontière sacrée qui sépare la scène du public – le Grand Absent du film -, filme « autrement » , en substituant au face-à-face direct la vision latérale.
Dans l’optique naturaliste qui semble être celle du réalisateur, l’anonymat revendiqué et pris comme idéal esthétique et moral (il reste un idéal, sinon une utopie, car la reconnaissance, au moins partielle, s’avère sans doute inévitable, y compris pour le non-spécialiste) et l’attachement forcené à une certaine banalité apparaissent alors non seulement comme des moyens de mettre à distance un objet d’étude chargé, voire surchargé, en symbolisme, mais aussi comme des clés essentielles de la compréhension de l’oeuvre, des élément centraux de la déconstruction nécessaire du sujet à laquelle le film se livre – en douceur.
Eloge du travail
Film social et politique, La Danse omet volontairement de représenter la danse sous les apparences – sous les espèces – de la magie et des paillettes que fabrique et cultive le regard fasciné du public – au risque même de travestir une réalité qui relève d’abord de la confection artisanale et patiente. Il choisit ainsi de nous parler du travail au quotidien et de ce cycle fait de gestes innombrables et indéfiniment répétés par l’ensemble des corps de métier qui forment l’institution Opéra. L’image de la ruche – celle-là même installée sur les toits du Palais Garnier que filme non sans raison Wiseman – pourrait ainsi évoquer, même s’il s’agit là d’un parallèle très conventionnel, l’activité « bourdonnante » attachée au lieu, la palpitation vitale qui remue ses entrailles. Elle suggère encore l’idée d’une société autonome, avec ses hiérarchies et son fonctionnement bien réglé. Le travail comme leitmotiv de la narration est de fait montré, affiché complaisamment, à tous les échelons, de la femme de ménage et du cuisinier (« de couleur » – comme on dit dans la méprisable novlangue contemporaine -, double lecture sociale, voire sociologique, non imposée) à la couturière et au teinturier, et jusqu’à la Directrice de la Danse, omniprésente et plus vraie que nature dans cette mise en scène perpétuelle d’elle-même qu’elle semble imposer en toutes circonstances et que dessine en creux le film, non sans humour au demeurant5. Au sein de cette « ruche », la danse, coeur de l’institution et coeur du film, est également filmée à la manière d’un travail, dans sa quotidienneté, dans son caractère répétitif, mais aussi dans sa paradoxale banalité et son ennui diffus (qui a envie d’être danseur après avoir vu le film, sinon celui pour qui c’est une fatalité ?… Point de rêve – ce lieu commun de tous les discours sur la danse – ni d’artifice dans cette mise en scène du danseur, représenté non comme un artiste, au sens romanticiste du terme, mais d’abord comme un travailleur effectuant ses « heures » – lex orandi). Gestes réitérés chaque jour à la barre et devenus presque mécaniques, gestes choraux d’un corps de ballet où s’effacent les individualités6, gestes répétés, repris et sans cesse corrigés des solistes confrontés au miroir et à l’oeil du chorégraphe… Wiseman aime indéniablement à s’attarder dans les studios où les acteurs du Ballet de l’Opéra de Paris apprennent et répètent leurs rôles. Néanmoins, la répétition ne désigne pas seulement ici une phase précédant le spectacle final, elle est au sens propre la trame même de l’écriture du film, dont le montage, savant, réutilise les plans à la manière de leitmotivs, y compris les plus apparemment conventionnels (toits de Paris, associés à la rumeur de la ville, couloirs et escaliers silencieux de l’Opéra, à peine dérangés par quelques accords de piano…), comme pour refléter l’inlassable répétition qui fait l’essence de la vie du danseur.
Radioscopie au second degré?
Le spectateur ne manquera pas d’appréhender La Danse comme un film froid, gris – à l’image de son titre, dépassionné jusque dans son signifiant visuel -, tant dans sa lumière métallique et ses couleurs dominantes7 que dans son apparente absence de logique discursive. Un montage faussement erratique, juxtaposant sans lien des séquences-vérité d’allure fragmentaire, dépourvues d’ornementation musicale, contribue du reste à accentuer cet effet clinique. La Danse est le contraire d’un film romanesque, au sens où le romanesque est l’ordinaire du discours sur la danse. Le seul au fond que puisse admettre le balletomane, être de la légende et du mythe.
La vision naturaliste ne demeure pourtant qu’un point de départ méthodologique, un principe d’écriture – une discipline -, plutôt qu’une fin en soi. L’autopsie de l’institution, que seuls des naïfs voudront bien prendre pour objective (comme si une caméra, dès lors qu’elle est tenue par un homme, pouvait jamais l’être), distille ainsi constamment l’humour et le clin d’oeil amusé, appliqués au sujet de l’observation, du maître des opérations. Wiseman nous plonge dans les entrailles de l’institution, il nous en dissèque à sa manière les divers rouages (la métaphore scientiste ou médicale trouve une expression esthétique d’une grande force dans les plans nombreux s’attardant sur les couloirs sans charme, de type administratif, de l’Opéra, ou encore dans la séquence montrant justement les fameux sous-sols de l’Opéra, dépouillés du mythe littéraire – et du mythe tout court – ressemblant dès lors à n’importe quelle cave), mais en même temps, une sorte de second degré très discret vient se glisser dans les interstices d’un discours filmique qui semble a priori sans passion et que les parti-pris résolus au montage soulignent pourtant à l’envi. On pense notamment aux dialogues cryptiques, réservés aux seuls initiés, entre Ghislaine Thesmar et Pierre Lacotte, durant une répétition de Paquita, aux commentaires gentiment goguenards de Laurent Hilaire qui rythment les répétitions sur scène ou en studio du même ballet… Propos d’autant plus savoureux que, pris sur le vif, ils ne sont pas le résultat d’une mise en scène, mais d’un choix personnel, attentif et judicieux effectué au montage… Ou bien encore à cette séquence impayable de négociation, dans laquelle Wiseman montre avec insistance des mécènes américains réclamant à l’administrateur du Ballet de l’Opéra divers avantages pour les « adhérents qui payent 25000 dollars au minimum » et qui finissent par plaider la cause des généreux donateurs de Lehmann Brothers… Dans sa manière très particulière de filmer à ce moment délicat les regards et les visages, de laisser échapper un nom qui résonne de manière symbolique aux oreilles de tout un chacun, tout le poids des conventions sociales – la retenue, les masques, les non-dits – parvient à être suggéré, avec un art consommé de la caméra et de l’humanité tout à la fois…
Cet humour n’est cependant jamais exposé ni imposé comme tel au spectateur, il naît simplement de la distance amusée de ce faux Candide qu’est Wiseman plongé dans les arcanes d’une institution relevant à bien des égards de l’étrangeté, et pas seulement aux yeux d’un réalisateur américain, qui, comme on le sait, n’a rien d’un « innocent » aussi bien face au monde du ballet que face aux institutions françaises. Si aucune séquence n’est en soi grossièrement comique, presque toutes peuvent se lire aussi avec cette vision distancée et ironique, seul vecteur possible de la connaissance du lieu et des êtres qui le constituent. C’est cette polysémie interprétative qui fait justement la richesse du documentaire et tranchent avec le littéralisme adopté d’ordinaire dans les films de danse. Le documentaire de Frederick Wiseman n’est pas alourdi par une quelconque volonté démonstrative, il laisse en quelque sorte le spectateur libre du sous-titrage et du commentaire, de ce commentaire délibérément absent du montage final.
Représenter la représentation
Travailler, répéter, refaire, défaire et refaire à nouveau, ce soin quotidien, ennuyeux, vise cependant à un seul et unique but : la représentation. Le paradoxe bienvenu du film réside ainsi dans l’articulation de la sphère sociale et économique, dans laquelle sont pris tous les acteurs de l’institution à travers le labeur quotidien qui les réunit, et de la sphère artistique que recouvre la représentation publique. La peinture de la discipline artistique, « la danse », devient alors le relais naturel, logique de la peinture de l’institution, « le Ballet de l’Opéra de Paris », qui l’organise, la dirige et la met en scène. La Danse offre à cet égard, en contrepoint de la lente peinture du quotidien, de larges extraits du répertoire à l’affiche de l’Opéra de Paris durant la saison 2007-2008 (dont il ne se veut pourtant nullement une rétrospective pour la postérité), de Rudolf Noureev à Pierre Lacotte en passant par Mats Ek, Angelin Preljocaj, Pina Bausch ou Wayne McGregor… Mais au-delà de l’idée d’exposer la variété du répertoire chorégraphique de l’Opéra (le réalisateur n’est pas de ce point de vue – souhaitons-le – la voix de bois massif de Brigitte Lefèvre, il est avant tout pris dans une actualité particulière qui le dépasse et qu’il doit accepter comme telle), le documentaire de Frederick Wiseman permet surtout d’apprécier une manière particulièrement percutante de filmer la danse, un art certes photogénique, mais qui, étrangement, ne réussit que très rarement à se laisser capturer par une véritable intelligence cinématographique. Si Paquita peine à échapper à une certaine convention de réalisation (voulue ou subie?), des ballets tels que Le Songe de Médée ou Genus apparaissent au contraire admirablement filmés, avec une intimité, mais aussi un grain et un angle de vue tout à fait inhabituels, qui rendent aux visages toute cette richesse et cette expressivité que l’on perd parfois dans la salle, dès lors que l’on se trouve un tant soi peu à l’écart de la scène. La proximité recréée avec les danseurs en pleine action est ici absolument fascinante, bien loin de cet espèce de « degré zéro de l’écriture » ou d' »écriture blanche » pseudo-objective – parce que la caméra filme de face? – qu’apprécient tant les balletomanes dans les réalisations plus traditionnelles, marquées par une esthétique frontale et linéaire d’inspiration télévisuelle.
Ecrire le mot fin?
Avec La Danse, Frederick Wiseman ne fait sans nul doute qu’approfondir des méthodes éprouvées depuis ses premiers documentaires et auxquelles il est toujours resté fidèle quel que soit le sujet privilégié. Appliquées à la danse – l’art non-verbal par excellence, l’art le moins littéraire qui soit, le moins apte à être représenté autrement que par et pour lui-même – et plus particulièrement à son institution gardienne, l’Opéra, lieu hautement symbolique ouvert à tous les clichés, le film a néanmoins de quoi désorienter le public auquel il pourrait s’adresser en priorité8, dont la nature est de céder principalement à l’attraction du « danseur préféré » – « concept » absent, forcément absent, ici. Ni panégyrique ni pamphlet, il se situe très clairement au-dessus, ou en-deçà, des problématiques traditionnelles du film de danse, détournées en grande partie par les idéologies dérivées du romantisme. Wiseman invente – n’ayons pas peur des mots – une manière inédite de voir, de dire et de filmer la danse, qui prend délibérément le contre-pied des discours magiques. Ici, pas de héros – ou d’héroïnes – placés au centre de la scène (la métaphore des « étoiles » dit bien ce qu’elle a à dire), mais une succession d’êtres à la fois individualisés et interchangeables, au statut hiérarchique tu, filmés à rebours des attentes. Un film anti-monarchique sur une institution monarchique.
Mais bien au-delà du portrait concerté d’une compagnie et d’une institution, le film montre au final ces êtres qui « font » la danse – « How can we know the dancer from the dance? »9 – en leur redonnant cette humanité perdue qui rend justement possible l’émergence de l’extraordinaire, fruit paradoxal de l’ordinaire perpétuellement contraint. Dire et filmer la danse, objet fugace et éphémère, n’est-ce pas aussi, au sein même du désir de totalité dont témoigne le documentaire à la Wiseman, garder la trace, la mémoire du mouvement dansé en sachant aussi se glorifier avec humilité de l’ébauche, du fragment, du geste interrompu? Les séquences dansées prennent ici tout leur temps, belles démonstrations esthétiques sur l’art de filmer le mouvement chorégraphique, à l’opposé de l’esthétique du clip-vidéo, vecteur privilégié de la représentation vulgairement contemporaine de la danse – allegro vivace toujours. Aucune n’a pourtant de début ni de fin propres, ne cherche en cela à se substituer au spectacle ou à en offrir un condensé impossible. Et comme l’oeil du spectateur, la caméra est souvent distraite, s’attardant sur cet inessentiel qui fait aussi partie du jeu… La durée inhabituelle du film et sa structure fragmentaire – éclats de voix, de gestes et d’images – sont ici les symboles conjugués d’une exhaustivité que le réalisateur sait impossible à atteindre10. S’abreuver de détails, céder au « vertige de la liste », anoblir sans fin et sans avoir l’air d’y toucher l’anecdotique, tout en s’interrompant brutalement, tout en se refusant à clore – classiquement – La Danse. Il n’y a pas d’autre fin ici qu’une phrase en suspens.
1 Ces pointes sont bien terre-à-terre, si je puis dire… Le pied français et, partant, la pointe française, tellement réputés – à juste titre du reste –, vus de près paraissent sans grâce, sans finesse, empreints de trivialité malgré leur aspect rutilant, propre et soyeux. La boîte est lourde, carrée – dans le jargon, on parle de « sabots » -, à l’image de l’effet de géométrie typique de la danse et de la ligne françaises. Ni courbe ni ombre ne viennent seulement en affiner la silhouette… Quant aux mollets que portent ces jambes, que je mentionne parce qu’anonymes et en tous points semblables, nul besoin de préciser qu’ils restent, à raison sans doute, l’éternel complexe du danseur…
2 En réalité – rendons à César ce qui est à César, etc…-, le film révèle des propos sensiblement autres et la phrase, prise dans un contexte plus large, résonne alors d’un sens bien différent.
3 On aura reconnu ici la référence au fameux film, au titre prémonitoire (mais sans une once de second degré), Tout Près des Etoiles de Nils Tavernier (un hit incontournable balletomaniaque), précédé dans le temps du documentaire de Jérôme Laperrousaz, A l’Ecole des Etoiles. Sans doute y en a-t-il d’autres… Et si, en Russie, les étoiles s’appelaient des étoiles, nul doute que Bertrand Normand aurait appelé son film Etoile plutôt que Ballerina…
4 D’autres combinaisons ou variantes sont évidemment possibles.
5 Le New York Times la définit assez finement comme « a rhetorician in the grand french style ». La suite du propos est tout aussi pertinente pour ce qui est de l’appréciation du personnage tel que le livre le film, reflet sans aucun doute d’une certaine réalité : « It is sometimes hard to follow what she is talking about, but her energy and cadences are mesmerizing. » A.O. Scott, « Creating Dialogue From Body Language », The New York Times, 4 novembre 2009: L’article du New York Times
6 Est-ce vraiment un hasard si la seule danseuse à être reprise et corrigée par le maître de ballet Laurent Hilaire durant une répétition en studio de Paquita soit justement Mathilde Froustey, la danseuse littéralement la moins à sa place dans un corps de ballet?
7 A cet égard, le plan montrant l’escalier central du Palais Garnier, objet touristique par excellence, détourné de cette symbolique kitsch, apparaît ici comme le chef d’oeuvre d’une esthétique qu’on pourrait définir d' »anti-carte postale ».
8 Question: quel est le regard d’un indifférent ou d’un néophyte absolu sur ce film? Peut-il résister à ses 2h40 et à son absence d’informations ou va-t-il quitter la salle comme l’ont fait semble-t-il de nombreux spectateurs dans les salles parisiennes?
9 Vers de William Butler Yeats, extrait du poème « Among School Children », cité dans l’article du New York Times.
10 Frederick Wiseman dit avoir tourné près de 140h de film avant de se limiter à un film de 2h40
Vidéo : Bande-annonce