Images de mai : Quoi de neuf? Le Bolchoï…

Maria Alexandrova (Kitri), Don Quichotte © artifactsuite

Anna Leonova (Danseuse des rues), Don Quichotte © artifactsuite

Andreï Merkuriev (Espada), Don Quichotte © artifactsuite

Kristina Karaseva (Mercedes), Don Quichotte © artifactsuite

Anna Tikhomirova (première variation du Grand pas), Don Quichotte © artifactsuite

Paris, Opéra Garnier, Ballet du Théâtre Bolchoï, mai 2011.

« Figurez-vous des frétillements de hanches, des cambrures de reins, des bras et des jambes jetés en l’air, des mouvements de la plus provocante volupté, une ardeur enragée, un entrain diabolique, une danse à réveiller les morts. » (Th. Gautier, 1837)


Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – Gala

Gala
Carmen Suite / Scotch Symphony / Etudes
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
28 décembre 2010

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Le gala de clôture est sans nul doute la principale attraction des tournées annuelles du Mariinsky à Baden-Baden. En contrepoint d’une programmation qui se contente le plus souvent de décliner les classiques que l’on attend de la maison, cette soirée sait toujours proposer, en guise de dessert aussi copieux qu’alléchant, des oeuvres rares ou inédites, associées aux traditionnelles séries de pas de deux. Cette année toutefois, le gala délaisse les divertissements virtuoses pour une soirée en forme de « triple bill », réunissant trois pièces d’ampleur conséquente et s’inscrivant dans des styles bien distincts. On goûte d’autant plus cette affiche 2010, aux couleurs du XXème siècle, que l’on a peu d’occasions de ce côté-ci de l’Europe de voir représentés Carmen Suite, Scotch Symphony, ou même encore Etudes, tous entrés au répertoire du Mariinsky la saison dernière.

Carmen Suite est l’un des avatars de la nouvelle histoire d’amour, passablement incongrue, entre le couple Plissetskaïa-Chédrine et le Théâtre Mariinsky, ou plutôt son chef éminent, Valery Gergiev. Dans ce contexte, l’oeuvre d’Alberto Alonso, chorégraphiée en 1967 sur la musique de Bizet revisitée par Chédrine, est entrée au répertoire de la compagnie à l’occasion du festival d’avril dernier, en même temps qu’Anna Karénine, sur une partition du même compositeur. Plus de quarante ans après sa création – pour Maïa -, le ballet frappe surtout par son étrangeté chorégraphique et musicale, « datée », comme on a coutume de dire, à bien des égards, qui en fait davantage une curiosité historique et esthétique qu’un sommet incontournable – un indispensable en quelque sorte – du répertoire d’aujourd’hui. Le caractère novateur de la scénographie, ainsi que l’érotisme latent de la chorégraphie, qui avait créé en son temps le scandale à Moscou, restent cependant encore aisément perceptibles. L’action, construite autour d’une suite de tableaux juxtaposés les uns aux autres de manière délibérément abrupte, se déroule dans l’espace clos d’une arène symbolique, conçue comme lieu du combat et de la fatalité. Un rideau de scène rouge et noir, à l’effigie d’une tête de taureau, place l’oeuvre sous le signe d’un constructivisme qui inspire l’ensemble de la scénographie. Cette Carmen Suite ressemble du reste à un exercice de géométrie : géométrie du décor, dominé par les couleurs primaires, géométrie de l’action, libérée de tout lyrisme et d’une certaine forme de pittoresque espagnol, géométrie des caractères, stylisés jusqu’à l’abstraction, géométrie des pas, tout en parallèles, en lignes droites et en angles coupants, à l’image des ces chaises étranges qui envahissent la scène. C’est un choc, il faut le dire, de voir le rideau s’ouvrir sur Ouliana Lopatkina, la paume ouverte et le bras tendu à la seconde, dans la pose aguicheuse immortalisée par Maïa Plissetskaïa. Mais Ouliana ne cherche pas à singer Maïa dans sa vulgarité ravageuse, ni à être la Carmen gouailleuse de l’imaginaire populaire, elle utilise plutôt la chorégraphie, véritable ode à la plastique de l’interprète, et sa technique, aussi flamboyante et aiguisée qu’un couteau de brigand andalou, pour camper une séductrice à la beauté implacable, jouant sans complexe de tout son corps avec les hommes jusqu’à la mort. Une physicalité qui pourtant ne s’abstrait jamais du sens. A ses côtés, Danila Korzuntsev semble avoir été catapulté en Don José de Lopatkina uniquement pour des raisons de partenariat. Il réussit toutefois à convertir son relatif manque d’étoffe dramatique en un jeu qui fait ressortir la fragilité sentimentale d’un héros manipulé par la femme et le destin. Konstantin Zverev domine ici la distribution, se jouant des bizarreries de la chorégraphie d’Alonso et imposant un Escamillo au grotesque parfaitement contrôlé, qui se hisse à la hauteur dramatique de Lopatkina. Yulia Stepanova, enfin, est une captivante figure du Destin, déployant un style impeccable et une technique affutée dans un costume de Fantômette interdisant la moindre défaillance. On retrouve ces mêmes qualités, servies par une plastique de rêve, chez Nadezhda Batoeva, Margarita Frolova et Olga Gromova, jeunes recrues du Mariinsky elles aussi, qui forment le trio des Brigandes.

Scotch Symphony, créé par Balanchine en 1952 à partir d’extraits de la symphonie éponyme de Mendelssohn, témoigne surtout de l’intérêt marqué – et sans doute un peu trop appuyé – de l’actuel directeur de la compagnie, Youri Fateev, pour le chorégraphe américain, dont il fut longtemps l’un des répétiteurs au Mariinsky. L’oeuvre, qui se veut une variation libre et brillante pour solistes et corps de ballet autour de l’imaginaire de La Sylphide, est tout à fait charmante, le décor et les costumes – mélange de pittoresque écossais et de romantisme éthéré – sont délicieux, le corps de ballet y est admirable de placement et d’élégance, mais l’on se demande franchement ce qui imposait cette entrée au répertoire, en-dehors du fait que le ballet – souvenir, souvenir… – fait partie des tout premiers Balanchine montés au Kirov à la fin des années 80 (avec, notamment, Thème et Variations, présenté l’an dernier en ces mêmes lieux). On ne peut s’empêcher de penser à cette occasion qu’une révision-résurrection de l’actuelle production pétersbourgeoise de La Sylphide, qui ressemble davantage à un objet de musée qu’à une oeuvre vivante au style accompli, aurait sans doute eu plus de pertinence que ce retour en grâce d’un Balanchine oublié. Pour le reste, cette Symphonie Ecossaise, aussi joliment dansée soit-elle, manque de style, ou plutôt respire un peu trop celui, gracieux et sophistiqué, du Kirov, pour que l’on y croit vraiment. Anastasia Matvienko offre une prestation légère et souriante, à la fois appliquée et musicale, mais sans grand mystère ni nuances. Ancienne danseuse principale du Mikhaïlovsky, il lui manque toujours cette aura unique et quelque peu magique – sans parler du pied sculpté – des ballerines du Mariinsky. La paire qu’elle forme avec Alexandre Serguéïev, bondissant et racé, se révèle pourtant fort harmonieuse. On préférera toutefois au couple principal les demi-solistes qui les accompagnent ici : Valeria Martiniuk, petit elfe virtuose déployant son charme dans la première variation, et Vassili Tkachenko et Alexeï Nedviga, dont les qualités vont bien au-delà du port impeccable du kilt et du béret.

Etudes, apothéose de virtuosité débridée aux frontières de l’indécence, apporte la conclusion voulue à ce gala – explosive, comme il se doit. Le ballet de Lander, monté une première fois en 2003, est revenu lui aussi la saison dernière au répertoire du Mariinsky, dans une version, sensiblement différente de celle de l’Opéra de Paris, du Danois Johnny Eliasen. Malgré l’attrait que suscite le ballet, défi technique permanent pour les danseurs, était-ce bien raisonnable d’achever une tournée – et un gala de fin de tournée – par cette débauche de pas d’école, ce déploiement pyrotechnique virant aisément à la démonstration circassienne? On en doute un peu à voir ces pieds coquins venant parfois rompre l’harmonie du corps de ballet, ou ces alignements approximatifs, notamment lors du final, qui ternissent quelque peu l’exécution brillante des danseurs du Mariinsky. Aidée il est vrai par une orchestration – et un orchestre – qui ont clairement renoncé en cette fin de soirée à toute subtilité, la troupe en livre une interprétation qui, à défaut d’être à chaque instant parfaitement policée, n’est pas non plus dépourvue de second degré ni d’humour. Le pur exercice technique et ses contraintes militaires, théâtralisé par Lander, en est ainsi mis légèrement à distance. Pour servir le propos du ballet, un trio d’étoiles de haut vol s’impose, et en l’absence de Léonide Sarafanov, le Mariinsky nous offre sans doute ce qu’il a de mieux en magasin, avec Denis Matvienko, Vladimir Shklyarov et Viktoria Tereshkina. Chez les garçons, on pourra toutefois regretter, en cette représentation un brin fatiguée, que les qualités de l’un semblent se perdre un tantinet chez l’autre. Matvienko a pour lui la puissance, l’énergie et la précision dans les sauts et les tours – et l’impeccable série de fouettés -, Shklyarov a le ballon, l’élégance, et l’enthousiasme d’une jeunesse irrésistible. Pour réconcilier tout le monde, Viktoria Tereshkina s’impose de manière incontestable à leurs côtés, malgré deux petites erreurs aussi incongrues qu’inhabituelles, comme la reine de la soirée. Sa danse ciselée et spirituelle, d’un raffinement qui évite les pièges du maniérisme, est de celle, rare, qui convertit la virtuosité en art. Une grande ballerine dont l’éclat et l’élégance honorent la tradition aristocratique d’une compagnie séculaire.

Anastasia Matvienko, Alexandre Serguéïev et Valeria Martiniuk, Scotch Symphony © artifact suite

Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – Le Lac des cygnes

Le Lac des cygnes
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
27 décembre
Lopatkina / Korzuntsev / Zverev

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Bien sûr, aussi charmant soit l’apéritif, on ne prétendra pas avoir fait le voyage à Baden-Baden pour un simple Casse-noisette, tout de blanc et de rose vêtu. Le vrai plat de résistance de cette tournée du Mariinsky, celui dont on sait à l’avance que, bien que vu et revu, il ne décevra pas, c’est Le Lac des cygnes, pour une unique représentation avec Ouliana Lopatkina, de retour en son royaume russe quelques jours seulement après son escapade parisienne. Deux aventureuses représentations dans le Lac de Noureev avec l’Opéra de Paris, c’est bien, une troisième en famille avec le Mariinsky, c’est encore mieux.

Loin des états d’âme du Prince Siegfried justement mis en scène par Noureev, Le Lac des cygnes du Mariinsky, dans la belle production en habits gothique-troubadour de Konstantin Serguéïev, permet de renouer avec une vision traditionnelle de l’argument originel, dans laquelle le Cygne, dans son incarnation aussi bien individuelle que collective, est à la fois le coeur de l’intrigue et le point focal de la chorégraphie. Ici, plus encore que dans d’autres versions, y compris russes (pensons à celle de Grigorovitch pour le Bolchoï), Siegfried et Rothbart ne sont que des comparses de l’héroïne, des archétypes symbolisant respectivement le combat du bien contre le mal, à la manière de Saint-Michel affrontant le dragon – une image multi-séculaire que retient d’ailleurs explicitement le final manichéen du ballet. Celui-ci, tellement complaisamment critiqué en Occident (ce qui n’enlève rien au demeurant à la beauté tragique de celui de Noureev), trouve pourtant toute sa cohérence dans le cadre de la narration fluide et lumineuse de Serguéïev. Dans cette lecture classique, proche du mythe, bien plus que du conte pour enfants sages, Odette n’est pas tant un personnage de théâtre (tous les éléments de pantomime du ballet de Petipa ont du reste été supprimés à l’époque soviétique) qu’une métaphore de l’idéal, obsessionnelle et omniprésente jusque dans le surgissement à l’acte III de son double maléfique, symbolisé par Odile. Autant d’éléments pour en faire le rôle par excellence de la ballerine russe – figure à la fois lyrique, plastique et dramatique – dont Lopatkina, par son intense spiritualité et sa perfection académique, représente sans nul doute aujourd’hui l’image la plus accomplie.

Si la plus accomplie des ballerines peut aussi avoir des jours « sans », Lopatkina se sera en tout cas montrée à Baden-Baden dans une forme radieuse, épanouie autant qu’inspirée, et dans un rapport d’intimité avec cette chorégraphie de Serguéïev, qui fait tout de même ressortir après coup l’étrangeté esthétique qu’a dû représenter pour elle celle de Noureev, même si l’acte II lui est en tous points semblable – à quelques détails près. Le partenariat y est ici pour beaucoup, tant celui construit patiemment au fil des ans avec Danila Korzuntsev paraît poli et désormais évident. Korzuntsev n’est certes pas un virtuose à la Sarafanov, apte à enflammer les foules au-delà du raisonnable, ni même une personnalité dramatique à la Kolb, mais son autorité aristocratique conjuguée à une délicatesse jamais prise en défaut savent s’imposer et accompagner à merveille la lenteur réflexive de Lopatkina. Cette lenteur déroutante, qui permet à son lyrisme de se déployer avec une éloquence toujours tempérée, lui aura en tout cas permis de nous gratifier dans les adages de quelques fabuleux équilibres en attitude, qui ne viennent toutefois jamais rompre la fluidité incroyablement musicale de sa danse. Tout est bien éloigné ici de l’usage de la technique pour la technique, de la pose plastique vue comme une fin en soi et destinée à être immortalisée par une « belle » photographie.

Lopatkina est réputée être plus une Odette qu’une Odile, tout comme elle est d’évidence plus une danseuse d’adage qu’une danseuse d’allegro, mais en réalité, cette différence d’appréciation tient davantage à un relatif manque de virtuosité dans les éléments chorégraphiques de pur brio qu’à un défaut de sensualité ou de tempérament terre-à-terre pour incarner le Cygne noir. Son Odile, d’une autorité impériale, est conçue non comme une figure de méchante utilisant et caricaturant tous les stéréotypes d’une certaine féminité, mais plutôt comme un double simiesque d’Odette, d’autant plus troublant qu’elle en imite de manière jouissive les ports de bras. Dans cette version qui lorgne clairement du côté du mythe, jusque dans sa structuration constamment binaire, son personnage ressort sans doute beaucoup mieux que dans la lecture dramatique et humanisée de Noureev, qui fonctionne dans un rapport à trois plus ambigu. Du point de vue de la danse pure, la variation, admirable de précision et de contrôle, laisse éclater son sens des nuances et des accents justement placés, même s’il faut bien reconnaître que ses fouettés, comme à Paris, se retrouvent vite gagnés par une certaine mollesse, se déplaçant de manière étrange sur la scène.

Face à l’Odette-Odile de Lopatkina, le Rothbart de Konstantin Zverev, qui semble en passe de devenir le premier titulaire du rôle au Mariinsky, offre une prestation remarquable, avec des sauts élégants, puissants, et d’une superbe élévation. On est loin des physiques athlétiques, voire robustes, des interprètes à qui ce genre de rôles pouvaient traditionnellement être confiés, mais l’effet produit par sa danse serpentine n’en est pas moins saisissant, loin du ridicule grotesque de bande dessinée dont on enrobe parfois ce personnage. Du côté des rôles virtuoses et bondissants, Grigory Popov, pourtant excellent d’ordinaire, se montre en revanche plutôt décevant en Bouffon, manquant de jus dans ce rôle qui mise tout sur l’exploit et le brio, délivrant notamment des tours en l’air malheureusement trop souvent désaxés et des pirouettes au fini quelque peu approximatif.

Le Pas de trois aura permis de découvrir la jeune recrue du Royal Ballet, Xander – rebaptisé Alexander – Parish. S’il paraît sans doute un peu trop grand pour ce type de chorégraphie explosive, sa danse, agrémentée de jolis sauts, se révèle néanmoins extrêmement propre et soignée, un peu trop peut-être pour laisser croire à une accommodation naturelle et aisée au style du Mariinsky. L’anglicité tranche ici avec la liberté scénique de Yulia Kasenkova et Valeria Martiniuk, ses deux acolytes spécialistes en rôles secondaires requérant technique et brio – deux poissons nageant avec bonheur dans l’eau de la virtuosité du Pas de trois. Toutes deux possèdent en tout cas une danse véloce et parfaitement articulée, qui permet notamment d’admirer une petite batterie et une saltation d’une qualité qu’on ne voit hélas plus si souvent à l’Opéra de Paris. Valeria Martiniuk en particulier, bondissante et toujours pleine d’énergie souriante, croit bon de nous rajouter, pour le plaisir et l’air de rien, quelques tours arabesque parfaitement contrôlés dans la seconde variation, histoire de la pimenter.

Lorsqu’on a encore en tête le pensum infligé par les danses de caractère made in Paris, désincarnées jusqu’au dessèchement, il faut avouer que c’est un vrai bonheur de retrouver à l’acte III celles que proposent les danseurs du Mariinsky. Noureev, qui en avait certes modifié l’ordre, ne s’en était d’ailleurs pas tellement éloigné sur le plan chorégraphique. Autant que pour ses Cygnes poétiques, on aime ce Lac pour cet écrin plein de vie et de couleurs, délicatement stylisé, qui est à la fois un contrepoint idéal aux actes blancs et un préambule d’une grande cohérence esthétique au climax que constitue le surgissement du Cygne noir. A côté d’un Islom Baimuradov un peu fatigué, Karen Ioanissian, plein de fougue et de flamme, brille à nouveau dans l’Espagnole de ce Lac, qui laisse voir toute l’élégance du danseur de caractère made in Saint-Pétersbourg. La Napolitaine est menée par deux interprètes d’expérience, Yana Selina et Alexeï Nedviga, toujours agréables à voir évoluer, tandis que la jeune Yulia Stepanova, radieuse, apporte une vivacité et une couleur appréciables à la Danse Hongroise.

Au moins autant que les solistes, le corps de ballet s’offre comme le vrai trésor d’une représentation du Lac avec le Mariinsky. Les étoiles passent, brillantes ou moins brillantes, mais le corps, lui, demeure, intangible, ossature et raison d’être d’une compagnie qui ne ressemble à aucune autre. Les jambes pétersbourgeoises paraissent du reste moins dans la démonstration qu’il y a encore quelques saisons (un changement d’esthétique en vue? on peine à le croire avec la si peu enthousiasmante direction Fateev…), et l’on y gagne en douceur et en moelleux. Alors oui, peut-être, le Mariinsky n’est plus ce qu’il était, oui, certaines colonnes de cygnes n’ont pas toujours la rigueur militaire et millimétrique qu’on a pu voir récemment à l’Opéra de Paris, mais pour autant, les actes blancs possèdent ici une vie, une fluidité, une musicalité, et pour tout dire une poésie, à nulle autre pareille. On décernera à cet égard une mention spéciale aux quatre Grands Cygnes (Yulianna Chereshkevitch, Oxana Skorik, Yulia Stepanova, Daria Vasnetsova), lyriques et puissants, pour leur ensemble particulièrement fier et harmonieux, dont l’unité, il est vrai, est toujours plus aisée à réaliser que celle des Petits Cygnes.

Konstantin Zverev (Rothbart), Ouliana Lopatkina (Odette) et Danila Korzuntsev (Siegfried) © dansomanie

Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – Casse-noisette

Casse-noisette
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
26 décembre 2010
Novikova / Sarafanov

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Casse-noisette, c’est évidemment le rituel obligé de décembre, le ballet indissociable du folklore de Noël. Pas un hasard si le Mariinsky, envers et contre tout, et malgré des salles allemandes pas vraiment pleines, continue de l’imposer en série lors de ses visites annuelles à Baden-Baden, ville de carte postale qui dissimule forcément, au détour de quelque rue enneigée, la maison des Stahlbaum. Pour la troupe, cette tournée est d’ailleurs une occasion unique de danser, en lieu et place de la production modernisée de Simonov et Chemiakin, la vieille version classique de Vassili Vainonen, chorégraphiée en 1934 pour Galina Oulanova, et réservée à Saint-Pétersbourg aux seuls élèves de l’Académie Vaganova, qui la dansent traditionnellement sur la scène du Mariinsky durant les mois d’hiver.

Détaché de ses racines impériales et récupéré par une culture à dominante anglo-saxonne, Casse-noisette est devenu bien souvent, dans le monde du ballet occidental, l’objet kitsch par excellence. Pour les amateurs de productions sucrées et généreuses en paillettes ou en effets spéciaux, ou, à l’opposé, de celle, plus sombre et chic, de Rudolf Noureev, la version de Vainonen, avec ses tons passés, risque donc d’avoir l’air aujourd’hui un brin vieillotte, dépourvue qu’elle est, surtout, de toute la surenchère spectaculaire qu’on est censé venir chercher dans une oeuvre originellement dédiée à l’enfance. Le sapin de Macha, simple décor au centre du salon, ne subit aucune transformation extraordinaire, les costumes, sans artifices superfétatoires, ont l’air de sortir d’un antique coffret à panoplies enfantines et n’ont d’autre fonction que symbolique, la magie de la Valse des Flocons tient au seul génie chorégraphique de Vainonen conjugué à la poésie et au lyrisme d’un corps de ballet russe d’exception, et le royaume de Confiturembourg se déploie au troisième acte dans le camaïeu de rose des toiles un peu surannées de Virsaladze, dont l’onirisme relève plus d’un effort de l’imagination que d’un faste réel. Aucun mauvais goût là-dedans – on est au Mariinsky tout de même -, mais une sobriété de moyens, un réalisme naïf et stylisé, auxquels des yeux modernes et occidentaux ne sont sans doute plus guère habitués.

Bien plus que son absence de spectaculaire, cette production, dansée par la troupe, a quelque chose d’un peu frustrant sur le plan chorégraphique. Non que l’on éprouverait ici une quelconque nostalgie pour les déferlements infernaux de pas à la Noureev – on s’en nettoierait plutôt l’esprit! – mais force est de constater que le ballet, tel qu’il a été créé par Vainonen, convient mieux aujourd’hui à des élèves d’une école d’élite (Ivanov l’avait d’ailleurs chorégraphié pour les élèves de l’Ecole du Ballet Impérial) qu’à des danseurs connus par ailleurs pour leur virtuosité extrême. Dans le premier acte, les danses autour du sapin, traditionnellement réservées aux enfants, sont exécutées par les adultes, de même qu’au deuxième acte le combat des Rats, ce qui n’est pas sans faire naître un certain sentiment d’incongruité, et il faut attendre la Valse des Flocons – il est vrai, sublime – pour que le corps de ballet dispose enfin d’une nourriture chorégraphique un peu plus consistante. Les solistes principaux sont mieux traités, entre le joli pas de deux du rêve à la fin du deuxième acte et le grand pas final, pastichant allégrement l’Adage à la Rose de La Belle au bois dormant avec ses quatre cavaliers entourant l’héroïne Macha, mais pour autant, le ballet ne leur offre pas quantité de moments pour briller dans une pyrotechnie qu’ils seraient d’évidence à même de soutenir.

Il faut le reconnaître, on aurait sans doute du mal à envisager la production de Vainonen sous forme de longues séries de représentations à l’intérêt (a priori) sans cesse renouvelé, comme on en a l’habitude en Occident. Il n’empêche, le ballet, livré à petites doses et une fois l’an dans le cadre de cette tournée allemande, possède un charme certain, venant de l’évidente familiarité entre la troupe du Mariinsky et la chorégraphie, qui fait qu’à aucun moment on ne se pose la question de la pertinence de la version proposée, tant elle semble faire corps avec les danseurs. Par son découpage, ses images mêmes, à commencer par celle de l’arrivée des invités dans la maison des Stahlbaum, on comprend aussi qu’elle est la version « princeps » dont s’est nourri le jeune Noureev, le texte originel sur lequel il a pu rêver intensément, avant de concocter sa propre relecture, à l’imaginaire plus sombre et complexe, jusque dans l’écriture chorégraphique.

La représentation du 26 réunissait Olessia Novikova et Léonid Sarafanov dans les rôles principaux et s’annonçait surtout comme la « dernière » de Sarafanov au Mariinsky, engagé au Mikhaïlovsky comme danseur étoile à compter de janvier prochain. Tous deux ont incontestablement le charme juvénile et les physiques délicats qui se prêtent à ces rôles de fantaisie, ne péchant ni par un excès de dramatisme ni par une maturité physique déplacée. Olessia Novikova campe au début une petite fille naïve et émerveillée, dont le jeu, à la théâtralité certes conventionnelle (mais le ballet, construit autour d’archétypes de conte, en demande-t-il tellement plus?) met bien en valeur la dimension initiatique de l’intrigue, dès lors qu’elle se métamorphose dans le grand pas de deux final en une princesse imposant son autorité par le raffinement et l’élégance de sa danse. L’entente des deux danseurs est visible, bien que Sarafanov soit loin de se montrer le meilleur des partenaires sur le plan technique, commettant quelques erreurs dommageables dans les soutiens et portés des deux pas de deux du ballet. Sa variation au dernier acte est en revanche déconcertante d’aisance, de précision et de brio, au point qu’on se demande vraiment ce qu’il faut pour dérider le public allemand et le sortir de sa froideur polie. Au final, leur duo, qui cède parfois à une forme de démonstration, malheureusement non dépourvue de quelques approximations, n’effacera pas le souvenir de la pureté classique de Ekaterina Osmolkina et Vladimir Shklyarov, vus ensemble dans ce même ballet et en ces mêmes lieux il y a trois ans de cela.

Le ballet laisse peu de place à des rôles intéressants pour les demi-solistes – et il y a vraiment de quoi se désoler, entre autres petites choses, de voir l’excellente Yana Selina réduite au premier acte à celui de Luisa, qui n’a même pas ici de variation à portée de bras ou de pointe pour lui permettre de briller quelques brèves minutes. La prestation de Youri Smekalov en Drosselmeyer a néanmoins de quoi retenir l’attention au premier acte, plus peut-être que les divertissements qu’il offre successivement aux enfants, dont les interprètes apparaissent un peu en retrait, en-dehors de Fiodor Murashov, toujours parfait en Bouffon. Malgré le caractère très conventionnel de ce rôle de vieux magicien vaguement excentrique, Smekalov (qu’on avait pu apprécier dernièrement au Châtelet en génial Chambellan dans Le Petit Cheval Bossu de Ratmansky) parvient, par le seul art de la pantomime, à lui instiller quelque chose de personnel, laissant deviner toutes les qualités dramatiques d’un artiste qui a fait ses armes auprès de la troupe de Boris Eifman avant de rejoindre le Mariinsky. Dans le dernier acte, les danses de caractère ne permettent peut-être pas de livrer des prestations d’anthologie, mais demeurent une leçon pour les danseurs des troupes occidentales, souvent guindés ou trop peu naturels dans ce style de chorégraphie. Si le Trepak est un peu fatigué sur cette représentation et l’Orientale toujours aussi ennuyeuse, la Danse Espagnole, interprétée par Olga Belik et surtout l’impeccable Karen Ioannissian, se révèle très séduisante, de même que la Danse Chinoise, menée avec entrain et précision par Yulia Kasenkova et Islom Baimuradov. Le trio des Mirlitons laisse également voir un excellent Alexeï Timofeev, aux côtés des ravissantes Yana Selina et Irina Golub.

A défaut d’un feu d’artifice pour les divers solistes, ce Casse-noisette aura en tout cas permis d’apprécier le lyrisme et l’élégance uniques du corps de ballet du Mariinsky, particulièrement en forme sur cette représentation et sur les deux gros morceaux de bravoure que sont la Valse des Flocons et la Valse des Fleurs, qui accompagne le pas de deux final, transformé en partie en pas de six. La Valse des Flocons en particulier, malgré un très léger décalage entre les Deux Flocons en chef, Daria Vasnetsova et Oxana Skorik, est un miracle d’harmonie musicale et de poésie aérienne, qui parvient à faire oublier l’investissement physique qu’il demande, jusqu’au moment un peu plus laborieux de la « remontée des Flocons », sorte de pastiche inversé de la « descente des Ombres », destinée à conclure le tableau.

Olessia Novikova (Macha) et Léonide Sarafanov (le Prince Casse-Noisette) © dansomanie

Images de décembre, images de l’année?

Ouliana Lopatkina, Carmen-Suite © artifactsuite

Ouliana Lopatkina, Le Lac des cygnes © artifactsuite

Baden-Baden, Festspielhaus, 27 et 28 décembre 2010.

Londres (Royal Opera House) – Tournée du Bolchoï – Don Quichotte

Don Quichotte
Ballet du Bolchoï
Londres, Royal Opera House
6, 7 août 2010

Don Quichotte a tout d’un emblème pour le Bolchoï. Sans doute était-il donc judicieux pour la compagnie moscovite de revenir une fois de plus à cette source – en forme de triomphe assuré d’avance -, à l’issue d’une tournée-marathon à la programmation enthousiasmante, ayant su mêler avec subtilité l’ancien et le nouveau, le bon vieux répertoire couleur sépia des soviets et les nombreux efforts récents de rénovation.

Emblème de la compagnie, de son style généreux, extraverti, autant que spectaculaire, ce Don Quichotte l’est incontestablement, tant il ne ressemble à aucun autre. Nul ballet du répertoire classique, élaboré par Petipa, revu par Gorsky, ou quelques-uns de leurs épigones, ne révèle peut-être autant ce qui distingue fondamentalement – existentiellement? – le Bolchoï du Mariinsky, et bien au-delà, le Bolchoï du reste du monde. Visuellement, la production, rénovée par Alexeï Fadeechev en 1999, ne fait certainement pas pitié – on est au Bolchoï, quoi! -, mais pour autant, elle n’a rien de flamboyant ni d’épique dans sa mise en scène matérielle, bien éloignée de l’élégance simple et noble de la version du Mariinsky, avec son merveilleux et impérial acte des Dryades aux couleurs de l’automne, tout comme de la luxuriance baroque de la version Noureev. La scénographie dans son ensemble, exclusivement symbolique, ne cherche pas à dépasser les stéréotypes de l’espagnolade de théâtre, elle les expose même – et non sans humour d’ailleurs -, comme pour mieux mettre en avant le caractère foncièrement fantaisiste, voire burlesque, de l’ouvrage. Nul risque autrement dit que l’oeil, charmé, s’abîme, rêveur, au risque de se perdre, dans la beauté pittoresque de toiles peintes et de costumes raffinés, comme dans les récents Corsaire et Coppélia, véritables chefs d’oeuvre visuels d’esthétique romantique restaurée. C’est la danse seule, spectaculaire, virtuose, déployée à un rythme trépidant et à une échelle plus grande que la vie (Ossipova/Vassiliev or not), qui est au fond mise à l’honneur ici – et tout le reste est littérature…

Sur le plan chorégraphique, le ballet se révèle là encore très différent de la version dansée au Mariinsky, et par conséquent aussi de celle de Noureev que nous connaissons à Paris, qui s’inspire massivement de cette dernière, notamment pour le découpage de l’action. Il laisse ainsi une place notable aux danses de caractère, dont l’importance rejaillit sur le style et l’atmosphère générale du ballet, avec en particulier l’ajout d’une Danse espagnole et d’une Danse gitane au second acte, et d’un Boléro au troisième, qui paraissent conçus comme de véritables morceaux de bravoure individuels, au même titre que les variations et autres pas classiques traditionnels. Quant à la chorégraphie de l’acte des Dryades, les ensembles y sont réglés de manière moins strictement académique que dans la version du Mariinsky, présentant davantage de dissymétries dans la géographie scénique, plus de sauts dans les évolutions du corps de ballet, et, au centre, une étonnante variation pour la Reine des Dryades, tout en poses et en équilibres, à vrai dire quelque peu décevante sur le plan chorégraphique et musical. Pour le reste, le ballet est mené tambour battant, comme en nul autre endroit au monde, dans un déploiement d’énergie vitale et un déchainement de gaîté poussés à leur paroxysme et conjugués à un sentiment de liberté presque électrique, qui laissent à penser qu’il n’y a sans doute que les danseurs – véritablement épiques – du Bolchoï pour s’y abandonner et y résister. Sans vouloir désespérer quiconque, si l’on n’y adhère pas d’emblée et résolument, il semble bien que l’on soit perdu pour la cause…

Comme on pouvait s’y attendre, Natalia Ossipova et Ivan Vassiliev se prêtent au jeu de ce Don Quichotte avec toute la voracité et la générosité gargantuesques qui les caractérisent – et dans le cas présent, peut-être même au-delà de ce que l’imagination est a priori apte à concevoir. Mais si l’on peut comprendre – et même trouver authentiquement émouvant – l’enthousiasme, si rare, suscité par ce couple auprès d’un public londonien déchaîné comme jamais et qui se lève comme un seul homme avant d’envahir Floral Street pour acclamer ces nouvelles idoles, on reste franchement perplexe (et il me semble difficile de ne pas en dire un mot ici…) devant l’absence totale de mesure et de distance critique adoptée par une presse anglaise au comportement proprement balleto-maniaque pour tout ce qui touche à nos deux héros de la saison. Pourtant pas née de la dernière pluie en matière de ballet, elle frôle dans sa quasi-totalité la rupture d’anévrisme à force d’user et d’abuser les concernant des hyperboles et des superlatifs, entonnés en choeur à la manière d’une litanie des saints. Au spectacle, certes flamboyant, offert par Natacha et Vania, se superpose, indissociable et un brin navrant, celui d’une presse, d’une impressionnante graphomanie à l’occasion de cette tournée du Bolchoï, mais qui, littéralement « à bout de souffle » depuis trois semaines à regarder le Bolchoï et surtout son couple-star, en perd toute crédibilité à se croire obligée de convoquer les fantômes d’Oulanova, Plissetskaïa ou Maximova pour évoquer le « miracle » Ossipova, devenue soudain sous la plume d’une critique – tenez-vous bien! – rien moins que « l’image de la perfection classique » – on tremble décidément pour l’avenir de cet art! Restons réaliste, Ossipova et Vassiliev, c’est d’abord un vrai jack-pot pour le Bolchoï (à tous les coups, on gagne – et jusqu’à la dernière place aveugle!…), et c’est aussi et surtout, me semble-t-il, un curieux mélange, décomplexé et détonnant, de culture savante – de cette tradition, aisément reconnaissable à travers eux, qui valorise la bravoure et une forme de danse héroïque au risque même de heurter l’académisme -, et de culture populaire, en rupture de ban avec l’imagerie distante et corsetée attachée à une certaine tradition classique. Ah! la démarche savamment étudiée d’Ivan le terrible en rock-star du ballet, les pirouettes en l’air qui n’ont de nom dans aucune langue, le cabotinage permanent et parfaitement assumé de monsieur et madame, les bisous dans le cou et les coucous irrésistibles adressés à la foule… Il n’y a rien à faire ni rien à dire de plus – et pas de quoi du reste s’en offusquer plus que de raison -, c’est aussi ça des stars, cette somme de petites choses à même d’irriter les puristes de toutes obédiences, tout en créant le buzz

Aussi électrisante et réjouissante puisse donc être pour le public la prestation conjointe d’Ossipova et Vassiliev, avouons que celle-ci a quand même objectivement plus à voir avec une performance de superstars de la danse, pourvus de dons exceptionnels et en perpétuelle représentation d’eux-mêmes, qu’avec l’art du ballet classique proprement dit – qui est peut-être d’abord celui d’une certaine distance. On le sait bien, le « cirque » est et a toujours été un horizon inévitable et sans doute nécessaire de la danse académique, à accepter parfois comme tel (et le Don Quichotte en a raisonnablement besoin sous peine de sombrer dans le pensum empesé et ridicule), on le sait aussi, le mauvais goût est un concept esthétique bien relatif et sans réelle valeur universelle (Noureev ou Plissetskaïa étaient-il de bon goût, peut-être, pour leur temps? La liste d’hérésiarques serait longue alors à établir…), il n’empêche, le show donné à l’occasion de cette tournée ne ressemble à vrai dire à rien d’autre qu’à une impressionnante démonstration de force athlétique et d’énergie bondissante offerte en continu et poussée jusqu’à l’exaspération (y compris la mienne), sans pause ni nuance d’aucune sorte – physique, technique ou dramatique. A cela, je ne sais pas grand chose d’autre à ajouter. J’ai vu Natalia Ossipova en 2006 danser Kitri à 20 ans à peine, à l’époque aux côtés de Denis Matvienko, c’était pour moi (pardon pour le cliché) quelque chose comme du jamais vu (mais est-ce là la seule question que pose le ballet?), une fontaine de jouvence que les mots peinent sans doute à faire revivre, mais il me semble que ce qu’elle a encore gagné aujourd’hui en spectaculaire, en énergie et en virtuosité aux côtés d’Ivan « la fusée » Vassiliev, elle l’a peut-être aussi un peu perdu en fraîcheur, en naturel ingénu et en inventivité piquante, des qualités transformées ici en effets faussement spontanés ou en stéréotypes de jeu immédiatement efficaces.

Après le volcan Ossipova/Vassiliev, Krysanova/Merkuriev en matinée, c’est une tout autre affaire. En termes de fougue et d’empathie, le couple n’a pourtant rien à envier aux deux stars de la veille, même si les moyens, en termes strictement acrobatiques et pyrotechniques, sont évidemment différents. Le couple qu’ils forment révèle lui aussi une complicité parfaite dans les duos et la pantomime. Il dégage un charme délicat, plutôt qu’impertinent, en même temps qu’un air de sympathie aimable, qui se prêtent idéalement au registre léger et terre à terre du ballet, transformé à certains égards en un espèce de combat de rue par Ossipova et Vassiliev. Ekaterina Krysanova, en particulier, est une merveilleuse ballerine, aux très belles lignes classiques, qui parvient à conjuguer la virtuosité technique et un superbe travail stylistique avec le côté spectaculaire propre à la version grand magic circus du Bolchoï, dans laquelle sont mis à l’honneur la vitesse, les sauts et les pirouettes multiples. Elle se montre une interprète du rôle de Kitri d’une énergie irrésistible, mais aussi parfaitement contrôlée et pleine d’un charme subtilement féminin. La variation de Dulcinée, exceptionnelle sur le seul plan technique, est avec elle comme un rêve arrêté, un chef d’oeuvre de lyrisme et de musicalité, une vision « autre » et véritablement féerique, sans le déploiement de force hors de propos d’Ossipova, sauvée néanmoins par la beauté irréelle de sa diagonale de grands jetés. Andreï Merkuriev de son côté est parfois un peu approximatif dans certaines réceptions, moins solide sans doute aussi qu’Ivan Vassiliev dans les portés, mais ces petites imperfections techniques sont largement compensées par sa présence élégante et stylée, ainsi que par l’élan, la légèreté et le charme joyeux qui se dégagent de sa danse, tout à fait dans l’esprit du personnage de demi-caractère qu’est Basilio.

Le « star-system » déployé, pour le meilleur et pour le pire, à l’occasion des tournées londoniennes annuelles des compagnies russes, largement soutenu et encouragé par une presse locale fébrile et surexcitée, qui semble y trouver soudain comme une nouvelle raison d’exister, laisse malheureusement à chaque fois un peu de côté les seconds rôles convoqués pour l’occasion. Autant alors en parler ici, ils valent parfois bien des premiers… En marge des deux rôles principaux, Anna Nikulina, notamment, se montre exemplaire en Reine des Dryades, sans ses maniérismes un peu pénibles qu’on l’a vu adopter ailleurs. Comme transfigurée, elle possède ici la grandeur, le lyrisme et la musicalité qui s’associent idéalement avec le style noble et la personnalité délicate de Krysanova, et faisaient pour le coup un peu défaut à Maria Allash, bien trop militaire dans sa danse lors de la première. Nina Kaptsova est de son côté l’incontournable Cupidon de longue date du Bolchoï, alliant charme piquant et précision musicale, inutile de dire que l’excellente Anastasia Stashkevitch a encore quelques progrès à faire pour la concurrencer sur ce terrain… Dans les variations du Grand pas, on retrouve encore des solistes de très haut niveau (dont certaines ne sont d’ailleurs que corps de ballet dans la hiérarchie de la troupe) comme Anna Tikhomirova (également Piccilia, l’une des Amies de Kitri, sur la représentation où elle n’est pas soliste du Grand pas… Pas de trêve pour cette catégorie intermédiaire de danseuses, en piste tous les soirs…) et Maria Vinogradova en alternance sur la Première Variation, quasiment exclusivement faite de sauts, ou Victoria Ossipova sur la Seconde, à la technique plus retorse. Du côté des rôles de caractère, c’est toujours un bonheur intense de voir s’y déployer le style ample et généreux des danseurs du Bolchoï, qui respirent et savent faire vivre ces danses avec une aisance et un naturel remarquables. Yulianna Malkhasyants, spécialiste des danses de caractère, peine un peu, il est vrai, à être remplacée dans la Danse gitane, qu’elle parvenait jadis à conduire jusqu’à la transe. Anna Antropova, assez convaincante toutefois, se révèle sans doute plus à l’aise dans le style élégant et académique attaché au Boléro, tandis qu’Anastasia Meskova, à la gestuelle tout en force, y montre trop peu de nuances émotionnelles. Pour le reste, Anastasia Yatsenko, toujours piquante et séduisante, et Anna Leonova, bondissante et d’une précision au scalpel, se montrent aussi affutées l’une que l’autre dans le rôle aux frontières de la comédie burlesque – tant il est imprégné de clichés d’opérette – de la Danseuse des Rues, qu’elles interprètent chacune aux côtés de l’excellent Vitaly Biktimirov, Espada aussi fougueux que flamboyant.

Que dire enfin du corps de ballet – tant mieux pour lui et tant pis pour nous – sinon qu’il ne peut que condamner le commentateur, y compris le plus exigeant, à la répétition, à la redondance, voire au radotage : au bout de trois semaines de représentations enchaînées presque sans pause, quand bien même on se mettrait à chercher la petite bête dans le noyau, ce sont, encore et toujours, des ensembles impeccables, stylés, vivants et enjoués qu’il continue à offrir au public, et ce, de la dernière ligne du carré, de celle qui se fond dans les décors, jusqu’au rang privilégié des belles coryphées. Un corps de ballet qui nous semble d’ici, sinon indestructible, du moins dans un état de forme et d’appétit exemplaire : aucun doute, tout autant que par ses étoiles, c’est bien par lui que le Bolchoï est grand!

Natalia Ossipova (Kitri) et Ivan Vassiliev (Basilio), Don Quichotte © artifactsuite

Londres (Royal Opera House) – Tournée du Bolchoï – Le Corsaire

Le Corsaire
Ballet du Bolchoï
Londres, Royal Opera House
4, 5 août 2010

La reconstruction – de préférence impériale – aura sans conteste été à l’honneur de la dernière tournée du Bolchoï à Londres. A la suite de trois ballets inédits (Coppélia et Petrouchka, remontés par Serguéï Vikharev dans leur version « d’origine », ainsi que le Grand pas de Paquita, dans une nouvelle production et une chorégraphie enrichie signée Yuri Burlaka), la reprise attendue du Corsaire d’Alexeï Ratmansky, trois ans après sa première venue londonienne au Coliseum, vient ainsi, à sa manière, souligner l’attachement de ce symbole du ballet russe qu’est le Bolchoï à son passé chorégraphique, en même temps que sa volonté de le rénover – de le « dépoussiérer » comme on aime à dire d’un air savant à Paris – pour l’oeil, l’esprit… et le temps présent.

Le Corsaire du tandem Ratmansky-Burlaka se veut l’image, pleine, authentique et nécessairement subjective, d’un possible chorégraphique arrêté à la toute fin du XIXème siècle. La résurrection, non exempte de quelques menus ajouts et arrangements chorégraphiques, est envisagée ici comme le moyen – sans doute paradoxal – de redonner une fraîcheur nouvelle à un ballet dont on a largement usé et abusé durant des décennies, et de renouveler ainsi le regard que le spectateur d’aujourd’hui peut porter dessus, sachant que depuis Petipa, celui-ci en a vu bien d’autres. Il ne s’agit pas là d’une reconstitution, au sens strict du terme, conçue dans l’esprit des productions archéologiques de Vikharev, mais plutôt d’une vision synthétique, dans la lettre comme dans l’esprit, de ce que pouvait être visuellement et chorégraphiquement, aux environs de 1899, le ballet de Petipa, un ballet-pantomime « en mouvement », palimpseste riche de ses strates successives, mais débarrassé ici des couches de peinture, plus ou moins heureuses, accumulées au cours du XXème siècle. La version dansée actuellement et depuis nombre d’années par le Kirov, qui a elle aussi ses charmes, donne a contrario une idée de ce que la dramaturgie soviétique avait pu faire subir au ballet, éliminant toute la pantomime au profit d’une démonstration de virtuosité brillante, plantée dans des décors pittoresques, mais essentiellement symboliques. Bien sûr, on pourra toujours regretter ici l’absence de l’Esclave Ali, la réduction du pas de trois à un pas de deux somme toute bien conventionnel, mais ce que le ballet perd dans un tableau en exotisme échevelé, il le gagne à l’échelle de l’ouvrage en cohérence narrative, grâce notamment à la réorganisation des épisodes chorégraphiques et musicaux et à la réintroduction conjointe – et massive – de la pantomime, drôle, vivante,  lisible, et non simple collection de gestes perdus à la signification oubliée.

Il ne faudrait pas omettre de souligner par ailleurs que la réussite de cette production tient aussi à sa scénographie luxuriante, inspirée en partie des dessins d’Evguény Ponomarev conservés à la Bibliothèque Théâtrale de Saint-Pétersbourg, et destinée à rendre au ballet sa dimension essentielle de « grand spectacle », de full-length ballet – au sens littéral du terme – de 3h30, pour un public d’un autre temps et d’un autre monde, vivant dans un éternel hiver, étranger, autant qu’on puisse l’être, de l’objet nommé « télécommande ». Pourquoi du reste chercher dans ce divertissement sophistiqué, étouffant et nécessairement interminable, une psychologie des profondeurs, voire une catharsis, qui n’en est à aucun moment le propos? Ce ballet n’est rien d’autre qu’un morceau choisi de « théâtre oculaire », animé par la musique et par la danse, une collection mouvante de merveilleuses toiles peintes, de style orientaliste, conçues dans l’esprit propre au ballet romantique, et associées à des costumes fantasmatiques, aussi raffinés qu’hétéroclites. Tenues fantaisistes d’inspiration gréco-macédonienne, soieries délicates aux couleurs vives, voiles orientaux, tiares et tutus de ballet blanc, se succèdent ainsi, dans une mosaïque de couleurs que retient en écho le pittoresque solaire d’un port méditerranéen ou d’une antique grotte de pirates, découvrant soudain les colonnades d’un palais de style mauresque, les parterres de fleurs d’un jardin-labyrinthe à la française, ou révélant, à la manière d’une apothéose spectaculaire, un incroyable bateau faisant naufrage en pleine mer (un chef d’oeuvre de mise en scène, semble-t-il légèrement revue, pour le meilleur)… Au bonheur des dames, au plaisir des yeux, ou au palais des gourmets, Le Corsaire a l’air d’un fabuleux plateau de pâtisseries orientales – la métaphore culinaire lui va tellement bien! – autour desquelles l’oeil, sollicité de toutes parts, s’abandonne, hésite et se perd avec délice – jusqu’au risque de l’écoeurement…

Côté distributions, le Bolchoï mêle l’ancien et le neuf à l’occasion de cette reprise de tournée, marquée par l’absence de Svetlana Zakharova et Ekaterina Shipulina, prévues à l’origine sur le rôle de Medora. Après une première assurée par la paire Alexandrova/Tsiskaridze (l’une des distributions de la création), et une deuxième par le couple Ossipova/Vassiliev, désormais incontournable ici-bas, c’est Ruslan Skvortsov et Alexandre Volchkov qui alternent sur le rôle de Conrad aux côtés respectivement de Ekaterina Krysanova, initialement distribuée sur le rôle « secondaire » de Gulnare, et de Maria Alexandrova, malheureusement trop peu vue durant cette saison londonienne. A vrai dire, la différence d’expérience et de maturité scénique entre Ekaterina Krysanova et Maria Alexandrova se révèle, au moins à l’épreuve de ce Corsaire, un peu délicate pour la plus jeune des deux danseuses. On ne peut certes pas reprocher grand-chose à Melle Krysanova sur le plan de la danse – elle possède notamment une technique exceptionnelle dans les tours et les fouettés qui émaillent la très difficile chorégraphie de Petipa/Ratmansky, ainsi qu’un lyrisme apte à séduire dans la scène du Jardin animé –, mais elle a en revanche plus de peine à se fondre pleinement dans un rôle d’où l’humour et le second degré ne sont pas absents et dans lequel la pantomime alterne et se mêle constamment à la virtuosité. Du coup, dans cette distribution, c’est Conrad, interprété par Ruslan Skvortsov, qui, par sa fougue très convaincante, semble mener la danse, même si par ailleurs il n’est pas le danseur de bravoure rêvé pour un tel rôle. Celui-ci est d’ailleurs considérablement réduit sur le plan chorégraphique dans cette version, presque éclipsé par le rôle du traître Birbanto, campé de manière aussi intéressante et vigoureuse par Vitaly Biktimirov que par Andreï Merkuriev. Marianna Ryzhkina se montre de son côté excellente en Gulnare, dans une tonalité plus légère et primesautière que proprement coquette et séductrice ; néanmoins, son autorité scénique, indéniable, ne s’accommode pas au mieux, là encore, avec la douceur et la jeunesse de Ekaterina Kysanova.

Quels que soient les mérites de cette dernière, c’est à une tout autre histoire et à un tout autre ballet que nous assistons avec Maria Alexandrova. Sur cette Medora-là, digne des éloges adressés ailleurs – et comme une litanie qui tournerait en rond – au « miracle » Ossipova, il n’y a à vrai dire nulle réserve à émettre, elle domine son sujet de bout en bout, sans aucun temps mort ni la moindre petite baisse de régime, avec une générosité inentamée et ce sens de la « bienséance » dramatique que les différentes scènes exigent. Il y a surtout chez elle une théâtralité de tous les instants, un sens du moindre détail scénique, ainsi qu’une verve comique, qui, conjuguées à son élégance et à son autorité habituelles, lui permettent de sublimer toute cette accumulation épuisante de moments de pure virtuosité que compte le ballet. Elle est la démonstration en acte de la technique qui se moque de la technique, de l’art comme artisanat raisonné du geste, sans effets ni maniérismes aucun, et transcendé par une personnalité vibrante, généreuse et souveraine, dont la scène est le terrain de jeu naturel. Parlez-nous demain d’autorité et de présence, si les mots gardent encore un sens, toutes les excellentes danseuses en chef que comptent les compagnies de ballet apparaîtront définitivement bien ternes – et si gauches! – en comparaison de la reine Maria!… Un peu dur sans doute pour Alexandre Volchkov d’exister pleinement à ses côtés, malgré sa danse ample et puissante, la flamboyance et l’insolence orientale d’un Nikolaï Tsiskaridze s’équilibrent sans doute beaucoup mieux avec le tempérament dramatique d’une Alexandrova. En revanche, Anastasia Yatsenko, au meilleur de sa forme en Gulnare, campe une compagne de jeu parfaite, idéale, aussi vive que piquante, pour la Medora de Maria Alexandrova. On en oublierait presque Ekaterina Shipulina, extraordinaire par le passé dans le rôle… Un vrai festival donc que leur duo de choc et de charme, sous les yeux éberlués d’un Pacha (Alexeï Loparevitch) qui n’en peut mais!…

Dans l’ombre de ces héros, qui dévorent le ballet de leur présence, le Pas des esclaves, orchestré par ce merveilleux acteur qu’est Gennadi Yanin, toujours excellent en Isaac Lankedem, est un moment permettant d’admirer d’autres talents de la compagnie, confirmés ou en train d’éclore. Qui a oublié Ivan Vassiliev, pas encore transformé en rock-star internationale du ballet, véritable révélation lors de la dernière tournée du Bolchoï à Paris dans ce long et périlleux morceau de bravoure?… Nina Kaptsova, de son côté, y brille toujours par son classicisme et sa musicalité aux côtés de Denis Medvedev, mais c’est cependant l’autre distribution, formée d’Anastasia Stashkevitch et Viacheslav Lopatin, qui, sans doute, retient cette fois davantage l’attention… En haut de l’affiche dans la Coppélia de Vikharev, ils sont ici une sorte d’antidote idéal à la paire explosive Ossipova/Vassiliev, une contrepartie non moins accomplie à leur ardeur électrique, dans un registre nettement plus élégant et stylé. Dans les Odalisques, plus d’Ossipova aux doubles sauts de basque irréels, mais un trio désormais plus homogène… dans lequel brillent notamment Anna Leonova, toujours remarquable de musicalité et d’attaque dans la deuxième variation, et plus encore, Anna Tikhomirova – un nom à retenir – aussi vive que précise dans la fameuse troisième variation jadis marquée du sceau d’Ossipova. Un charme et un talent qui ne s’inventent pas, signes tangibles d’une grande compagnie, dans laquelle les danseurs, judicieusement distribués (et – faut-il le dire? – comme en nul autre endroit connu…), sont aptes à briller chacun à leur niveau et dans le registre qui leur est propre. Aux qualités individuelles des danseurs se superposent celles, collectives, d’un corps de ballet qui, s’il péchait par quelques approximations au moment de la création en 2007, se montre ici irréprochable, tant dans les danses de caractère du premier acte que dans les scènes académiques du Jardin animé et du Grand pas des Eventails. Par-delà l’épreuve médiatique, mais pas toujours convaincante, de la reconstruction du patrimoine chorégraphique du passé, le Corsaire, habilement construit, réarrangé et mis en scène par Ratmansky, digéré et dynamisé par une troupe dont la vitalité séduit toujours autant, semble bien en passe – c’est en tout cas à souhaiter… – de s’imposer comme un nouveau classique, à voir et à revoir, du répertoire du Bolchoï.

Maria Alexandrova (Medora), Le Corsaire © artifactsuite

Londres (Royal Opera House) – Tournée du Bolchoï – Coppélia

Coppélia
Ballet du Théâtre Bolchoï
Londres, Royal Opera House
23 juillet 2010

Old curiosity shop

La tournée londonienne du Bolchoï est l’occasion de voir pour la première fois sur une scène occidentale la Coppélia de Marius Petipa et Enrico Cecchetti, dans sa version reconstruite par Sergueï Vikharev, dont la première avait eu lieu à Moscou en mars 2009. Insérée dans le copieux programme de la tournée, juste après le Spartacus de Grigorovitch et son ode épique à l’héroïsme survitaminé, il était à vrai dire difficile d’imaginer écart culturel plus grand entre deux spectacles – histoire d’ouvrir les hostilités en montrant toute la palette stylistique et technique du répertoire présent de la compagnie…

La Coppélia de Sergueï Vikharev ressemble à une précieuse boîte à musique qu’on aurait dérobée à un fabuleux magasin d’antiquités. C’est là sa force, c’est aussi là sa limite en tant que spectacle – de danse et de théâtre mêlés. L’oeil se perd avec bonheur dans ce délicat oeuf de Fabergé, dans ce délicieux grenier impérial aux airs de cabinet de curiosités fin-de-siècle, qui décline, dans des décors et des costumes sortis tout droit d’un livre d’estampes de la fin du XIXème siècle, toute une panoplie complexe de pas et d’enchaînements oubliés, dont le raffinement et la virtuosité disent aussi en filigrane l’immense pauvreté du vocabulaire classique actuel. Une imagerie dont la reconstitution méticuleuse et réfléchie se situe cependant loin, très loin du kitsch plus ou moins sophistiqué auquel les mises en scène de ballets classiques nous habituent le plus souvent. La réhabilitation du décor n’est pas ici une fin en soi ou un simple divertissement d’enfant gâté, elle n’est là que pour servir d’écrin et de caisse de résonance – il est vrai majestueuse – à la réhabilitation d’un style – fait de pas, de gestes, d’enchaînements qu’on pourrait croire parfois venus d’un autre monde. Mais par-delà la perfection d’une reconstitution muséographique qui frappe autant par sa beauté patinée que par sa soif de vérité, par-delà l’exercice de style proposé à des danseurs d’excellence (et une telle chorégraphie le prouve ô combien), la vie – la chair – semble aussi parfois comme avoir déserté cette Coppélia d’antan, ressuscitée d’entre les morts de l’Empire. Impossible de parler de ce ballet comme d’un drame – d’une comédie – que l’on suit avec passion, doté d’une action et de caractères aptes à toucher ou à amuser, il est simplement une succession fascinante de tableaux riches et colorés, animés par la danse et par un mime ancestral, rien d’autre qu’un essai esthétique doublé d’une démonstration stylistique offerte à l’acuité des danseurs d’aujourd’hui.

Sergueï Vikharev vient du Mariinsky et ses précédentes reconstructions – La Belle au bois dormant, La Bayadère, Le Réveil de Flore… – ont pour la plupart été faites pour ce théâtre – jusqu’à ce que, gêné aux entournures par son approche esthétique inédite (et de peu de succès auprès du public russe et des danseurs, il faut bien le dire), on lui suggère d’aller reconstruire ailleurs. C’est le Bolchoï qui l’a accueilli, et à voir la chorégraphie de cette Coppélia se déployer, on ne peut qu’être confondu devant le travail extraordinaire qu’il a dû mener en amont avec ces danseurs bigger than life que sont ceux du Bolchoï, certes de très haut niveau, mais pas vraiment coutumiers du style de danse pré-soviétique qu’il souhaite restaurer, dentelle complexe d’épaulements, de petits pas et de sauts délicats, dans laquelle priment non seulement la mobilité du haut du corps, mais aussi la précision et la vélocité du bas de jambe. Après un premier acte où dominent les danses de caractère et un second davantage marqué par la pantomime, le troisième acte, pur divertissement dans le goût impérial, se présente ainsi comme une apothéose de virtuosité stellaire pour le corps de ballet et les différents solistes. Dans cette démonstration de style, enthousiasmante pour les yeux, les épousailles des deux héros, Swanilda et Franz, semblent largement perdues de vue, pour mettre au premier plan la richesse de la construction chorégraphique et le brio des danseuses.

Les tournées des compagnies – celle du Bolchoï n’y fait d’ailleurs pas exception – se contentent le plus souvent de mettre en avant leurs étoiles – et évidemment les plus « rentables » parmi celles-ci. Pour cette Coppélia toutefois, c’est une simple soliste, Anastasia Stashkevitch – aucun premier rôle à son actif (était-ce là son vrai début dans le rôle? Elle a été applaudie par les solistes et le corps de ballet au moment des saluts…) -, qui a l’honneur d’une distribution, en alternance avec la star internationale Ossipova, et ce, avant même le retrait (incompréhensible) de Maria Alexandrova de la série. D’apparence presque fragile, Anastasia Stashkevitch est une jolie blonde, gracieuse, légère et délicate, apparemment très jeune, qui frappe paradoxalement tout au long du ballet par la force inébranlable qu’elle dégage, tant sur le plan scénique que technique. Elle domine avec un certain éclat, et notamment par une saltation très assurée et volontaire, la difficile chorégraphie de Vikharev, dont la virtuosité culmine dans une impossible variation finale qui ferait passer les morceaux choisis de Noureev pour un simple jeu d’enfants. Sur le plan scénique, on est loin avec elle – on s’en doute – de la tornade Ossipova, qu’on imagine du reste survoler la chorégraphie de Vikharev avec délectation, ou de la force de caractère très féminine d’une Alexandrova. Le personnage qu’elle campe joue davantage sur le charme juvénile, sur la douceur et le piquant plutôt que sur la franche impertinence. Si elle semble parfaitement à sa place dans le rôle de Swanilda, on peut regretter toutefois que sa danse manque quelque peu d’accents – de ces surprises qui font la différence, au-delà d’une exécution quasi-parfaite de la chorégraphie, qui s’étend jusqu’aux parties mimées, très lisibles et justes. De ce point de vue, elle ne se distingue pas toujours assez en tant qu’héroïne auprès de ses amies, aussi enjouées qu’impeccables dans le pas d’action du premier acte.

Le rôle de Franz est, sans surprise, assez limité dans cette version, et l’on peut, indépendamment du contexte de reconstruction, trouver cela dommage, car Viacheslav Lopatin a tout d’un merveilleux danseur. Bien que ce ne soit pas l’aspect le plus passionnant du ballet, son mime s’avère excellent, plus convaincant et autoritaire que celui de sa partenaire, et la variation finale permet d’admirer tant son ballon extraordinaire que la propreté et la précision de sa petite batterie. Habitués que nous sommes à des versions modernisées où Coppélius tend à apparaître comme un vieillard vaguement fantastique et inquiétant, on passe aussi un peu à côté du caractère originel, savant excentrique et gentiment râleur, mais resté très humain, interprété ici par Guenadi Yanin, spécialiste glorieux et émérite des rôles mimés.

Le divertissement du dernier acte, plus qu’un élément de l’action, est en réalité un hymne grandiose à la femme et à la ballerine impériale, qui rappelle au demeurant celui du Réveil de Flore. Les évolutions géométriques écrites pour le corps de ballet y alternent ici avec les quatre variations allégoriques dédiées aux Heures de la journée et le Grand pas de deux final. C’est une symphonie de couleurs et de tissus vaporeux et soyeux qui se joue ici, et que mettent en scène les costumes aussi somptueux que dépareillés des danseuses – caractéristiques de toutes les productions de Vikharev – avec leur riche bustier orné et leur jupon épais et tombant. Ekaterina Krysanova y déploie son élégance et sa technique subtile et précise dans la variation de l’Aurore, mais c’est au fond Anna Leonova, dans la variation bondissante de la Folie, qui emporte tous les suffrages, par un sens de l’attaque étourdissant, qui va bien au-delà de la technique pure.

Après le Mariinsky, a priori mieux façonné pour se prêter au jeu, c’est le Bolchoï qui relève avec grandeur le défi technique et stylistique lancé par Vikharev. Dans le monde des « versions d’après » dans lequel nous baignons, je ne saurais dire franchement, a fortiori avec autorité, à quoi cela sert de proposer aujourd’hui une reconstruction de la Coppélia impériale – qui n’en sera jamais autre chose que l’idée -, et au-delà, de tout un pan du répertoire chorégraphique, que les aléas de l’histoire se sont chargé de transformer. Sans doute y aurait-il beaucoup à répliquer à Vikharev sur sa prétention à l’authenticité via des notations chorégraphiques que l’on sait discutables par nature et par accident… Sans doute cette Coppélia, fascinante curiosité esthétique qui se contemple avec distance, n’est-il pas un ballet à revoir dix fois de suite, indépendamment du talent de ses interprètes… Sans doute, surtout, le ballet n’est-il pas un spectacle conçu pour satisfaire quelques historiens et balletomanes obsessionnels… Néanmoins, dans sa manière désespéré de remettre en question un certain nombre de certitudes – celles des spectateurs comme celles des danseurs et des maîtres de ballet – et de nous faire découvrir, à la manière d’un nouveau continent, la richesse insoupçonnée d’un langage classique appauvri et affadi par tous les soviétismes de l’histoire, il a le grand mérite – combat perdu d’avance? – d’introduire de la réflexion, et partant de la vie, dans un monde plombé par la mécanique et les idées reçues.

Viacheslav Lopatin (Franz) et Anastasia Stashkevitch (Swanilda), Coppélia © artifactsuite

 

Xème Festival du Mariinsky – Anna Karénine (première)

Quelques photos (et une petite vidéo) des deux distributions de cette première (15/04 : Vichneva/Zverev ; 16/04 : Lopatkina/Smekalov), en lieu et place des compte-rendus d’un festival attendu, qui s’est malheureusement arrêté pour moi – comme pour d’autres – dans un aéroport…

Anna Karénine © Natasha Razina

Diana Vichneva (Anna) et Konstantin Zverev (Vronsky), Anna Karénine © Natasha Razina

Diana Vichneva (Anna) et Konstantin Zverev (Vronsky), Anna Karénine © Natasha Razina

Uliana Lopatkina (Anna) et Sergueï Berezhnoï (Karénine), Anna Karénine © Natasha Razina

Uliana Lopatkina (Anna) et Yuri Smekalov (Vronsky), Anna Karénine © Natasha Razina

Vidéo : Reportage sur « Anna Karénine » sur le site du Mariinsky

 

Prix de Lausanne 2010 – Dossier

Comme chaque année, le Prix de Lausanne revient se nicher au coeur de l’hiver, dans son berceau des Alpes suisses. Coupé du monde et de ses ennuis, le Théâtre de Beaulieu, situé sur les hauteurs de la ville, se permet alors, durant six jours, de vibrer au rythme intense d’une compétition très sélective, réunissant un concentré de jeunes talents venus d’un peu partout, et souvent des contrées les plus lointaines. Coeur de l’action du Prix, l’arrière-scène du théâtre, réaménagée pour l’occasion, y accueille dans une rumeur incessante une foule hétéroclite de professeurs ou de parents aux petits soins, entourant des danseurs tendus dans un même effort. Les deux grands studios contigus sont les lieux où, parallèlement, se déploie au fil de la semaine leur ambition commune, celle qui doit les mener jusqu’à la scène, unique lieu de vérité. Voilà pour le cadre général du tableau, brossé à grands traits…

Bien au-delà pourtant du jeu et des enjeux immédiats propres à tout concours, l’effet d’ « image arrêtée » sur un certain état mondial de la danse a, année après année, de quoi maintenir la curiosité de ceux qui s’intéressent de près à l’évolution de cet art en même temps qu’à ses différents visages, lesquels ne se limitent plus à une école, à une contrée, à un continent. Et au fond, malgré les inévitables redites, les artifices répétés et… une Coppélia mille fois entendue, c’est toujours avec le même enthousiasme, et le même désir secret d’assister à l’éclosion d’une nouvelle étoile, qu’on retourne voir Lausanne…

Le dossier complet sur Dansomanie