Bigmouth strikes again

A propos de La Danse – Le Ballet de l’Opéra de Paris (Frederick Wiseman)?

Si l’on veut bien la considérer comme une activité susceptible de noblesse – qui n’exclut pas la vanité -, la critique est toujours un essai, où sens où l’entendait Montaigne, c’est-à-dire un exercice du jugement. Non contrainte, elle peut prendre mille formes : panégyrique ou pamphlet certes, mais aussi description clinique, récit romanesque, discours analogique, digression feinte…  Fragile fragment de papier, elle demeure néanmoins. Au fond, le critique n’a qu’un devoir : l’intelligence, qui, comme en toutes choses, est d’abord celle du style. Dès lors, tout lui est permis,  jusqu’à la mauvaise foi.

Alastair Macauley, le britannique critique du New York Times, tonitruant – parfois – aux oreilles aisément irritées et irritables de la balletomanie internationale, découvre (à son âge!), à l’occasion d’une exposition new-yorkaise, que la danse est, comme on dit chez nous, un motif récurrent de la peinture de Watteau – auteur d’un pourtant fameux portrait de Marie-Anne Cupis de Camargo, dite la Camargo, l’un des plus grands noms de la danse du XVIIIème siècle. Il était temps! Un  feint/fin détour pour nous dire tout le mal qu’il pense – et il en a parfois bien besoin – du répertoire actuel de l’Opéra de Paris, tel que le montre Wiseman dans son film. Macauley, tout réticent qu’il soit envers les goûts artistiques de Dame Brigitte, n’a pourtant rien, quand on connaît sa prose, du réac  ordinaire et espéré – c’est bien cela qui est désespérément drôle. “Watteau, Music and Theater” makes the dance of that era feel pristine. Here is the sunrise of a tradition. Does Mr. Wiseman’s film show that tradition’s sunset? Two-thirds of the way through the film, I turned to my companion and whispered, “Maybe I don’t like ballet after all.” Oui, moi aussi, cher compagnon d’âme, parfois je me dis la même chose… « Pour la grâce dans le mouvement, regardez la toile », dit le titre de l’article.  Pour l’amour de l’esprit, lisez Macauley, mais pour la critique de cinéma, s’il vous plaît,  tournez la page…

The New York Times – For Grace in Motion, Look to the Canvas (Alastair Macauley) – 28/11/09

« I hadn’t even realized that the Watteau show would have any dance content. But just one look at Watteau’s own painting “Les Plaisirs du Bal” (“The Pleasures of the Ball,” on loan from the Dulwich Picture Gallery in London) ravished me as nothing in the Wiseman film ever began to. The sensation is not merely of Watteau’s exquisite painterliness. The picture shows a male-female duet (a minuet). It makes you feel the thrill of the space between the two dancers, the amplitude with which they address each other across it, the charm of the spectacle they afford for the viewers all around and — perhaps most appealing of all — the sense of acute stylistic connection between these two dancers and the society around them.

The dance of Watteau’s day was highly refined. The male dancer is demonstrating a lovely third position of the feet (dovetailing the ankles one before the other), a position that has had little usage since the 18th century. Many details of his deportment repay study. (The slight tilt of his torso, tipping toward her, is especially striking.) But this refinement, we see, is something the other people present share. We can believe that several of them could replace this couple in the dance with equal skill. The central couple of Watteau’s “Amour au Théâtre Français” seem to have commenced another such minuet, with all its pointedly significant address. Suggestions pour from every nuance here: the opposite of the choreography shown in the film.

For sheer choreography, just go to Watteau’s “Surprise.” The way those lovers’ arms are joined above their heads! The man’s other hand adroitly supports the woman’s back as he presses his lips onto her slightly turned-away face. He takes most of her weight and his own on one bent leg, whose line is marvelously mirrored by that of the guitarist in the painting’s other half. The male-female couple on the left are intimately involved in a dangerous liaison, and yet this attendant musician is a central part of it.

For sheer dance style, go to the turnout of the standing man’s pointed leg in Watteau’s “Enchanteur,” shown from the side to highlight its easy rotation from the hip. For harmony of line, Lancret’s painting of the ballerina Camargo and her partner enchants in the way the two dancers’ limbs each echo and extend the other’s, all while their heads incline in intimacy. Dance lovers will also find much rewarding detail in other paintings (not least Tiepolo’s “Dance in the Country”), costume sketches, drawings, etchings and porcelain figures, dating from 1681 to 1779.

It remains Watteau, in his genius, who best catches the dancing spirit of that age. Look again at “Les Plaisirs du Bal.” A man and a woman, arms open, look at each other across the dance floor. This simple moment is presented with a formal grace and a sensuousness that pierce the heart. »

Paris (Chaillot) – Dans l’esprit de Diaghilev

Dans l’esprit de Diaghilev
Cherkaoui / De Frutos / Maliphant / McGregor
Paris, Théâtre National de Chaillot
19 novembre 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

L’hommage est bien le maître-mot de notre temps. L’année 2009, choisie symboliquement pour célébrer, à grand renfort d’événements culturels, le centenaire des Ballets russes et leur première saison parisienne, n’aura de fait pas manqué de succomber à la tentation commémorative. Spectacles, expositions ou publications se sont ainsi multipliés de toutes parts, pour rappeler le souvenir de la troupe de Diaghilev, fondatrice d’une esthétique qui a sans conteste bouleversé l’histoire de la danse et des arts de la scène et dont on aimerait croire l’esprit encore vivant.

En contrepoint toutefois des célébrations officielles, et parfois dociles, offertes à travers le monde, et comme pour réaffirmer à point nommé que les Ballets russes furent d’abord le réceptacle d’une formidable créativité, propice à tous les arts, Alistair Spalding, le directeur artistique du Sadler’s Wells, invite quatre chorégraphes de notre temps, associés à son théâtre, pour un programme libre de créations, conçues « dans l’esprit de Diaghilev ». Créer des oeuvres actuelles, tout en se situant, par un thème, une image ou une musique, dans le sillage des Ballets russes, telle est l’idée à la fois aventureuse et paradoxale du projet. Un mois après sa première londonienne, l' »esprit de Diaghilev » s’empare du Théâtre de Chaillot pour trois dates jouées à guichet fermé. On aime à répéter la formule emblématique lancée sur le ton du défi par Diaghilev à Cocteau, mais que reste-t-il aujourd’hui de l’étonnement fondateur?

Chargée d’ouvrir la soirée, la pièce de Wayne McGregor, Dyad 1909, peine à exploiter de manière significative la référence obligée aux Ballets russes, en dépit d’un matériau musical et scénographique inédit au service de la chorégraphie. Moins pesant que dans d’autres ballets, mais tout aussi incongru, le prétexte affiché en est l’expédition d’Ernest Shakleton au Pôle Sud, l’année même de la première saison parisienne des Ballets Russes, en 1909 donc, comme le rappelle aux non-initiés le titre de l’oeuvre. L’ouvrage se développe ainsi dans une froide obscurité, sous la lumière métallique de néons bleutés, dans un fouillis de miroirs, réfléchissant de manière erratique des images vidéos à grande vitesse, à la lisibilité parfois douteuse. De son côté, la pénible composition musicale d’Ólafur Arnalds reprend à son compte l' »ésotérisme polaire » inscrit dans l’argument et emblématisé par… un ours au poil fourni, pris dans la tourmente chorégraphique de McGregor. La gestuelle aisément reconnaissable du chorégraphe s’y décline ici, sans surprise, sans beauté et sans la moindre pause, sous forme de solos, duos ou ensembles, qui permettent surtout d’apprécier le travail tout en puissance et en vigueur des huit interprètes de Random Dance, humanoïdes à l’androgynie affichée et troublante – accentuée ici par un travail visuel autour du masque. Oui, mais qu’y a-t-il au-delà? Qu’y a-t-il simplement ici-bas?

AfterLight, le solo de Russell Maliphant, s’affiche comme une sorte de contrepoint absolu à la pièce de McGregor, dont le travail semble encore et encore dédié au seul pouvoir de la matière, jusque dans ses ultimes développements physiques. Inspirée par les dessins d’un Nijinsky ayant déjà sombré dans la folie, l’oeuvre de Maliphant déploie en effet, à l’inverse, une spiritualité intense, hypnotique, mise en scène par un seul homme, derviche urbain des temps modernes. Au son des Gnossiennes de Satie, AfterLight explore dans le dénuement et la sophistication mêlés, les motifs du cercle, de la spirale, du tourbillon. La rotation, l’élévation, la chute, tous les fondamentaux de la danse universelle sont là, sublimés par Daniel Proietto, voisin de palier en survêt’ et danseur miraculeux. Si les Ballets russes marquent l’avènement d’une oeuvre d’art totale, dans laquelle chaque partie contribue de manière égale à l’élaboration du tout, sans avoir l’air d’y toucher, ce petit solo de rien, cette miniature de génie, est alors le meilleur exemple de la résurrection réussie de l’esprit d’un temps. Tout ici se tient absolument, dans un moment de pure beauté, à l’émotion inentamée : la musique lancinante de Satie, la lumière simple et savante réalisée par Michael Hull, tableau et décor vivant en osmose ou en lutte avec l’artiste, le corps concentré du danseur enfin, entre terre et ciel. Faune et Pétrouchka, animal et statue, homme qui danse tout simplement, il redevient, cent ans après, Nijinsky – notre Nijinsky. AfterLight le bien-nommé est au fond de ces courts moments de bonheur qui suffisent à combler une soirée, à en racheter même tous les « péchés ».

Si AfterLight se situe dans un entre deux mondes troublant, le Faun de Sidi Larbi Cherkaoui appartient, lui, résolument à la terre. Réécriture moderne de L’Après-Midi d’un Faune, aux sources explicites et à l’inspiration affichée, la chorégraphie de Cherkaoui offre, en lieu et place du presque-solo de Nijinsky, un véritable pas de deux, à la sensualité animale et acrobatique, dans laquelle la femme n’est plus simplement objet de désir, mais sujet désirant à l’égal de l’homme. Solo dédoublé, rencontre, puis corps à corps conjuguant grâce et brutalité au sein des forêts du mythe, ce Faun, puissamment interprété du reste par les mystérieux James O’Hara et Daisy Phillips, ne cède peut-être qu’à une tentation, celle de vouloir « faire moderne » à tout prix, mais de manière superficielle, en substituant à la seule musique de Debussy, un collage faisant alterner la partition originale et les sonorités électroniques de Nitin Sawhney. L’exercice de relecture chorégraphique n’en acquiert pas plus de sens ni de beauté, il n’en ressort qu’alourdi.

Eternal Damnation to Sancho and Sanchez de Javier de Frutos est la conclusion qui prive de mots. Et de larmes. Et ne nous laisse que le rire. Sans doute fallait-il mettre en scène délibérément, au sein d’un programme finalement très sage, un bon vieux scandale pour se donner l’illusion trompeuse que l’« Etonne-moi » de Cocteau possède encore aujourd’hui une actualité. Ni bon ni vieux pourtant, pur objet de consternation, et vrai pensum, la pièce – la plaisanterie? – de Javier de Frutos est une matière littérale à scandale, qui organise avec le plus parfait cynisme, aussi bien le départ continu de spectateurs que les huées finales, tous écrits dans la partition. Une démonstration en acte du conformisme de l’anticonformisme. Pape bossu et sodomite, laideur torturée à la Francis Bacon, nonnes engrossées et prêtres violés, jouant à l’Apollon de Balanchine, litanies de blasphèmes, entre f… et Ave Maria, chapelets cliquetants, épaisses fumées d’encens, décor parodique de Chapelle Sixtine, le tout revisité par Almodovar, – quoi de nouveau sous le soleil?… -, Eternal Damnation to Sancho and Sanchez ne fait qu’accumuler le grotesque et les signes outranciers, un temps rythmés par la Valse de Ravel, destinés à « faire horreur », dans une apothéose ultime de kitsch rose, vert ou jaune. Un néon de motel descendu des cieux affiche quelques instants ces mots, « Amuse me », et le monstre papal meurt électrocuté sur son trône dans un délire fumant et stroboscopique. « Abuse me », Javier, et tournez manèges… Ici-bas, on en rit encore.

Vidéo : Un extrait d’AfterLight de Russell Maliphant – Solo interprété par Daniel Proietto (1ère partie)
Vidéo : Un extrait d’AfterLight de Russell Maliphant – Solo interprété par Daniel Proietto (2ème partie)


Londres (Sadler’s Wells) – Birmingham Royal Ballet – Cyrano (D. Bintley)

Cyrano
Birmingham Royal Ballet
Londres, Sadler’s Wells Theatre
14 novembre 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Le Birmingham Royal Ballet est aujourd’hui, avec le Royal Ballet et l’English National Ballet, basés à Londres, l’une des trois principales compagnies de ballet classique au Royaume-Uni. Dirigée depuis 1995 par David Bintley, qui y officie également en tant que chorégraphe, la troupe est forte d’un effectif d’une soixantaine de danseurs, parmi lesquels figurent plusieurs solistes remarquables, à la tête d’un corps de ballet très solide et uni. Son répertoire compte par ailleurs, à côté des grands classiques que chaque troupe de ce type se targue de pouvoir représenter, un certain nombre de créations entrant dans le large champ de ce qu’on appellera, pour faire court, l’esthétique « néo-classique », pourvue ici de sa couleur anglaise propre, restée souvent proche du drame et du divertissement théâtral.

A l’occasion d’une tournée automnale au Sadler’s Wells, à Londres, le Birmingham Royal Ballet présente deux programmes illustrant sa politique actuelle de création, rendue possible par la générosité d’un public auquel la compagnie n’hésite apparemment pas à faire appel pour ses projets : le premier, Quantum Leaps, est composé de trois pièces lorgnant vers l’abstraction, le second, en contrepoint évident, met à l’affiche Cyrano, un « full-length ballet » dans la plus pure tradition du ballet narratif, créé en 2007 par David Bintley pour la compagnie qu’il dirige, sur une composition musicale inédite de Carl Davis.

On pourrait légitimement, tout particulièrement de ce côté-ci de la Manche, juger incongrue l’adaptation au genre chorégraphique, genre non-verbal par essence et par destin, du Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, pièce à la réputation universelle qui, au-delà de son caractère spectaculaire hérité du drame romantique, ne parle que de mots et de l’amour de la langue – notre langue. Comment en effet convertir dans le langage chorégraphique ce mythe français, composé de morceaux de bravoure fameux, cet écrin formidable offert à la voix de l’acteur, sinon par une autre forme de virtuosité, celle de la danse, qui restera toujours en-deçà de la littérature et du théâtre, en termes de richesse expressive et analytique?…

On ne s’interrogera pas plus avant sur la pertinence du projet, l’oeuvre chorégraphique existe et est à considérer comme telle, en marge de son ascendance théâtrale illustre, et non comme une substitution possible à celle-ci. Si comparaison n’est pas raison, pour éclairer le propos, il en est un peu – en termes d’obstacles à surmonter et de résultat formel – de ce Cyrano mis sur pointes comme du ballet de José Martinez, Les Enfants du Paradis, adapté lui aussi d’un autre « monument » – cinématographique celui-là. La troupe du Birmingham Royal Ballet n’est certes pas l’Opéra de Paris, au moins en termes d’effectifs, mais les moyens mis en oeuvre dans les deux cas pour fabriquer un spectacle ouvert à un large public, raffiné en même temps que lisible, pourvu d’une scénographie attractive et accommodé d’une musique cousue main et au service de l’action, sont en tout cas assez semblables. Le parallèle ne s’arrête pas du reste à la forme extérieure : le goût réitéré et plaisant pour la parodie et le second degré, la fascination pour le principe du théâtre dans le théâtre, ainsi que la marque des grandes influences chorégraphiques du passé, qu’on peut lire au travers de l’adaptation que nous offre David Bintley, sont aussi là pour nous rappeler l’attraction irrésistible des modèles établis et la difficulté qu’il y a aujourd’hui à faire oeuvre de créateur à part entière.

Envisagé pour lui-même, le ballet se révèle un modèle de construction narrative et de théâtralité, qui témoigne de surcroît d’une très fine compréhension du mélange des genres et des registres caractéristique du drame romantique français. Le rideau est déjà levé, lorsque le public pénètre dans la salle, sur la scène inaugurale représentant l’Hôtel de Bourgogne, autour duquel s’agitent comédiens, spectateurs et bretteurs en tous genres. Cyrano, Christian, Roxane, De Guiche et les cadets de Gascogne, tous nos héros sont là, infiniment proches, et c’est d’emblée que le drame se noue, la pirouette agile et l’épée à la main, au pied des tréteaux où se produit l’acteur Montfleury. L’ensemble de l’ouvrage se veut ainsi d’une fidélité scrupuleuse à ses sources, dans son découpage et ses différents tableaux, jusqu’au dénouement, plus épuré et symbolique sur le plan scénographique que le reste du ballet, mais traduisant sans débordement ni pompe le temps qui passe, la souffrance et la mort qui imprègnent l’atmosphère du dernier acte.

Par-delà sa littéralité scénographique et narrative, le ballet de David Bintley parvient à trouver sa marque personnelle dans un maniement habile et constant de l’humour et des références chorégraphiques réutilisées au second degré, en contrepoint de la mise en place de l’action. Le restaurant de Ragueneau devient ainsi prétexte à une variation hilarante sur le thème de l’Adage à la Rose, où, dans un grand moment de virtuosité, baguettes, croissants ou tartes viennent s’exposer en lieu et place des fleurs offertes à l’héroïne du ballet de Petipa. De même, les amours de Roxane et de Christian sont réécrites à travers le filtre de la scène du Balcon de Roméo et Juliette, qui inspire encore le personnage bouffon du Capucin – Frère Laurent de comédie -, tandis que l’ultime pas de deux entre Cyrano et Roxane – celui qui vient conclure le drame – n’est pas sans rappeler l’Onéguine de Cranko, dans ses accents les plus tragiques. L’anachronisme souriant est quant à lui exposé avec gourmandise par mille et un détails cocasses qui viennent épicer le spectacle : l’acteur Montfleury apparaît dans le costume de Louis XIV en Roi-Soleil, la maison de Roxane a des allures de manoir victorien, tandis qu’un réverbère londonien – et très peu « Grand Siècle » – occupe le centre du dernier tableau, sombre et dénudé, comme pour suggérer le passage du temps et le changement de registre. Plus subtile, une digression incongrue au sein de la narration, sur un mode « science-fictionnel », vient nous suggérer avec un clin d’oeil amusé que le vrai Cyrano de Bergerac fut l’auteur d’une Histoire comique des états et empires de la lune et du soleil

Pour le reste, le ballet demeure, faut-il le préciser, un cadeau inouï fait par David Bintley à sa compagnie et plus particulièrement à ses solistes. Si, au final, il n’exploite que de manière assez conventionnelle, pour une oeuvre « de cape et d’épée », les talents d’un corps de ballet (ici essentiellement composé de garçons) qui se montre au demeurant extrêmement vivant et discipliné dans les nombreuses scènes de combat, les solistes masculins de la troupe trouvent là un ouvrage chorégraphique apte à mettre en valeur leurs qualités dramatiques en même temps que leur virtuosité technique. Le rôle de Cyrano, créé à l’origine pour Robert Parker (qui le reprend à l’occasion de cette tournée londonienne), est tenu lors de la matinée du 14 novembre par le premier soliste Alexander Campbell qui y a fait ses débuts très récemment, tout comme Joseph Caley, l’interprète du rôle de Christian (pas plus tard qu’en octobre dernier, au Birmingham Hippodrome, où se produit régulièrement la compagnie). Son personnage, étrangement assez juvénile pour nos yeux de spectateurs de théâtre coutumiers de la pièce de Rostand, se situe peut-être davantage dans une forme d’ironie et d' »understatement » anglais que dans la gouaille et la verve fanfaronne à la française, plus directe, mais c’est toutefois dans sa confrontation avec le bellâtre Christian de Neuvillette que le personnage parvient véritablement à prendre son envol et à trouver toute son amplitude scénique et théâtrale. On ne sait si cette paire a été créée dans cette perspective spécifique, mais autant Cyrano est léger, virevoltant, virtuose – dans son mime comme dans sa danse – et, au fond, séduisant, malgré son célèbre appendice trop encombrant, autant Christian se révèle ici gauche, maladroit, lourd, affreusement niais, à force de spontanéité, malgré son faciès d’amoureux de théâtre, supposé charmant. La scène, très finement chorégraphiée et mise en scène, où Christian le malhabile feint de clamer de lui-même son amour à Roxane, tandis que Cyrano, caché, lui souffle, à coup de pantomime mélodramatique, les mots éloquents qui sauront la toucher est exemplaire de cette opposition symbolique, parfaitement incarnée par les deux artistes distribués conjointement. Roxane quant à elle est idéalement interprétée par Ambra Vallo, d’une vivacité et d’une grâce délicieuses dans toute la partie « solaire » du ballet, avant de se métamorphoser en une touchante et sombre héroïne de drame. Sa danse sait être délicatement musicale et les duos d’amour aux accents chorégraphiques macmillaniens – jusque dans les portés insolites et périlleux – sont de même assurés avec beaucoup d’aisance et de fluidité. Durant la scène du Siège d’Arras, vêtue en soldat, sa danse extrêmement féminine se fait au contraire virile, pleine d’ardeur, exprimant la puissance et la bravoure suggérées par une chorégraphie menée tambour-battant par l’ensemble des solistes et du corps de ballet. On mentionnera enfin dans les rôles secondaires, mais nullement anecdotiques, de Ragueneau et de Le Bret, les excellents James Barton et Kosuke Yamamoto. De manière plus générale, on ne peut qu’être séduit par la force théâtrale qui innerve l’ensemble du ballet : sens des emplois propres à chacun, richesse dramatique offerte par de nombreux rôles, au-delà des seuls héros, respect d’une certaine harmonie dans la manière de donner vie aux relations entre les divers protagonistes, absence de débordement « technologique » trivial au détriment du théâtre, roi de la fête dans son union réussie avec la danse.

Dans une France où la création chorégraphique peine bien souvent non seulement à faire sourire, mais aussi, tout simplement, à emporter, nul doute qu’on aimerait voir le ballet de cape et d’épée de David Bintley, si merveilleusement efficace, franchir la Manche et revenir jusqu’à ses sources!…

 

Images de novembre

Evguenia Obraztsova et David Makhateli,  La Belle au bois dormant, Londres, Royal Opera House, 14 novembre 2009 © artifactsuite
Ashley Bouder et Gonzalo Garcia,  Rubis, Paris, Opéra Garnier, 12 novembre 2009 © artifactsuite
Marie-Agnès Gillot et Karl Paquette, Diamants, Paris, Opéra Garnier, 12 novembre 2009 © artifactsuite

Fragments d’un discours sur la danse

A propos de La Danse – Le Ballet de l’Opéra de Paris (Frederick Wiseman)

Fragments d’un discours sur la danse

Tout avait pourtant mal commencé avec La Danse

« Preview »

L’affiche figure en gros plan un bouquet de tutus immaculés, prolongés de jambes habillées de collants rose chair, elles-mêmes croisées en une cinquième supposée parfaite, et terminées par des pointes de satin blanc, bien alignées en un triangle symbolique à l’équilibre brisé1, sur un tapis de flocons de neige épars. Sous la photo, en caractères noirs, d’inspiration vaguement Art Nouveau, se détache un titre, froid comme la lame d’un scalpel : « La Danse », puis, en forme de sous-titre grisâtre et administratif, « Le Ballet de l’Opéra de Paris ». Tranchant?… Un titre qui enfonce plutôt qu’il ne suggère, un titre qui dit tout et qui ne dit rien, dans sa volonté de conjuguer, non sans lourdeur, l’universel et le particulier, l’éternel et l’éphémère. « La danse » se résout-elle dans une équivalence nécessaire avec « le Ballet de l’Opéra de Paris »? La césure a-t-elle ici pour fonction de juxtaposer deux syntagmes de valeur équivalente, comme dans une suite ébauchée et désordonnée, ou vaut-elle pour deux points explicatifs et définitifs? « Le Ballet de l’Opéra de Paris » est-il une illustration particulière, choisie par accident ou par attachement subjectif, de « la danse », dans l’infinité de ses possibles?… Et d’ailleurs, qu’est-ce que « la danse »?…

Mais ce n’est pas fini. Dans la bande-annonce qui accompagne la sortie du film, les « minkuseries » traditionnelles alternent avec les sonorités modernes et électroniques, les scènes de cours et de répétitions avec les séquences de spectacles, la transpiration avec les paillettes, le tee-shirt déchiré avec le tulle au fini impeccable. Et puis, tout y passe, ou à peu près, à toute vitesse, à la manière d’une litanie bien rythmée  et connue d’avance : toits de Paris, ciel bas et lourd, Sacré-Coeur, miel de l’Opéra, rotonde Zambelli, oeil-de-boeuf, pointes, chignons, couloirs, escaliers, cours de danse, piano, Noëlla Pontois, projecteurs et robes de taffetas virevoltantes… Le rêve ultime du balletomane… Parcourir le labyrinthe caché aux yeux des profanes, se repaître d’images indéfiniment répétées, encore et encore… L’Opéra au pays des merveilles… Toute la religion est là, condensée en quelques brèves minutes, jusqu’à l’énoncé verbal du dogme par la reine Brigitte en personne, assenant à ses sujets-danseurs, comme en une sorte de figure rhétorique obligée, qu’ils sont « (quand même) la meilleure compagnie du monde »2… Sourires entendus.

Bien sûr, ce « preview » est partiellement une illusion, concoctée par des spécialistes du marketing, qui n’offre qu’une image biaisée, apéritive, commerciale, du film de Frederick Wiseman. Ceux qui ont cru avec la foi des convaincus que La Danse serait une nouvelle et délicieuse variation sur le thème convenu et inépuisable de l’ « étoile » – mot magique et affolant – en auront été pour leurs frais, malgré les 2h40 que dure le film. Non seulement La Danse ne tente à aucun moment de nous faire approcher ou mieux connaître ces astres métaphoriques attachés à l’univers du ballet3, mais d’une certaine manière, il nous en éloigne inexorablement, par son refus affiché de la mythologie, du glamour, et – justement – des « stars », représentations illusoires forgées par le seul imaginaire du spectateur. Les « étoiles » – au sens hiérarchique du terme – sont là certes, bien plus présentes au demeurant que les danseurs du corps de ballet, mais, ni belles ni laides, ordinaires, elles ressembleraient presque à n’importe qui, humaines et simplement vivantes qu’elle sont… Nous éloigner – et s’éloigner soi-même – d’une réalité donnée, s’abstraire de ce qu’elle porte en termes de connotation et de symbolisme, l’observer donc avec un oeil neuf, distant et dépassionné, et cependant acharné et patient, pour incidemment l’appréhender et l’analyser dans sa vérité quotidienne, telle est la méthode propre à Frederick Wiseman, le point de départ de son esthétique naturaliste, éprouvée à travers ses différents documentaires – des modèles du genre. Quant à cet effet d’annonce plein de bruit et de lumière, il a tout l’air, a posteriori, d’un montage mûrement réfléchi – involontairement drôle ou délibérément cynique – destiné à attirer comme un aimant le balletomane, mû de manière irrésistible et pavlovienne par la tétralogie tutu-pointes-barre-brigitte4, et à le prendre à son propre piège, incluant jusqu’à la déception. Un truc à la Pialat, du genre:  « Vous vouliez des diadèmes…, eh bien…, vous n’en aurez pas…  » Tra-la-la.

Interdit au balletomane d’entrer

Destiné apparemment au balletomane, La Danse n’est pas un film de balletomane. Il en serait même à certains égards l’antidote, le contre-poison… Un anti-Tout Près des Etoiles, si l’on veut… Un film  en tout cas délesté de toutes les mythologies de L’Age heureux… Un salutaire retour au réel donc… De quoi respirer quelque peu dans un univers religieux, magique, furieux et passionné jusqu’à l’extrême, et se donner par là-même la possibilité de voir les choses « autrement »…

Débarrassé du soupçon né de la contemplation d’une affiche et d’une bande-annonce qui jouent manifestement sur les stéréotypes les plus éculés et les plus délectables, La Danse se présente alors pour ce qu’il est vraiment, un film d’auteur, personnel, éminemment social, sinon politique, sur une institution baptisée « Ballet de l’Opéra de Paris », et dont l’activité principale – la fonction sociale pour être précis – est bien « la danse ». Voilà pour le décryptage d’un titre qui semble comme revendiquer pour lui la neutralité scientifique. A rebours des habitudes, le point de vue n’est plus celui d’un « spectateur engagé », ouvertement aimant ou critique, mais bien celui d’un créateur en retrait au « regard éloigné » – et pourtant obsessionnel. On touche là au coeur de l’écriture cinématographique de La Danse, au point focal de la « poétique » wisemanienne, paradoxale en ce qu’elle conjugue proximité et éloignement, intimité et distance, engagement et détachement, dans sa manière unique de cheminer sans fin dans le silence – en toute discrétion – au sein d’une institution se confondant avec un lieu emblématique. A cet égard, il est bon de faire remarquer que si le film avait pris pour sujet une compagnie de ballet du même type et d’ampleur comparable, il aurait évidemment été différent dans son contenu (on sait que Wiseman a signé en 1995 un documentaire sur l’ABT) – tant le Ballet de l’Opéra de Paris est à coup sûr unique en son genre – mais il y a fort à parier que sa forme, au sens rhétorique du terme, eût été pourtant la même. Le réalisateur en effet se refuse constamment au face-à-face (alors même que le ballet – classique – est – d’abord peut-être – un face-à-face), à l’individuation, à la posture idéalisante (dont la critique n’est jamais que le revers obligé), ainsi qu’au commentaire explicatif ou didactique. Application pratique de ces principes esthétiques fondamentaux, le film ne comporte aucune interview, aucune légende, aucun nom de personne ou de lieu, aucun titre d’oeuvre, aucune bande-son, sinon celle qui accompagne les oeuvres interprétées.

De quoi prendre sans doute de court le spectateur, qu’il soit néophyte – peu au fait donc du monde de la danse  et du fonctionnement de l’Opéra -, ou bien connaisseur – apte de fait à reconnaître et à saisir le sous-texte du film, la moindre allusion qu’il comporte. Dans l’absolu toutefois, il importe peu que celui-ci soit à même de reconnaître Nicolas Le Riche ou Laetitia Pujol et d’identifier un pas de deux tiré de Paquita ou une scène du Songe de Médée. Au fond, l’absence d’indices – le refus même de l’indice –, nominatifs ou discursifs, est une invitation valant pour tous à redevenir non seulement ignorant, mais innocent – ce que le balletomane n’est à coup sûr à aucun moment – par son être et sa condition mêmes de balletomane.

Si Brigitte Lefèvre, « reine de la danse » à l’Opéra, paraît effectivement omniprésente dans ses fonctions de grand manitou-chef d’orchestre de l’institution, à aucun moment le film ne semble en toute conscience se préoccuper de mettre en valeur des personnalités en particulier – d’entrer dans l’idéologie bien connue du « star-system » -, ou d’entretenir les hiérarchies et les mythes construits en creux par l’institution ou le public. Symboliquement, le film ne montre pas les « événements » balletomaniaques par excellence que peuvent être le concours de promotion, et plus encore la nomination d’étoile, alors même que la durée de réalisation du film et l’actualité du moment eussent pu tout à fait le lui permettre. Wiseman filme au contraire et sans exclusive la banalité du quotidien dans tout ce que le temps et le lieu lui offrent – du sous-sol au grenier et de la femme de ménage à la directrice – et qui, en l’espèce, se situe bien au-delà de  « la danse » proprement dite, conçue dans ses seuls développements technique et artistique. Ordinateurs, téléphones, bureaux étroits, couloirs gris, escaliers déserts, portes en verre opaque,  aspirateurs, cantine, néon,  plats industriels, Wiseman accumule avec délectation les objets du quotidien, faisant de l’Opéra un véritable « empire des signes » qui a parfois plus à voir avec Extension du domaine de la lutte qu’avec la mythologie de L’Age heureux. Quant à l’action, on semble ici passer son temps en réunion – comme dans n’importe quelle administration française. Ce renoncement à l' »exceptionnel » – tout ce qui fait palpiter le coeur anxieux du balletomane – est comme le leitmotiv qui parcourent les  différentes séquences de La Danse. Cet aspect fondateur touche du reste jusqu’à la représentation (filmique) de la représentation (théâtrale).  Wiseman brise l’antique frontière sacrée qui sépare la scène du public – le Grand Absent du film -,  filme « autrement » , en substituant au face-à-face direct la vision latérale.

Dans l’optique naturaliste qui semble être celle du réalisateur, l’anonymat revendiqué et pris comme idéal esthétique et moral (il reste un idéal, sinon une utopie, car la reconnaissance, au moins partielle, s’avère sans doute inévitable, y compris pour le non-spécialiste) et l’attachement forcené à une certaine banalité apparaissent alors non seulement comme des moyens de mettre à distance un objet d’étude chargé, voire surchargé, en symbolisme, mais aussi comme des clés essentielles de la compréhension de l’oeuvre,  des élément centraux de la déconstruction nécessaire du sujet à laquelle le film se livre  –  en douceur.

Eloge du travail

Film social et politique, La Danse omet volontairement de représenter la danse sous les apparences – sous les espèces – de la magie et des paillettes que fabrique et cultive le regard fasciné du public – au risque même de travestir une réalité qui relève d’abord de la confection artisanale et patiente. Il choisit ainsi de nous parler du travail au quotidien et de ce cycle fait de gestes  innombrables et indéfiniment répétés par l’ensemble des corps de métier qui forment l’institution Opéra. L’image de la ruche – celle-là même installée sur les toits du Palais Garnier que filme non sans raison Wiseman – pourrait ainsi évoquer, même s’il s’agit là d’un parallèle très conventionnel, l’activité « bourdonnante » attachée au lieu, la palpitation vitale qui remue ses entrailles. Elle suggère encore l’idée d’une société autonome, avec ses hiérarchies et son fonctionnement bien réglé. Le travail comme leitmotiv de la narration est de fait montré, affiché complaisamment, à tous les échelons, de la femme de ménage et du cuisinier (« de couleur » –  comme on dit dans la méprisable novlangue contemporaine -, double lecture sociale, voire sociologique, non imposée) à la couturière et au teinturier, et jusqu’à la Directrice de la Danse, omniprésente et plus vraie que nature dans cette mise en scène perpétuelle d’elle-même qu’elle semble imposer en toutes circonstances et que dessine en creux le film, non sans humour au demeurant5. Au sein de cette « ruche », la danse, coeur de l’institution et coeur du film, est également filmée à la manière d’un travail, dans sa quotidienneté, dans son caractère répétitif, mais aussi dans sa paradoxale banalité et son ennui diffus (qui a envie d’être danseur après avoir vu le film, sinon celui pour qui c’est une fatalité ?… Point de rêve – ce lieu commun de tous les discours sur la danse – ni d’artifice dans cette mise en scène du danseur, représenté non comme un artiste, au sens romanticiste du terme, mais d’abord comme un travailleur effectuant ses « heures » – lex orandi). Gestes réitérés chaque jour à la barre et devenus presque mécaniques, gestes choraux d’un corps de ballet où s’effacent les individualités6, gestes répétés, repris et sans cesse corrigés des solistes confrontés au miroir et à l’oeil du chorégraphe… Wiseman aime indéniablement à s’attarder dans les studios où les acteurs du Ballet de l’Opéra de Paris apprennent et répètent leurs rôles. Néanmoins, la répétition ne désigne pas seulement ici une phase précédant le spectacle final, elle est au sens propre la trame même de l’écriture du film, dont le montage, savant, réutilise les plans à la manière de leitmotivs,  y compris les plus apparemment conventionnels (toits de Paris, associés à la rumeur de la ville, couloirs et escaliers silencieux de l’Opéra, à peine dérangés par quelques accords de piano…), comme pour refléter l’inlassable répétition qui fait l’essence de la vie du danseur.

Radioscopie au second degré?

Le spectateur ne manquera pas d’appréhender La Danse comme un film froid, gris – à l’image de son titre, dépassionné jusque dans son signifiant visuel -, tant dans sa lumière métallique et ses couleurs dominantes7 que dans son apparente absence de logique discursive. Un montage faussement erratique, juxtaposant sans lien des séquences-vérité d’allure fragmentaire, dépourvues d’ornementation musicale, contribue du reste à accentuer cet effet clinique. La Danse est le contraire d’un film romanesque, au sens où le romanesque est l’ordinaire du discours sur la danse. Le seul au fond que puisse admettre le balletomane, être de la légende et du mythe.

La vision naturaliste ne demeure pourtant qu’un point de départ méthodologique, un principe d’écriture – une discipline -, plutôt qu’une fin en soi. L’autopsie de l’institution, que seuls des naïfs voudront bien prendre pour objective (comme si une caméra, dès lors qu’elle est tenue par un homme, pouvait jamais l’être), distille ainsi constamment l’humour et le clin d’oeil amusé, appliqués au sujet de l’observation, du maître des opérations. Wiseman nous plonge dans les entrailles de l’institution, il nous en dissèque à sa manière les divers rouages (la métaphore scientiste ou médicale trouve une expression esthétique d’une grande force dans les plans nombreux s’attardant sur les couloirs sans charme, de type administratif, de l’Opéra, ou encore dans la séquence montrant justement les fameux sous-sols de l’Opéra, dépouillés du mythe littéraire – et du mythe tout court – ressemblant dès lors à n’importe quelle cave), mais en même temps, une sorte de second degré très discret vient se glisser dans les interstices d’un discours filmique qui semble a priori sans passion et que les parti-pris résolus au montage soulignent pourtant à l’envi. On pense notamment aux dialogues cryptiques, réservés aux seuls initiés, entre Ghislaine Thesmar et Pierre Lacotte, durant une répétition de Paquita, aux commentaires gentiment goguenards de Laurent Hilaire qui rythment les répétitions sur scène ou en studio du même ballet… Propos d’autant plus savoureux que, pris sur le vif, ils ne sont pas le résultat d’une mise en scène, mais d’un choix personnel, attentif et judicieux effectué au montage… Ou bien encore à cette séquence impayable de négociation, dans laquelle Wiseman montre avec insistance des mécènes américains réclamant à l’administrateur du Ballet de l’Opéra divers avantages pour les « adhérents qui payent 25000 dollars au minimum » et qui finissent par plaider la cause des généreux donateurs de Lehmann Brothers… Dans sa manière très particulière de filmer à ce moment délicat les regards et les visages, de laisser échapper un nom qui résonne de manière symbolique aux oreilles de tout un chacun, tout le poids des conventions sociales – la retenue, les masques, les non-dits – parvient à être suggéré, avec un art consommé de la caméra et de l’humanité tout à la fois…

Cet humour n’est cependant jamais exposé ni imposé comme tel au spectateur, il naît simplement de la distance amusée de ce faux Candide qu’est Wiseman plongé dans les arcanes d’une institution relevant à bien des égards de l’étrangeté, et pas seulement aux yeux d’un réalisateur américain, qui, comme on le sait, n’a rien d’un « innocent » aussi bien face au monde du ballet que face aux institutions françaises. Si aucune séquence n’est en soi grossièrement comique, presque toutes peuvent se lire aussi avec cette vision distancée et ironique, seul vecteur possible de la connaissance du lieu et des êtres qui le constituent. C’est cette polysémie interprétative qui fait justement la richesse du documentaire et tranchent avec le littéralisme adopté d’ordinaire dans les films de danse. Le documentaire de Frederick Wiseman n’est pas alourdi par une quelconque volonté démonstrative, il laisse en quelque sorte le spectateur libre du sous-titrage et du commentaire, de ce commentaire délibérément absent du montage final.

Représenter la représentation

Travailler, répéter, refaire, défaire et refaire à nouveau, ce soin quotidien, ennuyeux, vise cependant à un seul et unique but : la représentation. Le paradoxe bienvenu du film réside ainsi dans l’articulation de la sphère sociale et économique, dans laquelle sont pris tous les acteurs de l’institution à travers le labeur quotidien qui les réunit, et de la sphère artistique que recouvre la représentation publique. La peinture de la discipline artistique, « la danse », devient alors le relais naturel, logique de la peinture de l’institution, « le Ballet de l’Opéra de Paris », qui l’organise, la dirige et la met en scène. La Danse offre à cet égard, en contrepoint de la lente peinture du quotidien, de larges extraits du répertoire à l’affiche de l’Opéra de Paris durant la saison 2007-2008 (dont il ne se veut pourtant nullement une rétrospective pour la postérité), de Rudolf Noureev à Pierre Lacotte en passant par Mats Ek, Angelin Preljocaj, Pina Bausch ou Wayne McGregor… Mais au-delà de l’idée d’exposer la variété du répertoire chorégraphique de l’Opéra (le réalisateur n’est pas de ce point de vue – souhaitons-le – la voix de bois massif de Brigitte Lefèvre, il est avant tout pris dans une actualité particulière qui le dépasse et qu’il doit accepter comme telle), le documentaire de Frederick Wiseman permet surtout d’apprécier une manière particulièrement percutante de filmer la danse, un art certes photogénique, mais qui, étrangement, ne réussit que très rarement à se laisser capturer par une véritable intelligence cinématographique. Si Paquita peine à échapper à une certaine convention de réalisation (voulue ou subie?), des ballets tels que Le Songe de Médée ou Genus apparaissent au contraire admirablement filmés, avec une intimité, mais aussi un grain et un angle de vue tout à fait inhabituels, qui rendent aux visages toute cette richesse et cette expressivité que l’on perd parfois dans la salle, dès lors que l’on se trouve un tant soi peu à l’écart de la scène. La proximité recréée avec les danseurs en pleine action est ici absolument fascinante, bien loin de cet espèce de « degré zéro de l’écriture » ou d' »écriture blanche » pseudo-objective – parce que la caméra filme de face? – qu’apprécient tant les balletomanes dans les réalisations plus traditionnelles, marquées par une esthétique frontale et linéaire d’inspiration télévisuelle.

Ecrire le mot fin?

Avec La Danse, Frederick Wiseman ne fait sans nul doute qu’approfondir des méthodes éprouvées depuis ses premiers documentaires et auxquelles il est toujours resté fidèle quel que soit le sujet privilégié. Appliquées à la danse – l’art non-verbal par excellence, l’art le moins littéraire qui soit, le moins apte à être représenté autrement que par et pour lui-même – et plus particulièrement à son institution gardienne, l’Opéra, lieu hautement symbolique ouvert à tous les clichés, le film a néanmoins de quoi désorienter le public auquel il pourrait s’adresser en priorité8, dont la nature est de céder principalement à l’attraction du « danseur préféré »  – « concept » absent, forcément absent, ici. Ni panégyrique ni pamphlet, il se situe très clairement au-dessus, ou en-deçà, des problématiques traditionnelles du film de danse, détournées en grande partie par les idéologies dérivées du romantisme. Wiseman invente – n’ayons pas peur des mots – une manière inédite de voir, de dire et de filmer la danse, qui prend délibérément le contre-pied des discours magiques. Ici, pas de héros – ou d’héroïnes – placés au centre de la scène (la métaphore des  « étoiles » dit bien ce qu’elle a à dire), mais une succession d’êtres à la fois individualisés et interchangeables, au statut hiérarchique tu, filmés à rebours des attentes. Un film anti-monarchique sur une institution monarchique.

Mais bien au-delà du portrait concerté d’une compagnie et d’une institution, le film montre au final ces êtres qui « font » la danse – « How can we know the dancer from the dance? »9 – en leur redonnant cette humanité perdue qui rend justement possible l’émergence de l’extraordinaire, fruit paradoxal de l’ordinaire perpétuellement contraint. Dire et filmer la danse, objet fugace et éphémère, n’est-ce pas aussi, au sein même du désir de totalité dont témoigne le documentaire à la Wiseman, garder la trace, la mémoire du mouvement dansé en sachant aussi se glorifier avec humilité de l’ébauche, du fragment, du geste interrompu? Les séquences dansées prennent ici tout leur temps, belles démonstrations esthétiques sur l’art de filmer le mouvement chorégraphique, à l’opposé de l’esthétique du clip-vidéo, vecteur privilégié de la représentation vulgairement contemporaine de la danse – allegro vivace toujours. Aucune n’a pourtant de début ni de fin propres, ne cherche en cela à se substituer au spectacle ou à en offrir un condensé impossible. Et comme l’oeil du spectateur, la caméra est souvent distraite, s’attardant sur cet inessentiel qui fait aussi partie du jeu… La durée inhabituelle du film et sa structure fragmentaire – éclats de voix, de gestes et d’images – sont ici les symboles conjugués d’une exhaustivité que le réalisateur sait impossible à atteindre10. S’abreuver de détails, céder au « vertige de la liste », anoblir sans fin et sans avoir l’air d’y toucher  l’anecdotique, tout en s’interrompant brutalement, tout en se refusant à clore – classiquement – La Danse. Il n’y a pas d’autre fin ici qu’une phrase en suspens.

1 Ces pointes sont bien terre-à-terre, si je puis dire… Le pied français et, partant, la pointe française, tellement réputés – à juste titre du reste –, vus de près paraissent sans grâce, sans finesse, empreints de trivialité malgré leur aspect rutilant, propre et soyeux. La boîte est lourde, carrée – dans le jargon, on parle de « sabots » -, à l’image de l’effet de géométrie typique de la danse et de la ligne françaises. Ni courbe ni ombre ne viennent seulement en affiner la silhouette… Quant aux mollets que portent ces jambes,  que je mentionne parce qu’anonymes et en tous points semblables, nul besoin de préciser qu’ils restent, à raison sans doute, l’éternel complexe du danseur…

2 En réalité – rendons à César ce qui est à César, etc…-, le film révèle des propos sensiblement autres et la phrase, prise dans un contexte plus large, résonne alors d’un sens bien différent.

3 On aura reconnu ici la référence au fameux film, au titre prémonitoire (mais sans une once de second degré), Tout Près des Etoiles de Nils Tavernier (un hit incontournable balletomaniaque), précédé dans le temps du documentaire de Jérôme Laperrousaz, A l’Ecole des Etoiles. Sans doute y en a-t-il d’autres… Et si, en Russie, les étoiles s’appelaient des étoiles, nul doute que Bertrand Normand aurait appelé son film Etoile plutôt que Ballerina…

4 D’autres combinaisons ou variantes sont évidemment possibles.

5 Le New York Times la définit assez finement comme « a rhetorician in the grand french style ». La suite du propos est tout aussi pertinente pour ce qui est de l’appréciation du personnage tel que le livre le film, reflet sans aucun doute d’une certaine réalité : « It is sometimes hard to follow what she is talking about, but her energy and cadences are mesmerizing. » A.O. Scott, « Creating Dialogue From Body Language », The New York Times, 4 novembre 2009: L’article du New York Times

6 Est-ce vraiment un hasard si la seule danseuse à être reprise et corrigée par le maître de ballet Laurent Hilaire durant une répétition en studio de Paquita soit justement Mathilde Froustey, la danseuse littéralement la moins à sa place dans un corps de ballet?

7 A cet égard, le plan montrant l’escalier central du Palais Garnier, objet touristique par excellence, détourné de cette symbolique kitsch, apparaît ici comme le chef d’oeuvre d’une esthétique qu’on pourrait définir d' »anti-carte postale ».

8 Question: quel est le regard d’un indifférent ou d’un néophyte absolu sur ce film? Peut-il résister à ses 2h40 et à son absence d’informations ou va-t-il quitter la salle comme l’ont fait semble-t-il de nombreux spectateurs dans les salles parisiennes?

9 Vers de William Butler Yeats, extrait du poème « Among School Children », cité dans l’article du New York Times.

10 Frederick Wiseman dit avoir tourné près de 140h de film avant de se limiter à un film de 2h40

Vidéo : Bande-annonce

Paris (TCE) – Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg – Don Quichotte

Don Quichotte
Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg
Paris, Théâtre des Champs-Elysées
31 octobre 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Qui aurait cru d’avance qu’Irina Kolesnikova, encore et toujours associée à l’image dramatique et lyrique du Cygne, devenue comme l’emblème visuel de sa compagnie, eût pu faire une Kitri aussi naturelle, drôle et flamboyante que celle qu’elle a livrée au Théâtre des Champs-Elysées en ce 31 octobre? Pourtant, plus qu’un autre peut-être, le rôle de la joyeuse fille de Barcelone semble fait pour elle et son tempérament puissant et fougueux. Mélange de gouaille et de distinction, sa Kitri brille par son charme piquant, sa générosité, sa sensualité de bon aloi … et par un abattage digne en tous points d’un Don Quichotte russe, mené à un train d’enfer. Mais au-delà de sa ballerine principale, qui tend parfois à éclipser le reste de la troupe – au point que les distributions ne sont même plus fournies par la production -, il faut dire que le ballet sied particulièrement bien aux artistes du Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg. Bien qu’exigeant, il est moins strictement et continûment marqué par l’académisme que les grands ballets dramatiques que sont Le Lac des cygnes, Giselle ou La Bayadère, sans compter que la jeunesse, la vitalité et le style raffiné des danseurs – les qualités propres à la troupe de Konstantin Tashkin – trouvent idéalement à s’exprimer dans les scènes de caractère qui font tout le sel de l’ouvrage.

La version que présente le Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg est semblable dans sa forme et sa structure à celle qui figure au répertoire du Théâtre Mariinsky, à commencer par le prologue mimé mettant en scène Don Quichotte et Sancho Pança seuls et sans accessoires devant le rideau de scène. La chorégraphie est adaptée toutefois à un ensemble réduit de danseurs itinérants, ne disposant pas de surcroît des moyens scénographiques d’un grand théâtre (Don Quichotte et Sancho Pança notamment voyagent à pied et non sur leur monture traditionnelle – cheval ou âne – le TCE n’a pas offert la ménagerie…). Si quelques coupures mineures sont à signaler, comme la scène du théâtre de marionnettes dans le camp des Gitans ou la Danse Orientale à l’acte III, l’essentiel de la chorégraphie est préservé, jusqu’au Grand Pas final, son pas de six et ses diverses variations, dans l’esprit vif, enlevé et joyeux qui se prête à un ballet de caractère. Les décors sur toile peinte sont assez réussis, trouvent un juste équilibre entre réalisme pittoresque et sobriété colorée (loin du style « nouveau riche » que peut parfois inspirer le SPBT en tant que compagnie privée d’un magnat russe), tandis que les costumes espagnols ou gitans trahissent un investissement plus limité, peut-être au profit des tenues renversantes portées successivement par Irina Kolesnikova – « plaisir des yeux », comme on dit là-bas…

Néanmoins, la belle ne se contente pas d’être belle – ce qu’elle est sans conteste – et d’arborer des tutus ravissants… La Kitri d’Irina, en effet, brille autant par son énergie et sa virtuosité que par ses qualités théâtrales et comiques. Ballet de bravoure, ballet de caractère, ballet comique, Don Quichotte semble en adéquation parfaite avec son tempérament sensuel et terrestre, conjugué ici à sa maîtrise remarquable du style « escuela bolera » (on pourrait dire ainsi qu’au-delà de l’objet, dans ses ports de bras comme dans ses ports de tête, elle a, de manière jouissive, le « sens des castagnettes »), qui s’y engouffrent avec une gourmandise et un sens du sourire au premier degré très appréciables. Le seul moment où l’on pourrait émettre quelques réserves est l’acte des Dryades, où sa Dulcinée apparaît peut-être par trop éclatante et humaine, manquant d’un certain lyrisme et d’un certain abandon propices au rêve. Pour le reste, la chorégraphie met notamment en valeur son aplomb, jamais pris en défaut, ses équilibres naturels et ses développés très fluides, ainsi qu’un ballon remarquable qui lui permet des sauts puissants, nerveux, mais dépourvus d’une agressivité par trop contemporaine, qualité que l’on retrouve encore dans un subtil travail de pointes, de ces pointes qui oublient de se ficher dans le sol comme des couteaux dans le coeur d’un taureau andalou. La pantomime est bien menée, superbement lisible, et surtout, ne connaît aucun temps mort : elle sait se montrer successivement séductrice, mauvaise fille, coquine et coquette avec les différents comparses, et par-dessus tout, elle possède cette force de vie inentamée qui fait tout le prix du personnage. Jusqu’à en lâcher malencontreusement son éventail dans le dernier acte… La scène de rencontre avec Gamache (interprété par Dmitry Shevtsov), qui réussit lui-même à être grossièrement ridicule sans excès gênant, redessine ainsi les contours d’une parfaite petite comédie de moeurs où l’absence de danse ne crée nul effet de manque auprès du spectateur. Le public rit de bon coeur et l’on en redemande… La complicité avec Basilio, incarné par le sympathique et souriant Yuri Kovalev, est palpable, et si celui-ci n’est pas un virtuose impeccable à la Lobukhin ou à la Sarafanov, il sait faire oublier ses approximations techniques, ainsi qu’une certaine lourdeur de géant, par une générosité, une simplicité et un engagement qui s’expriment de manière drolatique dans la scène de la fausse mort, particulièrement bien enlevée.

Le ballet est certes dominé par la personnalité de « la » Kolesnikova et sa maîtrise de toutes les facettes du rôle – au point qu’elle n’aurait franchement rien à envier à bien des solistes actuelles du Mariinsky (ou d’ailleurs!) -, mais ici, la troupe, manifestement heureuse de danser, ne démérite en rien à ses côtés. Si la Giselle pouvait laisser sceptique quant à la pantomime, parfois maladroite, pratiquée dans le premier acte, ce Don Quichotte s’avère en revanche très juste et convaincant dans le ton et l’esprit pour ce qui est de la mise en scène générale de l’action : les rôles de Don Quichotte (Pavel Kholoimenko), Sancho Pança (Dmitri Lysenko), Gamache (Dmitri Shevtsov) ou Lorenzo (Dymchik Saykeev – également Roi Gitan) sont campés avec force et intelligence, tandis que dans les rôles dansants, on aura particulièrement apprécié la Danseuse des Rues/Mercedes, interprétée par Evgenia Shtaneva, jolie brunette piquante et vive, les deux Marchandes de Fleurs, en parfaite symbiose, et l’Espada élégant et ténébreux de Dmitri Akulinin. Dans le second acte, la Reine des Dryades (interprétée par Astkhik Ohannesyan) parvient à s’imposer avec majesté aux côtés de la Dulcinée d’Irina Kolesnikova, tout comme Amour, léger et mutin, en dépit de sa perruque mal ajustée. Si le corps de ballet ne possède pas là l’homogénéité physique ni les moyens de celui du Mariinsky, l’essence du style des tableaux impériaux y apparaît pourtant – et à sa mesure – fort bien rendue.

Une soirée inspirée et réjouissante donc, à l’image d’un ballet qui reste un pur divertissement romantique, une fantaisie comique, à prendre exclusivement comme tels. Il y a fort à parier que la troupe de Konstantin Tachkin gagnerait à montrer ce Don Quichotte plus souvent lors de ses longues tournées saisonnières, non seulement parce que son style enjoué, sa jeunesse et ses possibilités s’y prêtent avec bonheur, mais aussi parce qu’il reste beaucoup moins connu du public occidental, dans ses caractéristiques russes étourdissantes, que d’autres ballets de Petipa, fréquemment filmés ou mis à l’affiche.

Irina Kolesnikova (Kitri) © SPBT

 


Paris (TCE) – Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg – Giselle

Giselle
Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg
Paris, Théâtre des Champs-Elysées
28 octobre 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Pour la troisième année consécutive, le Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg se produit au Théâtre des Champs-Elysées, son désormais « fief » parisien. Après nous avoir présenté en mai dernier Le Lac des cygnes, sans aucun doute son ballet-phare, et La Bayadère, la compagnie de Konstantin Tachkin nous revient cette saison avec deux autres grands classiques du répertoire russe, Giselle et Don Quichotte. Comme pour Le Lac et La Bayadère, ces deux ballets nous sont proposés dans leur version traditionnelle, russo-soviétique et pétersbourgeoise, très proche dans la forme et dans l’esprit des productions chorégraphiques que l’on peut voir à l’affiche du Mariinsky. A cet égard, on ne pourra que louer cette petite troupe itinérante de maintenir, envers et contre toutes les sirènes – parfois hurlantes – de la modernité, un répertoire et un style, en dépit de moyens parfois limités, en s’en tenant à une tradition, sans chercher à la simplifier, à l’arranger ou à l’adapter à un hypothétique goût occidental. Bien sûr, dans le paysage parisien, le SPBT fait figure de totale incongruité, jusque dans ses programmes géants sur papier glacé aux traductions maladroites ou cocasses et ses photographies aux couleurs saturées, mais qu’importe le flacon, Irina Kolesnikova, l’étoile enivrante et sans égale de la troupe, vaut beaucoup plus que tous les préjugés culturels ou urbains…

A vrai dire, Giselle ne se présente pas, a priori, comme une mince affaire pour une compagnie dont le succès tient en partie à la personnalité rayonnante de sa ballerine principale. Car si la belle de Saint-Pétersbourg s’impose sans conteste comme une Odette-Odile mémorable et de grande allure, elle n’évoque pas d’emblée, avec son physique statuesque, l’innocente petite paysanne du premier acte. Elle a beau être une actrice expérimentée, fort convaincante et investie dans son mime, sa silhouette noble et épanouie, ses manières raffinées, voire sophistiquées, contredisent quelque peu le personnage, au moins tel qu’il est censé apparaître dans la première partie du ballet. Confrontée notamment à Bathilde, on prendrait plutôt à ce moment-là la paysanne pour la princesse, et inversement… De même, Berthe paraît bien juvénile à côté de la féminité triomphante d’Irina/Giselle… De manière générale, la troupe offre un premier acte paradoxal – à l’image de ses spectacles précédents – où se mêlent un extrême professionnalisme et quelques « couacs » à la limite de l’amateurisme (une pantomime parfois saugrenue, ou mal synchronisée, des décors récalcitrants, un couple de paysans quasi-surréaliste… – il faut savoir se retenir…). Hilarion, incarné par Dymchik Saykeev, coutumier de tous les rôles noirs et/ou de caractère du répertoire, a un mime très appuyé, aisément lisible, mais sans guère de nuances, qui rend, malgré toute l’efficacité dramatique qui le porte, son personnage quelque peu caricatural. L’intérêt de sa prestation est toutefois qu’elle entre en contrepoint dramatique parfait avec celle d’Albrecht, interprété par Dmitri Akulinin, qui s’impose naturellement comme un prince de belle prestance, sobre et autoritaire. Dans le Pas de deux des Paysans, on retrouve l’excellente – et bondissante – Alexandra Badina, à la danse impeccable et stylée, mais malheureusement aux côtés d’un jeune garçon bien maladroit qui paraît comme avoir été propulsé sur scène pour la première fois. Le corps de ballet, habitué qu’il est à danser « petit » sur des scènes étroites, se montre en revanche très soigné et harmonieux dans les différentes danses paysannes. Les jeunes filles sont jolies et souriantes, les jeunes gens sympathiques, les costumes ravissants, et Irina flamboie – jusqu’à la mort….

Le deuxième acte s’offre en regard comme une franche réussite, non seulement sur le plan formel, mais aussi en ce qu’il sait se faire le vecteur d’une véritable émotion, maintenant le spectateur en haleine jusqu’à l’ultime tomber de rideau. Le corps de ballet, à l’effectif réduit (la scène du TCE ne pourrait vraisemblablement pas supporter un ensemble plus important), y montre à nouveau une belle unité de style, et – petit détail scénique -, on retrouve avec plaisir dans ses évolutions la tradition de la branche de myrthe ornant le tutu immaculé des Wilis, qui est propre à la Giselle du Mariinsky. On s’en doute, la comparaison s’arrête là – il serait aussi « judicieux » de mettre sur le même plan le Ballet de Bordeaux et l’Opéra de Paris… Il n’empêche – paradoxe supplémentaire -, la Myrtha du Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg, interprétée par Astkhik Ohannesyan, ne déparerait certes pas dans une compagnie réputée. Elle impose naturellement son autorité, sans agressivité militaire, et sa puissance se lit dans sa danse, précise, bondissante, soutenue par une musicalité sans faille. Quant à Irina Kolesnikova, si son premier acte peut laisser en partie dubitatif quant à son adéquation au rôle, le second acte sait emporter définitivement et sans réserve aucune l’adhésion du spectateur resté jusque-là sur sa faim. On aurait tort du reste de ne voir dans sa prestation qu’une pure perfection plastique en mouvement – des arabesques de rêve, des ports de bras et des épaulements exemplaires -, car l’émotion est aussi constamment palpable, jusque dans un ultime pas de deux vibrant de générosité – cette émotion à laquelle seules les Giselle russes, dans leur féminité exacerbée, parviennent à réellement donner forme. On comprend alors que le drame du prince Albrecht n’est rien d’autre que celui du héros romantique déchiré intérieurement, confronté dans le même temps à une créature de l’autre monde, pur fantôme égaré dans une forêt nocturne de fantaisie, et à une morte amoureuse, encore frémissante de vie, respirant le double parfum de la terre et du ciel.

Irina Kolesnikova (Giselle) © SPBT