Paris (Opéra Garnier) – Hommage à Jerome Robbins

Hommage à Jerome Robbins
En Sol / Triade / In the Night / The Concert
Ballet de l’Opéra de Paris
Paris, Opéra Garnier
27, 28 avril et 4 mai 2010

On se rappelle – ce n’est pas si ancien! -, le spectacle-hommage à Jerome Robbins avait ouvert en grande pompe la saison 2008-2009. Dans l’ensemble, un souvenir agréable, à défaut d’être impérissable. C’était le début de la saison, ramenant avec lui son lot d’espoirs, et la troupe, de retour de vacances, semblait alors en pleine forme. Il est vrai qu’elle n’avait pas dansé depuis nombre d’années les ballets de Robbins – dont elle était jadis si familière -, et que l’affiche permettait de renouer avec quelques belles soirées d’antan – un passé, pas si enfoui, où le nom du chorégraphe figurait très régulièrement, et pour le meilleur, à l’affiche de l’Opéra parisien. Une création de l’habile Millepied venait par ailleurs pimenter un classique programme d’hommage, tandis que le New York City Ballet se produisait presque au même moment, avec des succès inégaux, dans la salle de l’Opéra Bastille, redonnant peu ou prou le goût du combat à une compagnie parisienne en sérieux manque de flamme et de direction enthousiasmante. Bref, de part et d’autre, l’envie était là, doublée de l’indispensable fraîcheur physique, toutes conditions réunies pour faire de cette affiche une réussite, par-delà des distributions, comme d’ordinaire, plus ou moins satisfaisantes.

Repris à l’identique un an plus tard, le programme peine à susciter le même intérêt. Certes, après le Siddharta formaté et prétentieux du chorégraphe officiel de la nation, le spectacle Robbins signe le retour éclatant à une certaine simplicité esthétique, non dénuée de raffinement pittoresque, dans laquelle le travail chorégraphique parvient à se fondre et à s’épanouir harmonieusement. Ici, au moins, on ne se sent pas obligé de dire « ah oui! les lumières sont jolies… », « tiens, voilà Le Riche », « c’est Renavand, la fille en rouge? », pour s’excuser de ne rien apprécier d’autre, à commencer par tout le reste. Néanmoins, restituée dans un contexte plus général, la reprise de Robbins ne fait que confirmer, avec un soupçon d’évidence regrettable, les errements d’une compagnie, dont on peine franchement à saisir le sens et la portée artistiques – à long terme – des programmations successives. Ainsi, entre une création mainstream et inoffensive, pur objet marketing (camouflé sous un propos esthétisant et une philosophie de classe terminale) obéissant cyniquement à toutes les sirènes de l’air du temps, une reprise  strictement efficace d’un programme mixte récent, proposé sans la moindre nouveauté (d’autant moins compréhensible ici que la compagnie possède plusieurs merveilleux ballets de Robbins à son répertoire), et une nouréeverie obligée qui ravira bien sûr petits et grands, l’Opéra de Paris fait comme s’il ne se préoccupait pas d’autre chose que de programmer du spectacle de divertissement labellisé « de qualité », destiné à un « public d’adultes urbains et responsables », sans autre vision mirifique que celle de la rentabilité immédiate – financière et médiatique. Celle-ci, il est vrai, est largement soutenue par un tourisme de masse florissant, permettant sans peine de remplir raisonnablement les salles, quel qu’en soit le programme. Pourquoi changer une formule qui gagne? Chez Preljo, devenu cet enfant gâté au souffle court à force de moyens écoeurants, un titre de ballet à résonance littéraro-mystico-ethnique, quelques gimmicks habiles, un lighting designer de talent, une quinzaine (tout au plus) de pas ressassés durant 1h40, et un casting choisi d’éphèbes (de ceux qu’on dit puissants à Paris) suffisent amplement à emballer l’affaire – probablement sans lendemain – auprès de quelques Parisiens… Quant à Robbins le New Yorkais, la publicité nous le martèle, l’Opéra de Paris était sa deuxième maison (comprenez, sa première), justifiant de fait l’urgence d’une reprise… Bref, en ce mois d’avril plus que printanier, avant le retour d’une Bayadère courue d’avance, le Palais Garnier se (re)donne plus que jamais des airs de Disneyland culturel, pris d’assaut par les American Friends of Paris

Du spectacle Robbins un an après, on dira trivialement que la compagnie fait son boulot, et qu’elle le fait raisonnablement bien, dans  ce répertoire néo-classique qu’elle connaît sur le bout des doigts, sans que la passion soit pour autant au rendez-vous.  Lassitude des uns ou des autres, hasard de distributions en demi-teinte, niveau d’exigence accru… Qui sait? Un peu de tout cela sans doute, mais  force est d’avouer que les hauts et les bas de la troupe, confrontée à un répertoire qui lui demeure malgré tout ordinaire, sinon naturel, nous ont paru plus sensibles ou plus évidents cette année. On a ainsi pu assister à trois soirées, offrant chacune des distributions aussi différentes et hétérogènes en interprètes qu’en qualité d’interprétation, et laissant apparaître, par-delà l’intérêt sans doute variable des oeuvres composant l’affiche, des visages très contrastés de la compagnie, du très réjouissant au franchement décevant… Instructif, on dira…

En Sol © Christian Leiber

En Sol (In G) semble un ballet plutôt anecdotique dans l’abondante production de Robbins, en dépit de la plaisante (mais peut-être pas inoubliable) partition de Ravel, aux accents jazzy et gershwinesques. Le premier mouvement possède un je-ne-sais-quoi de frais et d’enthousiasmant, avec son décor naïf et lumineux de carton-pâte, et ses costumes rayés, signés Erté (pas toujours très  seyants sur les physiques assez compacts des ballerines de l’Opéra), célébrant la plage, le soleil et les bains de mer chics, version Hollywood ou Années Folles. On pense au Train bleu, de Bronislava Nijinska, sans le côté ouvertement théâtral et satirique de cette dernière pièce. On pense aussi à Rubis, pour le côté Broadway revisité par le néo-classicisme, dans une version plus douce, un brin « chill-out ». En revanche, le mouvement central s’avère décevant, avec son interminable pas de deux, peu motivé, où le second degré rose, vert et bleu nunuche qui innerve les ensembles se dilue dans l’esprit de sérieux et un académisme douteux, en sages costumes de bain blancs sur un fond bleu marine. Un  cadre idéal pour la revue Atmosphères, aseptisé et ennuyeux comme une piscine, et qui n’accepte pas la moindre scorie de la part des interprètes. Le dernier mouvement renoue certes avec l’humour de l’ouverture, mais sans étonner vraiment. On a simplement l’impression de se retrouver face à une énième redite américaine de Balanchine, et même du Balanchine le plus poussif. Difficile à cet égard de faire abstraction de la date de cette création – 1975! –, destinée initialement à de grands interprètes (Suzanne Farell et Peter Martins), mais qui sent peut-être son exercice de style un peu nostalgique. Pastiche à l’humour jazzy, En Sol reste aussi caricaturalement russe, frontal et démonstratif à l’excès : une série de tours piqués – entre deux déhanchés blue-bell girls -, une coda qui s’emballe, trois petits sauts et puis s’en vont… C’est sûr, ce n’est pas le Robbins que l’on préfère, pas le plus caractéristique non plus…

Côté interprètes, le couple formé de Marie-Agnès Gillot et Karl Paquette ressemble à une épreuve de force, et tout cela est malheureusement assez éprouvant à regarder pour le spectateur. Le partenariat, imposé plus qu’inspiré, s’avère peu convaincant, et même sur un plan individuel, on n’est pas toujours à la fête… de la légèreté ou de l’insouciance. Ici pourtant, seul « le cinéma » parvient à rendre les danseurs aimables et la pièce supportable. Gillot paraît grave et concentrée, Paquette à la peine, la danse n’est pas toujours très soignée, et l’humour, tout comme le lyrisme, résolument absents. Associés l’un à l’autre, Emilie Cozette et Josua Hoffalt, ne se montrent pas plus inspirés, malgré les efforts manifestes d’Hoffalt, à la fois enthousiasmant dans les soli et en symbiose avec l’humour de la pièce. Pour le reste, voilà bien une paire, incongrue avant même d’exister, à ne pas renouveler! En comparaison de ces deux distributions dépourvues de l’alchimie nécessaire, Aurélie Dupont et Nicolas Le Riche ont l’air de joyeux drilles, piquants, toniques, sensuels – deux amis fidèles descendus des cieux! Dupont danse En Sol à peu près comme elle danse Rubis, tout en fluidité et en détachement, avec une vélocité et une précision remarquables. Sa danse, toujours très lisse, manque singulièrement d’accents certes, mais ici, sur fond de Concerto de Ravel, une telle démarche paraît plus légitime que sous les auspices d’un Stravinsky nerveux et américanisé. Quant à Le Riche, plus qu’un excellent partenaire, c’est un camarade de jeu idéal pour ce genre de divertissement, précieux et virtuose, lyrique et humoristique, échappant de la sorte à la mécanique lourde et désolante qui guette ailleurs. Le corps de ballet se déploie dans des ensembles qui se veulent ludiques, dominés par des garçons aussi excellents que primesautiers (Mallory Gaudion, Simon Valastro, Julien Meyzindi, Florian Magnenet…), sans toutefois faire preuve de la gaieté et du dynamisme qui ressortaient avec force l’an dernier. Il faut dire qu’entre temps on est passé d’ensembles exclusivement composés de sujets – et des plus brillants (Froustey and co…) -, à un corps de ballet peut-être plus disparate et hétéroclite, mêlant danseurs expérimentés et jeunes coryphées.

Triade © Sébastien Mathé

Triade n’était pas renversant à la création, la reprise n’a pas fait naître le miracle. Trop de pas, trop de mouvements incessants, une agitation de tous les instants, une virtuosité démultipliée et un peu vaine… On a très vite envie de demander à tout le monde – danseurs et musiciens – d’arrêter net ce marathon éprouvant… et au fond bien ennuyeux. Sans convaincre pleinement, Millepied sait toutefois restituer avec une certaine justesse l’esprit de Robbins, dans le cadre de l’exercice particulier de l’hommage, qui impose au chorégraphe de savoir s’effacer, sans pour autant singer outrageusement le modèle. Au sein de ce chassé-croisé moderne et urbain, deux filles et deux garçons se rencontrent, se quittent, se retrouvent ou se perdent,  au gré du hasard, dans un jeu constant entre la scène et la coulisse, le théâtre et le studio. Les costumes sont sportifs, colorés, banals, cherchant surtout à mettre en valeur la sensualité et l’énergie de la danse, son dynamisme interne. Comme dans les meilleures pièces du maître, l’allure est désinvolte, (faussement) détachée, (faussement) naturelle, marquée par un refus délibéré de la démonstration et du show destinés à plaire au public, alors même que la chorégraphie commande virtuosité et vélocité aux interprètes. Le danseur ne semble là pour personne, sinon pour ses comparses… En contrepoint (délibéré?), la coda du ballet, qui entraîne chaque soliste dans un tour de force, semble un étrange et paradoxal appel aux bravi enthousiastes des spectateurs. Pour le reste, si les continuelles allers et venues des interprètes, rythmées par la musique électro-répétitive de Nico Muhly, rappellent formellement Glass Pieces, la chorégraphie, loin d’être désincarnée, esquisse librement et sans contraintes une petite histoire de couples, suggère en pointillés des relations entre les protagonistes, ouvre des possibles, laisse des blancs – à compléter par les danseurs et, en miroir, les spectateurs.

D’une distribution à l’autre, c’est un ballet différent qui se joue – ou ne se joue pas. Une chorégraphie autre semble même se construire selon le quatuor d’interprètes présent sur scène. Le ballet de Millepied, en effet, ne vit pas du seul talent des individualités qui le composent, il ne prend forme et sens qu’au travers des relations instaurées collectivement par les interprètes, mises en oeuvre  dans les deux duos parallèles et au-delà, dans les trios et le quatuor qu’ils constituent. Force est de constater à cet égard qu’en dépit du talent du fougueux Marc Moreau, et de Muriel Zusperreguy, plus mutine, qui illuminent à leur façon la seconde distribution, il n’y en a qu’une qui paraît fonctionner à plein et échapper un tant soit peu à l’ennui, la première (ou la deuxième dans l’ordre où je les ai vues), formée de Marie-Agnès Gillot, Vincent Chaillet, Dorothée Gilbert et Nicolas Paul. En regard, la seconde (ou la première) semble se résumer à vingt minutes de vaine et laborieuse gesticulation, plongée dans une obscurité pénible, rythmée par une musique irritante. Le quatuor de la première distribution, mené par Gillot, inhumaine à force d’être imposante (ce qui n’est sans doute pas ce qu’exige la chorégraphie), mais heureusement contrainte ici par le huis-clos mis en place, parvient à l’inverse à instaurer une direction et une vie dans le fouillis chorégraphique de Millepied. Il met aux prises deux couples nerveux et typés, exploitant avec énergie et vitesse tous les possibles de ces rencontres improvisées, apparemment guidées par le hasard. Le premier (Gillot/Chaillet), pourtant a priori déséquilibré, sait conjuguer puissance, force et autorité, tandis que le second (Gilbert/Paul) – l’une des excellentes surprises de cette reprise – se montre plus sensuel et désinvolte, séduisant autant par son dynamisme juvénile que par son sens du relâchement et de la détente.

In the Night © Christian Leiber

In the Night reste le vrai grand chef d’oeuvre de la soirée, le seul ballet qui justifie que l’on revoie cette affiche encore et encore. Des pas de deux apparemment conventionnels, des costumes de théâtre féeriques et virevoltants, antiques et surannés comme on les aime, une musique de Chopin belle et évidente, un ciel forcément étoilé, le cliché est là, et dans toute sa splendeur. C’est la nuit romantique, l’heure de tous les possibles, de l’errance amoureuse, de la promenade intemporelle, où les passions naissent, vivent et meurent en l’espace de quelques instants. Robbins sait toutefois utiliser ces ingrédients classiques en leur prêtant un contexte et en leur imprimant sa marque unique, faite à la fois de révérence envers une certaine beauté « glamour » et d’un subtil sens du décalage et du second degré. Du décor nocturne piqué de quelques étoiles, conçu comme le moment de révélation de tous les désirs, aux lustres de cinéma, à l’onirisme un peu kitsch, le goût du chorégraphe pour le théâtre dans le théâtre affleure ici à chaque instant. Et l’illusion spectaculaire devient alors ultime moment de vérité.

Si les trois couples sont supposés représenter trois états amoureux, voire trois âges de la vie, il importe qu’ils soient incarnés et différenciés dans leurs attitudes. Mais au-delà de la technique, du style, c’est une certaine poésie – le cantilène de la passion – que l’on attend ici des interprètes… Clairemarie Osta et Benjamin Pech miment avec raffinement et délicatesse l’exaltation de la jeunesse, tandis qu’Agnès Letestu et Stéphane Bullion forment un couple aristocratique, d’une suprême élégance, dans lequel l’esprit de géométrie, abrupt et implacable, qui imprègne la chorégraphie, sait se marier à l’esprit de finesse. Petite supériorité scénique de ces dames dans les deux premiers tableaux toutefois, malgré les indéniables progrès de l’omniprésent Bullion face – ou au côté de – la reine Letestu. Cette distribution de choix est néanmoins dominée par Delphine Moussin, véritablement au sommet de son art et de cet hommage, associée à Nicolas Le Riche dans le troisième pas de deux. La chorégraphie est ici sublimée par des interprètes qui jouent le jeu jusqu’au bout, avec grandeur, allure, et une théâtralité excessive, merveilleusement maîtrisée et mise à distance. L’autre distribution se révèle  en revanche beaucoup plus inégale. Si Ludmila Pagliero et Jérémie Bélingard se révèlent une très heureuse – et lyrique – surprise dans  le premier duo, Emilie Cozette et Karl Paquette, d’une rigidité problématique, apparaissent à l’inverse bien terre à terre, peu inspirés dans l’expression du sentiment, comme étrangers l’un à l’autre – un couple accidentel dans lequel l’homme est tout au plus un cavalier, assez pâle et maladroit. A un tout autre niveau, Aurélie Dupont (vue également aux côtés de Nicolas Le Riche) et Manuel Legris, riches d’une expérience éprouvée en tant que partenaires, se rencontrent, se parlent, se quittent, mais semblent manquer du second degré nécessaire dans l’affrontement qui caractérise le troisième pas de deux, jouant Robbins de manière assez lisse et impersonnelle, ou, au mieux, à la façon somme toute sérieuse d’un ballet de Neumeier ou de MacMillan, en purs chorégraphes de l’amour-passion.

The Concert © Christian Leiber

On rit beaucoup, et franchement, au spectacle de The Concert, et c’est assez rare au ballet pour ne décidément pas faire la fine bouche, même si une telle pochade doit se savourer avec modération, a fortiori à l’occasion d’une reprise annuelle. Robbins brille ici par un imaginaire cinématographique et cartoonesque foisonnant, réinvesti dans une chorégraphie et une scénographie à l’élégance surannée dont les effets sont dosés avec justesse. Dorothée Gilbert, en Ballerine délurée et foldingue, se retrouve là dans un registre comique autant qu’autoritaire qui lui convient idéalement, sachant cette année éviter un surjeu maladroit – le mime lourdingue à la S.-A. Prouty, d’obédience Ecole de danse, en donne une certaine idée -, auquel il lui est parfois arrivé de succomber dans les rôles peu adaptés à son tempérament solaire et terre à terre. Eve Grinsztajn – au plaisir manifeste d’être là – est plus inattendue dans ce rôle, moins évidente dans cet emploi, qu’elle aborde de manière franchement burlesque,  mais aussi avec un sens de l’ambiguïté qui ne surprendra pas chez celle qui s’affirme par ailleurs comme l’un des talents dramatico-lyriques les plus intéressants et prometteurs de la compagnie.  Quant à Mathilde Froustey, disons-le tout net, la reine Mathilde règne, avec l’évidence et l’autorité d’une étoile, en formidable maîtresse de la scène et du jeu comique. Ceux qui l’apprécient, sans aucun doute, prendront le train avec elle, en redemanderont encore, avec la foi des convaincus,  quant aux autres… ils risquent de s’obstiner dans leur aveuglement!… Bref. Autour de cette héroïne décalée, tout le monde s’en donne à cœur joie pour bâtir la parodie. La symphonie, aux tonalités subtiles, ne fait pas entendre de fausse note, même si de petites nuances se font jour selon les distributions. Simon Valastro en Garçon timide (« Shy Boy »), Alessio Carbone en Mari exaspéré, ou encore Céline Talon en Epouse exapérante, méritent notamment d’être mentionnés parmi les interprètes typés de cette petite comédie de moeurs autant que de situations.  Bien que le rire et l’effet de surprise puissent s’atténuer avec le temps, The Concert a cette immense qualité qu’il laisse passer un très léger souffle de mélancolie  en contrepoint du rire effréné, sachant se terminer au bon moment, juste avant de sombrer dans le « too much », et donc dans le « pas drôle du tout ».

The Concert © Christian Leiber

 

Paris (Opéra Garnier) – Ballets russes, suite (et fin?)

Soirée « Ballets russes » (1909-2009)
Le Spectre de la rose / L’Après-midi d’un Faune / Le Tricorne / Pétrouchka
Ballet de l’Opéra de Paris
Paris, Opéra Garnier
12, 13, 20 décembre 2009

Pour en finir avec les Ballets russes (ou l’histoire d’une commémoration qui n’en finit pas)

Que reste-t-il aujourd’hui des Ballets russes? Non pas tant en termes d’influence sur la création artistique ultérieure – celle-ci est incontestable -, mais bien en termes de survie d’un répertoire chorégraphique et d’une esthétique d’époque. Telle est sans doute l’une des questions que pose en creux l’hommage qui aura occupé durant une bonne partie de l’année 2009 les compagnies de danse et les institutions culturelles du monde entier. A cette interrogation, on sera pourtant tenté de répondre de manière déceptive. Les Ballets russes, bien plus qu’un répertoire vivant, c’est d’abord pour nous, et peut-être exclusivement, une collection d’images anciennes accumulées, comme un musée pictural et photographique sauvé de l’oubli du temps, et que l’on visite, à l’occasion, à la manière d’un mausolée grandiose et mystérieux. Car si la nébuleuse diaghilevienne brille encore d’un éclat particulier dans l’imaginaire de la danse occidentale, c’est bien avant tout par les dessins de Bakst et de Benois – costumes exotiques revêtant d’étranges silhouettes, décors multicolores aux contours oniriques – ou encore par quelque cliché nostalgique – à dominante sépia – de Nijinsky, Pavlova ou Karsavina, reproduits à satiété… et – osera-t-on le dire enfin – jusqu’à la nausée, en cette période de commémoration fébrile. Les Ballets russes, ou l’image indéfiniment répétée… Et puis l’anecdote,  l’anecdote inépuisable, comme une légende obligée, un fantasme perpétuel… A chacun de s’en faire le romancier jusqu’à la fin des temps… Comtesses russes (forcément), vieilles tantes, obscurs financiers, jeunes éphèbes, peintres en exil, éternels dilettantes, toute une foule de créatures cosmopolites et  modianesques pour entourer le mythe… And then, what else? Pour ce qui est de l’aspect proprement chorégraphique, force est de constater que si une petite partie du répertoire des Ballets russes survit, tant bien que mal, pour la postérité, c’est essentiellement au travers de reconstructions tardives, sinon discutables, rarement à même, au-delà de leur intense beauté formelle, de nous restituer la trace du  « choc  » esthétique provoqué en leur temps par les Saisons russes successives. Au-delà des contraintes – respectables – du genre de l’ « hommage », ne devrait-on pas, de fait, se préoccuper aussi de retrouver l’esprit novateur et créatif dont a pu se glorifier l’époque – en lieu et place de la restitution de sa seule forme -, plutôt que de se contenter de faire revivre le passé à l’identique, comme dans un désir d’identification un peu vain avec celui-ci? A vrai dire – pensons au récent spectacle  « Dans l’esprit de Diaghilev » -, on doute franchement que notre temps dispose d’un riche matériau pour cela… Si Wayne McGregor est l’avenir de l’humanité dansante, alors oui, du passé ne faisons pas table rase… Et retour à « l’hommage » nécessaire donc.

D’un décembre d’hommage à l’Opéra

En cette fin d’année, l’Opéra de Paris s’associe – enfin – aux célébrations internationales en mettant à l’affiche quatre grands « classiques » des Ballets russes, appartenant à différentes périodes en même temps qu’à des veines diversifiées de leur créativité. Rien d’inédit dans la sélection proposée : les oeuvres offertes au public en cette période de Noël, qui se veut toujours la plus consensuelle possible, figurent depuis longtemps au répertoire de la Grande Boutique, où elles sont reprises avec une certaine régularité – 2001 tout de même pour les dernières de Petrouchka et de L’Après-midi d’un Faune… Si la séduction visuelle demeure incontestablement, l’impression générale reste néanmoins celle d’une sorte de gigantesque musée reconstitué, avec minutie et délectation sans doute, mais aussi… pour les seules besoins de la cause annoncée. On en voudra peut-être pour indice symptomatique ce phénomène curieux constaté dans la presse : l’accumulation d’articles ou de dossiers à visée historique, souvent peu savants ou recopiés les uns des autres – mais peu importe -, à laquelle répond un quasi-silence critique, en dehors des habituels effets d’annonce, sur le spectacle proprement dit.  Un spectacle retransmis en direct dans de nombreuses salles de cinéma, en France et à l’étranger,  avant de l’être par la télévision, comme si, au fond, l’image, pourtant figée dans des choix de distributions subjectifs,  pouvait et devait suffire  à elle seule à faire advenir et comprendre les Ballets russes aujourd’hui… S’agirait-il au demeurant d’éviter de parler de ce répertoire comme d’une réalité somme toute vivante – autrement dit criticable? Promesse, à suivre donc, d’un essai critique.

Tétralogie russe

Le Spectre de la rose, qui débute la soirée, s’ouvre sur un décor dont la reconstitution esthétique évoque davantage un certain style Biedermeier que les langueurs et les parfums vénéneux des roses fin-de-siècle. Cent ans après, la chambre bleue au canapé crevé (pas vraiment d’époque!) semble toutefois avoir un peu souffert de la poussière et des aléas du temps… Plus qu’à Gautier qui avait inspiré l’idée du ballet à Jean-Louis Vaudoyer, on pense en le voyant au poème de Baudelaire « La Mort des amants » : « Un soir fait de rose et de bleu mystique… » Et de fait, tout ici doit suggérer le rêve, le mystère, l’impalpable. Isabelle Ciaravola, dans la posture de la Jeune Fille endormie – avatar féminin et moderne du James de La Sylphide -, rêvant à quelque obscur objet du désir rencontré lors d’un bal, offre ici une interprétation pleine de poésie, dont la sophistication, saupoudrée d’un je-ne-sais-quoi de préciosité juvénile, paraît parfaitement assumée, tout en s’accordant bien à l’atmosphère impressionniste du morceau. Le Spectre de Mathias Heymann semble en revanche comme enfermé dans sa tour d’ivoire, pris, au-delà même des questions d’esthétique et d’évolution des corps, dans une histoire différente de celle racontée par la chorégraphie de Fokine. Cette dernière devient ainsi prétexte à un exercice de virtuosité qui brille surtout par son prosaïsme et dans lequel se succèdent en continu les figures exécutées avec un brio quasi-gymnique. Les « heymanniaques » apprécieront, sans doute… Le lyrisme même, visible à travers des bras très travaillés, n’est pas loin de confiner au maniérisme, en tout cas à une recherche d’effet  qui a peu à voir avec l’évocation immédiate d’un monde spirituel. La jeunesse et le relatif manque d’expérience artistique du danseur peuvent justifier ce défaut d’incarnation, mais dans ce cas, pourquoi l’avoir choisi pour figurer dans ce rôle bien lourd pour de frêles épaules dans un film destiné à rester pour la postérité? Dans la seconde distribution, Emmanuel Thibault apporte au contraire cette spiritualité, convertie en style, qui fait absolument défaut à Mathias Heymann. Sans doute moins bondissant, et aussi moins ultime dans l’usage des extensions, son Spectre,  d’une impeccable justesse musicale, se révèle pourtant plus généreux, à la fois léger, aérien et silencieux – comme au premier jour –, sublimé enfin par des bras et des mains magnifiques. Etre essentiellement elfique, sans âge, et surtout sans esbrouffe, sa présence irradie tout particulièrement aux côtés de Clairemarie Osta (Delphine Moussin a un côté beaucoup trop  « grande dame » pour être vraiment crédible dans  le personnage), d’une simplicité et d’un naturel bienvenus dans ce rôle juvénile qui paraît souvent se limiter à une présentation toute de grâce et de poésie, à la limite de la mièvrerie.

L’Après-midi d’un Faune frappe avant tout comme une « curiosité esthétique ». Esthétique de bas-relief, décor sans perspective ni profondeur, refus marqué de l’en-dehors, gestuelle orientalo-hellénique, stylisée par le goût du bizarre conjugué à la volonté provocatrice de mettre en scène l’homme Nijinsky en pur objet désirant… Tout en permettant à diverses individualités de s’exprimer dans cette figure de moderne héros des sens, nulle autre oeuvre du programme ne paraît peut-être plus « muséographique » que celle-ci, à la fois inscrite inexorablement dans un temps et figée dans le carton-pâte de l’imagerie du mythe.  L’espace de liberté  créative est mince pour les interprètes, soumis à des contraintes de gestes et de mimiques qu’ils semblent devoir respecter à la lettre,  sinon à la virgule près, empêchant de fait une certaine vie de l’oeuvre. Avouons tout de même qu’ici le fantôme – notre fantôme -, toujours vivant, de Charles Jude, pour lequel fut recréé le rôle à l’Opéra de Paris en 1976, ne cesse de hanter l’interprétation contemporaine du Faune, comme un modèle de compréhension et d’accomplissement, par ses contours naturellement faunesques. Nicolas Le Riche apporte certes sa présence lumineuse et sa noble rage à la pièce, mais le rôle semble aussi lui rester comme extérieur, la noblesse féline et autoritaire suppléant ici à l’ambiguïté de l’animal désirant. En regard, le Faune de Stéphane Bullion apporte une touche de noirceur et de férocité qui le rend d’emblée plus lisible, tandis que Jérémie Bélingard parvient à délivrer cette animalité brutale, cet érotisme primitif, et sans doute aussi ce sentiment de malaise, qui font de sa prestation la plus à même de convaincre, malgré de regrettables imperfections de détails, comme ces pieds malencontreusement pris dans l’écharpe de la Nymphe à l’instant du coït… Face au héros, Emilie Cozette est une Grande Nymphe au regard fasciné, peut-être un peu trop passive néanmoins, là où Amandine Albisson révèle un certain désir de séduction et une part plus active dans l’union de l’animal et de la créature qu’elle incarne. Stéphanie Romberg, marmoréenne, incarne sans doute le compromis  le plus percutant dans la confrontation au Faune. L’oeuvre, tributaire d’un style au moins autant que d’une interprétation, laisse toutefois un peu perplexe quant à la manière dont a été dirigé le choeur des Nymphes, intervenant brièvement, mais auquel manque une synchronisation et une justesse stylistique parfaites dans les mouvements de bras ou de pieds.

Le Tricorne de Léonide Massine, témoignage d’une période postérieure de la créativité des Ballets russes (1919), est sans doute la pièce la plus méconnue du programme, la moins représentée en tout cas aujourd’hui dans le monde. Si les trois autres oeuvres à l’affiche soulignent la relation profonde unissant les Ballets russes à Paris,  on signalera incidemment que celle-ci avait été en revanche créée à Londres. Moins évidente, pourvue de quelques longueurs à la première approche, elle mérite pourtant d’être vue, et surtout revue, notamment pour son intéressante esthétique pittoresque revue par la modernité,  celle du cubisme, voire de l’esprit surréaliste. Comme les autres oeuvres à l’affiche, mais peut-être plus encore que les autres, du fait de son imprégnation « folklorisante », elle pose la question lancinante de l’interprétation que l’on peut donner aujourd’hui à des ballets, enfermés dans des gestes sacrés, tout au moins stylistiquement marqués, et des décors à la fois spectaculaires et intouchables, en un temps où l’exploit technique tient justement parfois lieu de seule esthétique. L’enjeu n’est pas si évident, car on le sent bien,  l’intérêt du ballet se situe ailleurs que dans l’exposition d’une virtuosité technique, fût-elle stylisée par le « caractère », traité de surcroît ici avec une distance ironique. D’où la question : est-ce forcément à des « stars »  – à des danseurs hantés par une certaine « noblesse », celle du style ou de la technique, pour le dire rapidement – de s’en emparer en priorité? D’une certaine manière, José Martinez est un cas d’école en ce qu’il dépasse probablement en intention l’objet initial du ballet, tout à la fois pochade, pastiche et lieu d’expérimentation d’une danse théâtrale dans le goût pseudo-espagnol. Par-delà un physique et des origines qui l’attachent comme une évidence au rôle du Meunier,  force est de reconnaître que sa virtuosité dans le zapateado est éblouissante, sa présence renversante, son humour indéniable,  le fait est là, il s’apprécie avec bonheur et l’on ne reviendra pas dessus. Néanmoins, en voyant Stéphane Phavorin, aux moyens techniques indéniablement plus limités, mais à la théâtralité plus manifeste, on se rend compte au fond que Le Tricorne est bien autre chose qu’une histoire de brio et de pureté de la danse – aujourd’hui encore.  Avec son maniement habile de la vis comica, et ses roulements d’yeux à la Massine, Phavorin a en tout cas le mérite d’apporter un autre éclairage, nécessaire, au ballet, davantage ancré dans le second degré, et d’autant plus convaincant ici qu’il est idéalement accompagné d’Eve Grinsztajn, réjouissante Meunière au style accompli et à l’humour aiguisé.  Marie-Agnès Gillot,  malgré une présence toujours brûlante, paraît sérieusement hors-sujet dans le registre comique,  parfois en délicatesse avec la gestuelle et la musicalité espagnoles, tout comme Stéphanie Romberg, peu expressive de surcroît dans le cadre de ce petit drame comique. Comment alors ne pas célébrer à nouveau ici Maria Alexandrova en fière Espagnole, modèle de vélocité et d’entrain contrôlé – et pas plus spécialisée dans le caractère que toutes ces dames -, qui, à l’occasion du gala, aura pu donner, sur le fond comme sur la forme, une véritable leçon de choses à tous  par son sens musical, clôturant ainsi le débat avec la flamme et la force d’âme qu’on lui connaît d’ordinaire. On n’oubliera pas non plus, parmi les seconds rôles, Fabrice Bourgeois, drolatique Corregidor venu d’un autre temps,  à lui seul impeccable emblème d’une danse théâtrale dont on trouve trace encore dans les films de Michael Powell et Emeric Pressburger auxquels collabora Massine, comme Les Chaussons rouges et Les Contes d’Hoffmann.

S’il n’en reste qu’un…

Pétrouchka vient conclure ce programme avec un bonheur sans nuages – dans le ciel noir de Pétersbourg. A l’instar de Giselle pour la période romantique, Pétrouchka est en quelque sorte le « ballet total », celui qui contient tout, la fin d’un monde et le début d’un autre, celui qui donne autant sa place au corps de ballet qu’aux solistes, au peuple héroïsé qu’aux héros populaires – plutôt anti-héros en l’occurrence -, dans une synthèse qui unit profondément le drame, la musique, l’art pictural et la danse. Ici toutefois, on n’a jamais cette impression, parfois perturbante ailleurs pour l’émotion, de sombrer dans la muséographie, dans l’hommage sur papier glacé, comme un palimpseste funeste forgé par notre temps, et ce, en dépit même du caractère très méticuleux pris par la reconstitution de Nicolas Beriozoff. L’oeuvre vit, par sa beauté visuelle inentamée certes, mais aussi par la grandeur de tous ses interprètes, qui parviennent sans peine à transcender une gestuelle de drame souvent marquée par l’esthétique expressionniste qui ancre indéniablement le ballet dans une époque. Avant même les solistes, le corps de ballet brille dans Pétrouchka par sa vivacité et son enthousiasme ludique, que ce soit dans les danses de groupe ou les divers numéros de foire, teintés de tendresse ou de drôlerie – de mélancolie toujours. De même, le trio de la première, formé de Benjamin Pech (Pétrouchka), Clairemarie Osta (la Ballerine) et Yann Bridard (le Maure), vaut peut-être moins pour ses individualités que pour l’excellent travail collectif, tout en contrastes, qui résulte de leur association. Chaque « marionnette » trouve ainsi à s’incarner par rapport à l’autre, dans une narration très lisible où le stéréotype théâtral qui lui est propre se retrouve bien mis en valeur. Sans doute Jérémie Bélingard, dans une autre distribution, individualise-t-il davantage son Pétrouchka en forçant le trait « clown triste » qui le rend plus tragique que simplement poétique. Nicolas Le Riche est l’interprète qui semble toutefois apporter une dimension supplémentaire au rôle principal, comme si le geste dramatique prenait chez lui davantage de force et d’ampleur. Le personnage se révèle là tout autant pantin désarticulé, aux limites de la parodie et du grotesque, que créature sensible et profondément humaine. A cet égard, la Ballerine d’Eve Grinsztajn, sans atteindre la perfection mécanique de celle de Clairemarie Osta, à la gestuelle admirablement ciselée – et presque perverse -, possède ce frémissement d’humanité qui en fait sans nul doute une compagne idéale pour ce Pétrouchka-là. Bref, quoi qu’il en soit des divers interprètes, il faut le reconnaître enfin, le Pétrouchka de Fokine vient à point nommé couronner un programme d’hommage qui a l’art de séduire les yeux sans  réellement enthousiasmer le coeur. Il reste – seul peut-être? – la preuve que de l’histoire des Ballets russes, le mot fin n’est pas encore écrit.

Tamara Karsavina (la Ballerine), Vaslav Nijinsky (Pétrouchka), Alexandre Orlov (le Maure), Enrico Cecchetti (le Magicien), Pétrouchka © BnF

Les Ballets russes sur ce blog :
Bordeaux – Hommage aux Ballets russes (octobre 2009)
Paris (Chaillot) – Dans l’esprit de Diaghilev (novembre 2009)
Paris (Opéra Garnier) – D’un gala… et des Ballets russes, suite (décembre 2009)

Vidéo : Emmanuel Thibault dans « Le Spectre de la rose » (avec Delphine Moussin)

 

Paris (Opéra Garnier) – D’un gala… et des Ballets russes, suite

Gala – Hommage aux Ballets russes
Solistes de l’Opéra de Paris et du Bolchoï
Paris, Opéra Garnier
16 décembre 2009

« Gala »? Vous avez dit « gala »?…

La formule du gala, inchangée, est toujours redoutable. On y assouvit sans complexes le désir de paillettes du spectateur, on y entretient sans nuances la fabrique du « star-system » – et ce phénomène nécessaire mais quelque peu crispant qu’on appelle le « petit prodige » -, on fait se succéder les pas de deux et autres scènes de ballets en les coupant de leur contexte dramatique, ne laissant place au final qu’à la virtuosité technique et au brio scénique. Pas de droit à l’erreur, en quelques minutes comptées, l’interprète n’a d’autre choix que de se montrer tout à la fois volubile et éloquent. Tel un bon rhétoricien du saut et de la pirouette… Briller et aveugler – séduire -, tel est ici l’impératif catégorique – pour le meilleur bien sûr, et parfois aussi pour le pire.

En ces temps de Noël où l’activité parisiano-balletomaniaque bat son plein, l’Opéra (comme chacun sait, il n’en est qu’un sur terre…), en écho au spectacle parallèlement à l’affiche d’hommage aux Ballets russes (dont on célèbre en 2009, pour le petit nombre d’obstinés qui n’auraient pas encore saisi, le centième anniversaire de la première saison parisienne), programme donc un gala « de prestige  » – traduisez simplement, surtaxé – réunissant des étoiles maison et une petite poignée de solistes étoilés, soigneusement choisis, venus du Bolchoï, partenaire privilégié de l’Opéra à l’aube de l’année France-Russie – oui, 2010 sera l’année de la France en Russie et de la Russie en France, mais je suis la seule à le savoir… Si l’on n’est pas dupe de la litanie de mots codés entourant « l’événement » – prestige, privilège, rayonnement, partenaire…, il ne manque que rêve pour couronner le tout… – et sentant à plein nez la langue de bois du marketing du luxe – , nul doute que le menu de la soirée a de quoi attirer le mondain invétéré autant que l’amateur forcené, prêt quoi qu’il en soit à se laisser aller du porte-monnaie… pour l’amour de Masha Alexandrova…

Revue des lieux

Avant de proposer – paraît-il… – un spectacle sur la scène, le gala d’hommage aux Ballets russes, étiqueté AROP, est d’abord un spectacle tout court… dans la salle s’entend. Le Palais Garnier entièrement éclairé d’un rouge aseptisé et faussement contemporain (sûr que c’est pas celui de la révolution…), recréant une ambiance très « cocotte », comme un avatar moderne des fastes petit-bourgeois d’un Second Empire déliquescent, une immense guirlande de fleurs rouges et blanches ornant le Grand Escalier, la Garde Républicaine répandue en grand uniforme d’apparat sur les marches, des ministres (soi-disant) par dizaines, des oligarques (sans aucun doute) par poignées, de la tenue de soirée, plutôt Balenciaga qu’Ann Demelemeester, du smoking à papa, du petit four de chez-le-traiteur, de la coupe de champagne – rosé pour l’occasion -, du serveur empressé… Une invitée parmi d’autres,  à la classe modérée, qui croit bon de ressortir sa robe de mariée, traîne comprise… Les amies russes, pas trop endimanchées, prenant sans doute le Paris de décembre pour les Tropiques (-25°C ce matin à Moscou), ricanent, le verre d’une main, la caméra de l’autre… Tables fleuries réparties dans le Grand Foyer attendant invités « de prestige », séparées des envieux par un cordon de velours – interdit au peuple d’entrer… Dans les bas étages, disons-le tout net, ce n’est pourtant pas toujours le charme discret de la bourgeoisie qui règne… Atmosphère lourde et babillante, style clinquant et permanenté, tendance Opening Night Gala à l’ABT… Pour la soirée feutrée chez l’Ambassadeur, on reviendra plus tard… Mary Higgins Clark et Renée Fleming en version franco-russe – le Botox ne connaît pas de frontières… Bref. De cette petite comédie sociale, on retiendra au moins les très jolis programmes concoctés pour l’occasion, dans un graphisme imité de ceux des Ballets russes et de la revue Comoedia. Parce que finalement, il y a aussi quelque chose qui se passe sur la scène…

Revue de détails

Soirée « m’as-tu vu » où l’on n’attend rien d’artistique – la cause est entendue -, du genre de celles où le public applaudit poliment  et sagement en attendant de passer à table et de se congratuler, le gala d’hommage aux Ballets russes a au moins le mérite de s’articuler autour d’une thématique claire, bien que rebattue par les temps qui courent, et qui exige de ses participants d’autres qualités que le  seul brillant  de la pose. Dommage tout de même que le menu du jour se contente de décliner en partie les plats du programme ordinaire (Spectre, Faune, Tricorne et Petrouchka), agrémenté de quelques solos ou duos supplémentaires, qui ne  se distinguent pas par leur rareté… Oeuvres lentes et exigeantes aux côtés de morceaux de bravoure ou de flamboyance ordonnés pèle-mêle, le ton et la composition de l’ensemble semblent difficiles à saisir. On peine du reste à comprendre la présence du pas de trois du Cygne noir, extrait du Lac des cygnes dans la version du Rudolf Noureev (Opéra de Paris, 1984), sinon dans l’unique but de conclure la première partie sur une note d’éclat. L’imposture de la chose se double  au demeurant d’ironie involontaire avec une  Zakharova en prima ballerina assoluta nous imposant la variation de Bourmeister… Bon, faudrait savoir… Mais on l’aura compris, si l’on vient ici, c’est avant tout pour voir des « stars », dans leurs pompes et dans leurs oeuvres, plutôt que des chorégraphies, témoignages d’un temps et d’une esthétique… Là réside  aussi l’ambiguïté de la notion d’hommage, dans laquelle se complaît sans cesse notre temps, qui, sous couvert de nostalgie, n’admire au fond que lui-même – « … je suis au fond de sa faveur cette inimitable saveur que tu ne trouves qu’à toi-même… »

Divertissements

Le Spectre de la rose ouvre le bal sans grande intensité. Mathias Heymann saute et tourne et virevolte du mieux qu’il peut, en Narcisse virtuose, mais son Spectre, bien prosaïque, apparaît plus terrestre qu’évanescent. Le dos et les épaules positionnés un peu trop en avant, conjugués à des réceptions parfois bruyantes, privent l’ensemble de ce parfum d’irréalité et de temps suspendu qui fait tout le prix de cette fantaisie intimiste, poème tout à la fois précieux et impressionniste. Le lyrisme des bras, très travaillés, à la limite du maniérisme, la finesse des articulations, la légèreté bondissante de la danse, au bas de jambe précis et véloce, ne suffisent pas d’eux-mêmes à recréer le rêve, et encore moins le frisson, celui d’un avatar moderne et masculin de la Sylphide romantique. Nina Kaptsova, en Jeune Fille endormie, en proie au songe, existe à peine dans cette chambre bleue qu’elle semble découvrir pour la première fois – comme son lointain partenaire. Au fond, peut-être est-ce elle le  Fantôme de la Rose?

L’Après-Midi d’un Faune reprend ici la première distribution du spectacle d’hommage aux Ballets russes, avec Nicolas Le Riche dans le rôle principal. La pièce, dans sa lenteur et sa bizarrerie renouvelées,  mais aussi dans sa totale absence d’effets, autres que visuels, se prête toutefois assez mal au contexte d’un gala, en dépit de sa brièveté. Dans le rôle créé par Nijinsky, Nicolas Le Riche semble par ailleurs constamment forcer sa nature solaire et apollinienne pour camper l’animalité faunesque et dionysiaque. Au fond, loin de suggérer l’ambiguïté et le malaise, Le Riche, dans sa sensualité presque rassurante, reste humain, trop humain, et si la Nymphe, interprétée par Emilie Cozette, paraît fascinée, c’est sans doute plus pour sa grandeur noble et féline que pour son étrangeté radicale.

Nul besoin d’être hanté par le spectre obsédant d’Uliana Lopatkina, aucune interprète, aussi admirable et accomplie soit-elle, ne détient, seule et pour l’éternité, un rôle… Néanmoins, face à Marie-Agnès Gillot dans le solo mythique de La Mort du cygne, on est tenté de conclure à une regrettable erreur de distribution. L’étoile a-t-elle besoin soudainement de se racheter une virginité « classique », elle qui a tant donné – trop donné? – à d’autres répertoires ? Revêtue pour l’occasion d’un tutu imité de celui, fameux, de la Pavlova, on voit là une grande artiste – passionnée autant qu’instinctive -, comme errer à la recherche d’elle-même, privée du legato qui fait tout le prix – le seul – de ce presque-rien chorégraphique...

La soirée prend vraiment une autre allure, plus appropriée au contexte, avec le pas de deux de Shéhérazade, interprété par Agnès Letestu et Nikolaï Tsiskaridzé. Ce qu’on perçoit surtout dans cette paire incongrue, c’est la confrontation de deux écoles, et plus encore de deux tempéraments, que tout sépare et qu’on peut difficilement imaginer plus dissemblables : la retenue et la froide élégance d’un côté – la glace difficile à briser… -, et la passion, la sensualité, la fougue orientale de l’autre. Tsiskaridzé en costume doré, le corps surchargé de bijoux et de pierreries, à la personnalité débordante, enthousiaste, presque possédé, face à une Letestu en tenue de bayadère sobre et minimaliste, grande dame timide et sans l’ombre d’un frémissement, évoluant sous la tente usée de Raymonda et d’Abderam… Un moment étrange, qui, en raison même de sa dimension insolite, en deviendrait presque intéressant dans l’atmosphère compassée qui inonde le gala.

Aurélie Dupont et Ruslan Skvortsov, dans leur retenue commune, nous offrent à l’inverse  une prestation à la fois équilibrée et sereine du pas de deux de Giselle. S’il est parfois difficile, sauf à être un admirateur éperdu de la dame, de suivre Aurélie Dupont, à laquelle manque toujours un certain sens du drame, tout au long d’un ballet en plusieurs actes, à l’échelle d’un pas de deux tel que celui de Giselle, le meilleur de l’étoile, à commencer par ses qualités de styliste, se lit et se savoure avec un plaisir d’esthète non dissimulé. Ruslan Skvortsov, quant à lui, fait voir à ses côtés de belles qualités de partenariat, en plus d’une sobriété appréciable dans le geste. Le saisissement n’est pas là certes, pas plus que l’émotion, mais un travail d’orfèvre délicatement ciselé peut aussi avoir ses charmes…

Le sommet de cette première partie reste incontestablement le duo du Tricorne confrontant Maria Alexandrova, toute de feu et de flamme dans sa robe inspirée du costume mythique de Fanny Elssler dans la « cachucha », et José Martinez, en Meunier castillan de carte postale, inspiré et plus vrai que nature. Maria, la Russe explosive, accélère avec un plaisir non feint les tempi à une vitesse phénoménale, tandis que José, l’austère Espagnol, maître ès virtuosité, semble comme galvanisé par cette partenaire déchaînée, à la sensualité impérieuse et à l’enthousiasme communicatif. Toute l’Espagne stylisée et rêvée des romantiques est là, ressuscitée par le filtre amusé de Massine et de de Falla. Question : peut-on encore revoir décemment Le Tricorne après une telle démonstration?

On ne s’attardera pas en revanche sur le Pas de trois du Cygne noir, dénué d’âme, qui clôture la première partie. Détaché de  l’action, interprété sur une scène entièrement vide éclairée d’un rose de maison de poupée, le choix du morceau, vu et revu, n’aide pas, on en convient, à l’éclosion de l’art, et l’on a déjà éprouvé ce vide en d’autres circonstances… Il n’empêche… Il ne laisse plus voir ici que « la » Zakharova, en diva souveraine de sa tour d’ivoire, s’accommodant d’un brio technique et stylistique minimal jusque dans ses fouettés – c’est un gala, il faut pourtant en profiter! -, et semblant creuser délibérément le fossé la séparant de ses deux partenaires, Karl Paquette et Stéphane Bullion, ce dernier il est vrai peu à l’aise dans la pompeuse cape de Rothbart. Tant individuellement que dans les duos, tous deux paraissent avoir du mal à suivre le rythme et l’autorité qu’elle impose, objets de la seule véritable ovation de la soirée – hélas! Une telle démonstration de force, solitaire, loin d’éblouir et de suggérer le drame représenté, prive au final le fragment de sa vie et de sa dynamique propres.

Petrouchka

Après la série de courts ballets et de pas de deux, la deuxième partie, centrée sur le seul Petrouchka, accueille Natalia Ossipova pour ses débuts dans le rôle de la Ballerine, qu’elle devrait reprendre en fin de saison au Bolchoï pour la recréation annoncée de Petrouchka par Sergueï Vikharev. Alors bien sûr, les chaussons de Natalia ne sont pas ceux de Clairemarie… Et de cette disparité culturelle,  de cette manière différente de ciseler les pas et d’en marquer les accents, on pourrait sans doute écrire des pages…  Le rôle de la Ballerine est très contraint et ne laisse pas beaucoup de liberté interprétative, mais la personnalité de la soliste du Bolchoï y apparaît toutefois, dans les limites imparties par la chorégraphie, vive, radieuse, éclatante, au travers d’une gestuelle dynamique, qui sait être mécanique et en même temps empreinte d’humanité et d’émotion, d’une musicalité tellement parfaite qu’elle semble laisser parfois ses excellents comparses, Benjamin Pech et Yann Bridard, un peu à la traîne, comme débordés par son tempérament fougueux. La Ballerine de Petrouchka à Paris, la première d’Esmeralda à Moscou pour Noël, le Casse-noisette à nouveau à Paris le mois prochain – autant de rôles qu’elle n’a jamais dansés -, Natalia Ossipova, quoi qu’on en dise, ne cesse pas d’impressionner, et jusqu’au plus sceptique. En cette soirée de gala,  et dans ce ballet inoubliable qui met autant en valeur le corps de ballet que les solistes, elle se révèle tout simplement merveilleuse, aux côtés d’un très beau trio – sinon quatuor – d’interprètes. Un dénouement qui passe comme un rêve et… rend heureux!

Maria Alexandrova, Le Tricorne © Mikhaïl Logvinov

Puisque jamais 2 sans 3, après Bordeaux et le présent gala, un compte-rendu des soirées « Hommage aux Ballets russes » de décembre de l’Opéra de Paris devrait suivre… un jour!…

Bigmouth strikes again

A propos de La Danse – Le Ballet de l’Opéra de Paris (Frederick Wiseman)?

Si l’on veut bien la considérer comme une activité susceptible de noblesse – qui n’exclut pas la vanité -, la critique est toujours un essai, où sens où l’entendait Montaigne, c’est-à-dire un exercice du jugement. Non contrainte, elle peut prendre mille formes : panégyrique ou pamphlet certes, mais aussi description clinique, récit romanesque, discours analogique, digression feinte…  Fragile fragment de papier, elle demeure néanmoins. Au fond, le critique n’a qu’un devoir : l’intelligence, qui, comme en toutes choses, est d’abord celle du style. Dès lors, tout lui est permis,  jusqu’à la mauvaise foi.

Alastair Macauley, le britannique critique du New York Times, tonitruant – parfois – aux oreilles aisément irritées et irritables de la balletomanie internationale, découvre (à son âge!), à l’occasion d’une exposition new-yorkaise, que la danse est, comme on dit chez nous, un motif récurrent de la peinture de Watteau – auteur d’un pourtant fameux portrait de Marie-Anne Cupis de Camargo, dite la Camargo, l’un des plus grands noms de la danse du XVIIIème siècle. Il était temps! Un  feint/fin détour pour nous dire tout le mal qu’il pense – et il en a parfois bien besoin – du répertoire actuel de l’Opéra de Paris, tel que le montre Wiseman dans son film. Macauley, tout réticent qu’il soit envers les goûts artistiques de Dame Brigitte, n’a pourtant rien, quand on connaît sa prose, du réac  ordinaire et espéré – c’est bien cela qui est désespérément drôle. “Watteau, Music and Theater” makes the dance of that era feel pristine. Here is the sunrise of a tradition. Does Mr. Wiseman’s film show that tradition’s sunset? Two-thirds of the way through the film, I turned to my companion and whispered, “Maybe I don’t like ballet after all.” Oui, moi aussi, cher compagnon d’âme, parfois je me dis la même chose… « Pour la grâce dans le mouvement, regardez la toile », dit le titre de l’article.  Pour l’amour de l’esprit, lisez Macauley, mais pour la critique de cinéma, s’il vous plaît,  tournez la page…

The New York Times – For Grace in Motion, Look to the Canvas (Alastair Macauley) – 28/11/09

« I hadn’t even realized that the Watteau show would have any dance content. But just one look at Watteau’s own painting “Les Plaisirs du Bal” (“The Pleasures of the Ball,” on loan from the Dulwich Picture Gallery in London) ravished me as nothing in the Wiseman film ever began to. The sensation is not merely of Watteau’s exquisite painterliness. The picture shows a male-female duet (a minuet). It makes you feel the thrill of the space between the two dancers, the amplitude with which they address each other across it, the charm of the spectacle they afford for the viewers all around and — perhaps most appealing of all — the sense of acute stylistic connection between these two dancers and the society around them.

The dance of Watteau’s day was highly refined. The male dancer is demonstrating a lovely third position of the feet (dovetailing the ankles one before the other), a position that has had little usage since the 18th century. Many details of his deportment repay study. (The slight tilt of his torso, tipping toward her, is especially striking.) But this refinement, we see, is something the other people present share. We can believe that several of them could replace this couple in the dance with equal skill. The central couple of Watteau’s “Amour au Théâtre Français” seem to have commenced another such minuet, with all its pointedly significant address. Suggestions pour from every nuance here: the opposite of the choreography shown in the film.

For sheer choreography, just go to Watteau’s “Surprise.” The way those lovers’ arms are joined above their heads! The man’s other hand adroitly supports the woman’s back as he presses his lips onto her slightly turned-away face. He takes most of her weight and his own on one bent leg, whose line is marvelously mirrored by that of the guitarist in the painting’s other half. The male-female couple on the left are intimately involved in a dangerous liaison, and yet this attendant musician is a central part of it.

For sheer dance style, go to the turnout of the standing man’s pointed leg in Watteau’s “Enchanteur,” shown from the side to highlight its easy rotation from the hip. For harmony of line, Lancret’s painting of the ballerina Camargo and her partner enchants in the way the two dancers’ limbs each echo and extend the other’s, all while their heads incline in intimacy. Dance lovers will also find much rewarding detail in other paintings (not least Tiepolo’s “Dance in the Country”), costume sketches, drawings, etchings and porcelain figures, dating from 1681 to 1779.

It remains Watteau, in his genius, who best catches the dancing spirit of that age. Look again at “Les Plaisirs du Bal.” A man and a woman, arms open, look at each other across the dance floor. This simple moment is presented with a formal grace and a sensuousness that pierce the heart. »

Images de novembre

Evguenia Obraztsova et David Makhateli,  La Belle au bois dormant, Londres, Royal Opera House, 14 novembre 2009 © artifactsuite
Ashley Bouder et Gonzalo Garcia,  Rubis, Paris, Opéra Garnier, 12 novembre 2009 © artifactsuite
Marie-Agnès Gillot et Karl Paquette, Diamants, Paris, Opéra Garnier, 12 novembre 2009 © artifactsuite

Fragments d’un discours sur la danse

A propos de La Danse – Le Ballet de l’Opéra de Paris (Frederick Wiseman)

Fragments d’un discours sur la danse

Tout avait pourtant mal commencé avec La Danse

« Preview »

L’affiche figure en gros plan un bouquet de tutus immaculés, prolongés de jambes habillées de collants rose chair, elles-mêmes croisées en une cinquième supposée parfaite, et terminées par des pointes de satin blanc, bien alignées en un triangle symbolique à l’équilibre brisé1, sur un tapis de flocons de neige épars. Sous la photo, en caractères noirs, d’inspiration vaguement Art Nouveau, se détache un titre, froid comme la lame d’un scalpel : « La Danse », puis, en forme de sous-titre grisâtre et administratif, « Le Ballet de l’Opéra de Paris ». Tranchant?… Un titre qui enfonce plutôt qu’il ne suggère, un titre qui dit tout et qui ne dit rien, dans sa volonté de conjuguer, non sans lourdeur, l’universel et le particulier, l’éternel et l’éphémère. « La danse » se résout-elle dans une équivalence nécessaire avec « le Ballet de l’Opéra de Paris »? La césure a-t-elle ici pour fonction de juxtaposer deux syntagmes de valeur équivalente, comme dans une suite ébauchée et désordonnée, ou vaut-elle pour deux points explicatifs et définitifs? « Le Ballet de l’Opéra de Paris » est-il une illustration particulière, choisie par accident ou par attachement subjectif, de « la danse », dans l’infinité de ses possibles?… Et d’ailleurs, qu’est-ce que « la danse »?…

Mais ce n’est pas fini. Dans la bande-annonce qui accompagne la sortie du film, les « minkuseries » traditionnelles alternent avec les sonorités modernes et électroniques, les scènes de cours et de répétitions avec les séquences de spectacles, la transpiration avec les paillettes, le tee-shirt déchiré avec le tulle au fini impeccable. Et puis, tout y passe, ou à peu près, à toute vitesse, à la manière d’une litanie bien rythmée  et connue d’avance : toits de Paris, ciel bas et lourd, Sacré-Coeur, miel de l’Opéra, rotonde Zambelli, oeil-de-boeuf, pointes, chignons, couloirs, escaliers, cours de danse, piano, Noëlla Pontois, projecteurs et robes de taffetas virevoltantes… Le rêve ultime du balletomane… Parcourir le labyrinthe caché aux yeux des profanes, se repaître d’images indéfiniment répétées, encore et encore… L’Opéra au pays des merveilles… Toute la religion est là, condensée en quelques brèves minutes, jusqu’à l’énoncé verbal du dogme par la reine Brigitte en personne, assenant à ses sujets-danseurs, comme en une sorte de figure rhétorique obligée, qu’ils sont « (quand même) la meilleure compagnie du monde »2… Sourires entendus.

Bien sûr, ce « preview » est partiellement une illusion, concoctée par des spécialistes du marketing, qui n’offre qu’une image biaisée, apéritive, commerciale, du film de Frederick Wiseman. Ceux qui ont cru avec la foi des convaincus que La Danse serait une nouvelle et délicieuse variation sur le thème convenu et inépuisable de l’ « étoile » – mot magique et affolant – en auront été pour leurs frais, malgré les 2h40 que dure le film. Non seulement La Danse ne tente à aucun moment de nous faire approcher ou mieux connaître ces astres métaphoriques attachés à l’univers du ballet3, mais d’une certaine manière, il nous en éloigne inexorablement, par son refus affiché de la mythologie, du glamour, et – justement – des « stars », représentations illusoires forgées par le seul imaginaire du spectateur. Les « étoiles » – au sens hiérarchique du terme – sont là certes, bien plus présentes au demeurant que les danseurs du corps de ballet, mais, ni belles ni laides, ordinaires, elles ressembleraient presque à n’importe qui, humaines et simplement vivantes qu’elle sont… Nous éloigner – et s’éloigner soi-même – d’une réalité donnée, s’abstraire de ce qu’elle porte en termes de connotation et de symbolisme, l’observer donc avec un oeil neuf, distant et dépassionné, et cependant acharné et patient, pour incidemment l’appréhender et l’analyser dans sa vérité quotidienne, telle est la méthode propre à Frederick Wiseman, le point de départ de son esthétique naturaliste, éprouvée à travers ses différents documentaires – des modèles du genre. Quant à cet effet d’annonce plein de bruit et de lumière, il a tout l’air, a posteriori, d’un montage mûrement réfléchi – involontairement drôle ou délibérément cynique – destiné à attirer comme un aimant le balletomane, mû de manière irrésistible et pavlovienne par la tétralogie tutu-pointes-barre-brigitte4, et à le prendre à son propre piège, incluant jusqu’à la déception. Un truc à la Pialat, du genre:  « Vous vouliez des diadèmes…, eh bien…, vous n’en aurez pas…  » Tra-la-la.

Interdit au balletomane d’entrer

Destiné apparemment au balletomane, La Danse n’est pas un film de balletomane. Il en serait même à certains égards l’antidote, le contre-poison… Un anti-Tout Près des Etoiles, si l’on veut… Un film  en tout cas délesté de toutes les mythologies de L’Age heureux… Un salutaire retour au réel donc… De quoi respirer quelque peu dans un univers religieux, magique, furieux et passionné jusqu’à l’extrême, et se donner par là-même la possibilité de voir les choses « autrement »…

Débarrassé du soupçon né de la contemplation d’une affiche et d’une bande-annonce qui jouent manifestement sur les stéréotypes les plus éculés et les plus délectables, La Danse se présente alors pour ce qu’il est vraiment, un film d’auteur, personnel, éminemment social, sinon politique, sur une institution baptisée « Ballet de l’Opéra de Paris », et dont l’activité principale – la fonction sociale pour être précis – est bien « la danse ». Voilà pour le décryptage d’un titre qui semble comme revendiquer pour lui la neutralité scientifique. A rebours des habitudes, le point de vue n’est plus celui d’un « spectateur engagé », ouvertement aimant ou critique, mais bien celui d’un créateur en retrait au « regard éloigné » – et pourtant obsessionnel. On touche là au coeur de l’écriture cinématographique de La Danse, au point focal de la « poétique » wisemanienne, paradoxale en ce qu’elle conjugue proximité et éloignement, intimité et distance, engagement et détachement, dans sa manière unique de cheminer sans fin dans le silence – en toute discrétion – au sein d’une institution se confondant avec un lieu emblématique. A cet égard, il est bon de faire remarquer que si le film avait pris pour sujet une compagnie de ballet du même type et d’ampleur comparable, il aurait évidemment été différent dans son contenu (on sait que Wiseman a signé en 1995 un documentaire sur l’ABT) – tant le Ballet de l’Opéra de Paris est à coup sûr unique en son genre – mais il y a fort à parier que sa forme, au sens rhétorique du terme, eût été pourtant la même. Le réalisateur en effet se refuse constamment au face-à-face (alors même que le ballet – classique – est – d’abord peut-être – un face-à-face), à l’individuation, à la posture idéalisante (dont la critique n’est jamais que le revers obligé), ainsi qu’au commentaire explicatif ou didactique. Application pratique de ces principes esthétiques fondamentaux, le film ne comporte aucune interview, aucune légende, aucun nom de personne ou de lieu, aucun titre d’oeuvre, aucune bande-son, sinon celle qui accompagne les oeuvres interprétées.

De quoi prendre sans doute de court le spectateur, qu’il soit néophyte – peu au fait donc du monde de la danse  et du fonctionnement de l’Opéra -, ou bien connaisseur – apte de fait à reconnaître et à saisir le sous-texte du film, la moindre allusion qu’il comporte. Dans l’absolu toutefois, il importe peu que celui-ci soit à même de reconnaître Nicolas Le Riche ou Laetitia Pujol et d’identifier un pas de deux tiré de Paquita ou une scène du Songe de Médée. Au fond, l’absence d’indices – le refus même de l’indice –, nominatifs ou discursifs, est une invitation valant pour tous à redevenir non seulement ignorant, mais innocent – ce que le balletomane n’est à coup sûr à aucun moment – par son être et sa condition mêmes de balletomane.

Si Brigitte Lefèvre, « reine de la danse » à l’Opéra, paraît effectivement omniprésente dans ses fonctions de grand manitou-chef d’orchestre de l’institution, à aucun moment le film ne semble en toute conscience se préoccuper de mettre en valeur des personnalités en particulier – d’entrer dans l’idéologie bien connue du « star-system » -, ou d’entretenir les hiérarchies et les mythes construits en creux par l’institution ou le public. Symboliquement, le film ne montre pas les « événements » balletomaniaques par excellence que peuvent être le concours de promotion, et plus encore la nomination d’étoile, alors même que la durée de réalisation du film et l’actualité du moment eussent pu tout à fait le lui permettre. Wiseman filme au contraire et sans exclusive la banalité du quotidien dans tout ce que le temps et le lieu lui offrent – du sous-sol au grenier et de la femme de ménage à la directrice – et qui, en l’espèce, se situe bien au-delà de  « la danse » proprement dite, conçue dans ses seuls développements technique et artistique. Ordinateurs, téléphones, bureaux étroits, couloirs gris, escaliers déserts, portes en verre opaque,  aspirateurs, cantine, néon,  plats industriels, Wiseman accumule avec délectation les objets du quotidien, faisant de l’Opéra un véritable « empire des signes » qui a parfois plus à voir avec Extension du domaine de la lutte qu’avec la mythologie de L’Age heureux. Quant à l’action, on semble ici passer son temps en réunion – comme dans n’importe quelle administration française. Ce renoncement à l' »exceptionnel » – tout ce qui fait palpiter le coeur anxieux du balletomane – est comme le leitmotiv qui parcourent les  différentes séquences de La Danse. Cet aspect fondateur touche du reste jusqu’à la représentation (filmique) de la représentation (théâtrale).  Wiseman brise l’antique frontière sacrée qui sépare la scène du public – le Grand Absent du film -,  filme « autrement » , en substituant au face-à-face direct la vision latérale.

Dans l’optique naturaliste qui semble être celle du réalisateur, l’anonymat revendiqué et pris comme idéal esthétique et moral (il reste un idéal, sinon une utopie, car la reconnaissance, au moins partielle, s’avère sans doute inévitable, y compris pour le non-spécialiste) et l’attachement forcené à une certaine banalité apparaissent alors non seulement comme des moyens de mettre à distance un objet d’étude chargé, voire surchargé, en symbolisme, mais aussi comme des clés essentielles de la compréhension de l’oeuvre,  des élément centraux de la déconstruction nécessaire du sujet à laquelle le film se livre  –  en douceur.

Eloge du travail

Film social et politique, La Danse omet volontairement de représenter la danse sous les apparences – sous les espèces – de la magie et des paillettes que fabrique et cultive le regard fasciné du public – au risque même de travestir une réalité qui relève d’abord de la confection artisanale et patiente. Il choisit ainsi de nous parler du travail au quotidien et de ce cycle fait de gestes  innombrables et indéfiniment répétés par l’ensemble des corps de métier qui forment l’institution Opéra. L’image de la ruche – celle-là même installée sur les toits du Palais Garnier que filme non sans raison Wiseman – pourrait ainsi évoquer, même s’il s’agit là d’un parallèle très conventionnel, l’activité « bourdonnante » attachée au lieu, la palpitation vitale qui remue ses entrailles. Elle suggère encore l’idée d’une société autonome, avec ses hiérarchies et son fonctionnement bien réglé. Le travail comme leitmotiv de la narration est de fait montré, affiché complaisamment, à tous les échelons, de la femme de ménage et du cuisinier (« de couleur » –  comme on dit dans la méprisable novlangue contemporaine -, double lecture sociale, voire sociologique, non imposée) à la couturière et au teinturier, et jusqu’à la Directrice de la Danse, omniprésente et plus vraie que nature dans cette mise en scène perpétuelle d’elle-même qu’elle semble imposer en toutes circonstances et que dessine en creux le film, non sans humour au demeurant5. Au sein de cette « ruche », la danse, coeur de l’institution et coeur du film, est également filmée à la manière d’un travail, dans sa quotidienneté, dans son caractère répétitif, mais aussi dans sa paradoxale banalité et son ennui diffus (qui a envie d’être danseur après avoir vu le film, sinon celui pour qui c’est une fatalité ?… Point de rêve – ce lieu commun de tous les discours sur la danse – ni d’artifice dans cette mise en scène du danseur, représenté non comme un artiste, au sens romanticiste du terme, mais d’abord comme un travailleur effectuant ses « heures » – lex orandi). Gestes réitérés chaque jour à la barre et devenus presque mécaniques, gestes choraux d’un corps de ballet où s’effacent les individualités6, gestes répétés, repris et sans cesse corrigés des solistes confrontés au miroir et à l’oeil du chorégraphe… Wiseman aime indéniablement à s’attarder dans les studios où les acteurs du Ballet de l’Opéra de Paris apprennent et répètent leurs rôles. Néanmoins, la répétition ne désigne pas seulement ici une phase précédant le spectacle final, elle est au sens propre la trame même de l’écriture du film, dont le montage, savant, réutilise les plans à la manière de leitmotivs,  y compris les plus apparemment conventionnels (toits de Paris, associés à la rumeur de la ville, couloirs et escaliers silencieux de l’Opéra, à peine dérangés par quelques accords de piano…), comme pour refléter l’inlassable répétition qui fait l’essence de la vie du danseur.

Radioscopie au second degré?

Le spectateur ne manquera pas d’appréhender La Danse comme un film froid, gris – à l’image de son titre, dépassionné jusque dans son signifiant visuel -, tant dans sa lumière métallique et ses couleurs dominantes7 que dans son apparente absence de logique discursive. Un montage faussement erratique, juxtaposant sans lien des séquences-vérité d’allure fragmentaire, dépourvues d’ornementation musicale, contribue du reste à accentuer cet effet clinique. La Danse est le contraire d’un film romanesque, au sens où le romanesque est l’ordinaire du discours sur la danse. Le seul au fond que puisse admettre le balletomane, être de la légende et du mythe.

La vision naturaliste ne demeure pourtant qu’un point de départ méthodologique, un principe d’écriture – une discipline -, plutôt qu’une fin en soi. L’autopsie de l’institution, que seuls des naïfs voudront bien prendre pour objective (comme si une caméra, dès lors qu’elle est tenue par un homme, pouvait jamais l’être), distille ainsi constamment l’humour et le clin d’oeil amusé, appliqués au sujet de l’observation, du maître des opérations. Wiseman nous plonge dans les entrailles de l’institution, il nous en dissèque à sa manière les divers rouages (la métaphore scientiste ou médicale trouve une expression esthétique d’une grande force dans les plans nombreux s’attardant sur les couloirs sans charme, de type administratif, de l’Opéra, ou encore dans la séquence montrant justement les fameux sous-sols de l’Opéra, dépouillés du mythe littéraire – et du mythe tout court – ressemblant dès lors à n’importe quelle cave), mais en même temps, une sorte de second degré très discret vient se glisser dans les interstices d’un discours filmique qui semble a priori sans passion et que les parti-pris résolus au montage soulignent pourtant à l’envi. On pense notamment aux dialogues cryptiques, réservés aux seuls initiés, entre Ghislaine Thesmar et Pierre Lacotte, durant une répétition de Paquita, aux commentaires gentiment goguenards de Laurent Hilaire qui rythment les répétitions sur scène ou en studio du même ballet… Propos d’autant plus savoureux que, pris sur le vif, ils ne sont pas le résultat d’une mise en scène, mais d’un choix personnel, attentif et judicieux effectué au montage… Ou bien encore à cette séquence impayable de négociation, dans laquelle Wiseman montre avec insistance des mécènes américains réclamant à l’administrateur du Ballet de l’Opéra divers avantages pour les « adhérents qui payent 25000 dollars au minimum » et qui finissent par plaider la cause des généreux donateurs de Lehmann Brothers… Dans sa manière très particulière de filmer à ce moment délicat les regards et les visages, de laisser échapper un nom qui résonne de manière symbolique aux oreilles de tout un chacun, tout le poids des conventions sociales – la retenue, les masques, les non-dits – parvient à être suggéré, avec un art consommé de la caméra et de l’humanité tout à la fois…

Cet humour n’est cependant jamais exposé ni imposé comme tel au spectateur, il naît simplement de la distance amusée de ce faux Candide qu’est Wiseman plongé dans les arcanes d’une institution relevant à bien des égards de l’étrangeté, et pas seulement aux yeux d’un réalisateur américain, qui, comme on le sait, n’a rien d’un « innocent » aussi bien face au monde du ballet que face aux institutions françaises. Si aucune séquence n’est en soi grossièrement comique, presque toutes peuvent se lire aussi avec cette vision distancée et ironique, seul vecteur possible de la connaissance du lieu et des êtres qui le constituent. C’est cette polysémie interprétative qui fait justement la richesse du documentaire et tranchent avec le littéralisme adopté d’ordinaire dans les films de danse. Le documentaire de Frederick Wiseman n’est pas alourdi par une quelconque volonté démonstrative, il laisse en quelque sorte le spectateur libre du sous-titrage et du commentaire, de ce commentaire délibérément absent du montage final.

Représenter la représentation

Travailler, répéter, refaire, défaire et refaire à nouveau, ce soin quotidien, ennuyeux, vise cependant à un seul et unique but : la représentation. Le paradoxe bienvenu du film réside ainsi dans l’articulation de la sphère sociale et économique, dans laquelle sont pris tous les acteurs de l’institution à travers le labeur quotidien qui les réunit, et de la sphère artistique que recouvre la représentation publique. La peinture de la discipline artistique, « la danse », devient alors le relais naturel, logique de la peinture de l’institution, « le Ballet de l’Opéra de Paris », qui l’organise, la dirige et la met en scène. La Danse offre à cet égard, en contrepoint de la lente peinture du quotidien, de larges extraits du répertoire à l’affiche de l’Opéra de Paris durant la saison 2007-2008 (dont il ne se veut pourtant nullement une rétrospective pour la postérité), de Rudolf Noureev à Pierre Lacotte en passant par Mats Ek, Angelin Preljocaj, Pina Bausch ou Wayne McGregor… Mais au-delà de l’idée d’exposer la variété du répertoire chorégraphique de l’Opéra (le réalisateur n’est pas de ce point de vue – souhaitons-le – la voix de bois massif de Brigitte Lefèvre, il est avant tout pris dans une actualité particulière qui le dépasse et qu’il doit accepter comme telle), le documentaire de Frederick Wiseman permet surtout d’apprécier une manière particulièrement percutante de filmer la danse, un art certes photogénique, mais qui, étrangement, ne réussit que très rarement à se laisser capturer par une véritable intelligence cinématographique. Si Paquita peine à échapper à une certaine convention de réalisation (voulue ou subie?), des ballets tels que Le Songe de Médée ou Genus apparaissent au contraire admirablement filmés, avec une intimité, mais aussi un grain et un angle de vue tout à fait inhabituels, qui rendent aux visages toute cette richesse et cette expressivité que l’on perd parfois dans la salle, dès lors que l’on se trouve un tant soi peu à l’écart de la scène. La proximité recréée avec les danseurs en pleine action est ici absolument fascinante, bien loin de cet espèce de « degré zéro de l’écriture » ou d' »écriture blanche » pseudo-objective – parce que la caméra filme de face? – qu’apprécient tant les balletomanes dans les réalisations plus traditionnelles, marquées par une esthétique frontale et linéaire d’inspiration télévisuelle.

Ecrire le mot fin?

Avec La Danse, Frederick Wiseman ne fait sans nul doute qu’approfondir des méthodes éprouvées depuis ses premiers documentaires et auxquelles il est toujours resté fidèle quel que soit le sujet privilégié. Appliquées à la danse – l’art non-verbal par excellence, l’art le moins littéraire qui soit, le moins apte à être représenté autrement que par et pour lui-même – et plus particulièrement à son institution gardienne, l’Opéra, lieu hautement symbolique ouvert à tous les clichés, le film a néanmoins de quoi désorienter le public auquel il pourrait s’adresser en priorité8, dont la nature est de céder principalement à l’attraction du « danseur préféré »  – « concept » absent, forcément absent, ici. Ni panégyrique ni pamphlet, il se situe très clairement au-dessus, ou en-deçà, des problématiques traditionnelles du film de danse, détournées en grande partie par les idéologies dérivées du romantisme. Wiseman invente – n’ayons pas peur des mots – une manière inédite de voir, de dire et de filmer la danse, qui prend délibérément le contre-pied des discours magiques. Ici, pas de héros – ou d’héroïnes – placés au centre de la scène (la métaphore des  « étoiles » dit bien ce qu’elle a à dire), mais une succession d’êtres à la fois individualisés et interchangeables, au statut hiérarchique tu, filmés à rebours des attentes. Un film anti-monarchique sur une institution monarchique.

Mais bien au-delà du portrait concerté d’une compagnie et d’une institution, le film montre au final ces êtres qui « font » la danse – « How can we know the dancer from the dance? »9 – en leur redonnant cette humanité perdue qui rend justement possible l’émergence de l’extraordinaire, fruit paradoxal de l’ordinaire perpétuellement contraint. Dire et filmer la danse, objet fugace et éphémère, n’est-ce pas aussi, au sein même du désir de totalité dont témoigne le documentaire à la Wiseman, garder la trace, la mémoire du mouvement dansé en sachant aussi se glorifier avec humilité de l’ébauche, du fragment, du geste interrompu? Les séquences dansées prennent ici tout leur temps, belles démonstrations esthétiques sur l’art de filmer le mouvement chorégraphique, à l’opposé de l’esthétique du clip-vidéo, vecteur privilégié de la représentation vulgairement contemporaine de la danse – allegro vivace toujours. Aucune n’a pourtant de début ni de fin propres, ne cherche en cela à se substituer au spectacle ou à en offrir un condensé impossible. Et comme l’oeil du spectateur, la caméra est souvent distraite, s’attardant sur cet inessentiel qui fait aussi partie du jeu… La durée inhabituelle du film et sa structure fragmentaire – éclats de voix, de gestes et d’images – sont ici les symboles conjugués d’une exhaustivité que le réalisateur sait impossible à atteindre10. S’abreuver de détails, céder au « vertige de la liste », anoblir sans fin et sans avoir l’air d’y toucher  l’anecdotique, tout en s’interrompant brutalement, tout en se refusant à clore – classiquement – La Danse. Il n’y a pas d’autre fin ici qu’une phrase en suspens.

1 Ces pointes sont bien terre-à-terre, si je puis dire… Le pied français et, partant, la pointe française, tellement réputés – à juste titre du reste –, vus de près paraissent sans grâce, sans finesse, empreints de trivialité malgré leur aspect rutilant, propre et soyeux. La boîte est lourde, carrée – dans le jargon, on parle de « sabots » -, à l’image de l’effet de géométrie typique de la danse et de la ligne françaises. Ni courbe ni ombre ne viennent seulement en affiner la silhouette… Quant aux mollets que portent ces jambes,  que je mentionne parce qu’anonymes et en tous points semblables, nul besoin de préciser qu’ils restent, à raison sans doute, l’éternel complexe du danseur…

2 En réalité – rendons à César ce qui est à César, etc…-, le film révèle des propos sensiblement autres et la phrase, prise dans un contexte plus large, résonne alors d’un sens bien différent.

3 On aura reconnu ici la référence au fameux film, au titre prémonitoire (mais sans une once de second degré), Tout Près des Etoiles de Nils Tavernier (un hit incontournable balletomaniaque), précédé dans le temps du documentaire de Jérôme Laperrousaz, A l’Ecole des Etoiles. Sans doute y en a-t-il d’autres… Et si, en Russie, les étoiles s’appelaient des étoiles, nul doute que Bertrand Normand aurait appelé son film Etoile plutôt que Ballerina…

4 D’autres combinaisons ou variantes sont évidemment possibles.

5 Le New York Times la définit assez finement comme « a rhetorician in the grand french style ». La suite du propos est tout aussi pertinente pour ce qui est de l’appréciation du personnage tel que le livre le film, reflet sans aucun doute d’une certaine réalité : « It is sometimes hard to follow what she is talking about, but her energy and cadences are mesmerizing. » A.O. Scott, « Creating Dialogue From Body Language », The New York Times, 4 novembre 2009: L’article du New York Times

6 Est-ce vraiment un hasard si la seule danseuse à être reprise et corrigée par le maître de ballet Laurent Hilaire durant une répétition en studio de Paquita soit justement Mathilde Froustey, la danseuse littéralement la moins à sa place dans un corps de ballet?

7 A cet égard, le plan montrant l’escalier central du Palais Garnier, objet touristique par excellence, détourné de cette symbolique kitsch, apparaît ici comme le chef d’oeuvre d’une esthétique qu’on pourrait définir d' »anti-carte postale ».

8 Question: quel est le regard d’un indifférent ou d’un néophyte absolu sur ce film? Peut-il résister à ses 2h40 et à son absence d’informations ou va-t-il quitter la salle comme l’ont fait semble-t-il de nombreux spectateurs dans les salles parisiennes?

9 Vers de William Butler Yeats, extrait du poème « Among School Children », cité dans l’article du New York Times.

10 Frederick Wiseman dit avoir tourné près de 140h de film avant de se limiter à un film de 2h40

Vidéo : Bande-annonce

« Comme un rêve » – Entretiens avec Dominique Khalfouni, Mathieu Ganio et Marlène Ionesco

comme_un_reve_13« Tout est parti d’une rencontre. Dans un premier temps, c’est Larrio Ekson, avec lequel j’avais tourné Le Rêve d’Othello, qui m’a présenté Dominique Khalfouni et plus ou moins suggéré de faire un film sur elle. Cette rencontre avait eu lieu à l’occasion de la projection du Rêve d’Othello que Dominique avait du reste beaucoup apprécié. Je n’étais pas opposée à l’idée de Larrio, mais j’ignorais alors ce qui allait advenir de tout cela. C’est petit à petit que le projet s’est imposé à moi. J’ai pourtant mis au moins deux ans pour convaincre Dominique Khalfouni de l’intérêt de ce tournage. Ensuite, il a fallu la découvrir peu à peu, car elle ne se livre pas facilement. Au fond, ce film a été une aventure, comme tout film, mais une aventure progressive, en même temps qu’une amitié magnifique. Très rapidement, il est apparu évident qu’il fallait également évoquer Mathieu Ganio dans le portrait de Dominique Khalfouni, autrement dit la transmission de la mère au fils. Il venait d’être nommé étoile et les points communs entre leurs deux trajectoires sautaient aux yeux. »

Marlène IonescoA l’occasion de la sortie en dvd du film de Marlène Ionesco consacré à Dominique Khalfouni et Mathieu Ganio, une rencontre avec les différents protagonistes s’imposait.

Entretiens avec Dominique Khalfouni, Mathieu Ganio et Marlène Ionesco sur Dansomanie

Paris (Opéra Bastille) – Signes

Signes (Carolyn Carlson)
Ballet de l’Opéra de Paris
Paris, Opéra Bastille
28 juin 2008

Signes de distinction

Créé en 1997, puis repris avec succès en 2000 et 2004, Signes faisait en cette fin de saison son grand retour sur la scène de l’Opéra Bastille avec Marie-Agnès Gillot et Kader Belarbi dans les rôles de solistes. Un ballet hautement symbolique pour ses deux interprètes : Marie-Agnès Gillot y fut consacrée danseuse Etoile en mars 2004, tandis que Kader Belarbi, qui participa à sa création en 1997 aux côtés de Marie-Claude Pietragalla, y fait ses adieux à la scène le 13 juillet. Portés par un tel contexte, les Signes de Carolyn Carlson n’en prennent alors que plus de sens.

La chorégraphie de Carolyn Carlson, créée en étroite collaboration avec le peintre Olivier Debré et le compositeur René Aubry, résiste, encore et toujours, à toute tentative de classification. Délestée des références savantes, loin d’un intellectualisme avec lequel aiment à flirter certains courants de la danse contemporaine, elle a cette capacité rare de toucher un large public, bien au-delà du petit monde des « connaisseurs ». Tournant le dos à la forme narrative, l’œuvre ne saurait pour autant être considérée comme abstraite. D’essence avant tout impressionniste, elle se décline en sept tableaux oniriques, s’enchaînant sans interruption, construits chacun autour d’une couleur dominante qui en fournit en quelque sorte l’esprit : jaune incandescent, orange bouddhique, rouge sang, bleu spirituel, noir et blanc calligraphique… Sept tableaux aux titres mystérieux, chargés de traduire, à travers la couleur et le mouvement, des lieux, des ambiances ou des humeurs. Placée sous le « Signe du Sourire » – premier tableau emblématique de la sérénité et de la joie qui innervent l’ensemble du ballet -, l’œuvre s’éprouve avant tout comme une constante invitation au voyage, vers des contrées moins réelles que rêvées, entre un Orient et un Occident mythiques…

Signes semble n’exiger du public qu’une seule chose : que celui-ci accepte de se laisser porter – sinon emporter – par un spectacle qui se doit d’être appréhendé comme un tout, et dont chaque composante – scénographique, musicale et chorégraphique – contribue à l’efficacité et à la réussite de l’ensemble. Si chaque élément, pris isolément, ne saurait se suffire à lui-même et pourrait même aisément prêter le flanc à la critique – de la bande-son par trop publicitaire à l’hyper-esthétisme des costumes –, l’œuvre envisagée dans sa globalité se révèle d’une grande efficacité spectaculaire et parvient même à émouvoir grâce à une mise en scène au pouvoir hypnotique. Du reste, peu de représentations ont été ovationnées de la sorte cette saison.

On ne saurait bien sûr oublier le rôle essentiel joué par les interprètes dans ce succès confirmé par les reprises successives. Les fresques monumentales d’Olivier Debré trouvent leur prolongement presque naturel dans les évolutions d’un corps de ballet à l’unisson de l’harmonie spiritualiste suggérée par l’ensemble des tableaux, tandis que les deux solistes, Marie-Agnès Gillot et Kader Belarbi, se révèlent, une fois encore, confondants de force et d’élégance. Lumineux, solaires, ces deux très grandes étoiles investissent la gestuelle simple et fluide de Carolyn Carlson d’une énergie sensuelle apte à donner vie et même gaieté à une chorégraphie qui aurait pu d’emblée demeurer ennuyeuse. A l’instar de la vingtaine de danseurs qui les entourent, ils font eux aussi corps – et esprit – avec cette oeuvre miraculeuse qui réactive le vieux rêve d’un spectacle total, où « les couleurs et les sons se répondent ». Beau à vous couper le souffle.

Marie-Agnès Gillot © Michel Lidvac – Opéra de Paris

Article publié dans DLM, n°73.

 



Paris (Opéra Garnier) – Caligula

Caligula (N. Le Riche)
Ballet de l’Opéra de Paris
Paris, Opéra Garnier
26 mars 2008

Portrait de l’empereur en saltimbanque

Un peu plus de deux ans après sa création, en octobre 2005, Caligula, premier grand ballet de Nicolas Le Riche, écrit en collaboration avec Guillaume Gallienne, était repris à l’Opéra Garnier pour une courte série de représentations.

Chorégraphiée sur la musique des Quatre Saisons de Vivaldi, chargée d’illustrer le parcours d’une vie et l’avancée inexorable vers la mort, l’œuvre, par sa structure et sa concentration, s’inscrit d’emblée dans le modèle de la tragédie classique. Du reste, Caligula ne cherche pas tant à retracer l’histoire d’un empereur romain dépravé et assassiné qu’à explorer l’intériorité d’un homme torturé, porté vers le rêve et la création. Symbolique plutôt qu’épique, loin du péplum que pourrait susciter un tel sujet, le ballet s’attache ainsi à approfondir, au-delà de la dimension historique de Caligula rappelée par la présence de Caesonia, l’épouse, et de Chaerea, le Sénateur, les aspects plus fantasmatiques de l’empereur. Fasciné par le spectacle, plus attaché à son cheval Incitatus qu’aux hommes, Caligula est cette figure poétique qui poursuit un idéal inaccessible, représenté par le personnage de la Lune.

Le thème subit un traitement dramaturgique et chorégraphique des plus classiques, faisant alterner, dans un décor unique et minimaliste, scènes de corps de ballet, duos et soli. En correspondance avec la scénographie, l’œuvre obéit également, à une construction d’une rigueur implacable, associant chaque acte à une saison et reprenant dans le volet final, comme en une mise en abîme du ballet, les thèmes musicaux des Quatre Saisons mêlés aux sonorités électroacoustiques de Louis Dandrel utilisées pour les interludes.

En dépit des remaniements – peu significatifs, il est vrai – effectués depuis la création, de nombreux éléments de ce Caligula continuent de laisser sceptique. La narration manque de lisibilité et de fluidité, et donne l’impression de juxtaposer des tableaux, plus ou moins réussis, sans qu’un principe dynamique, celui d’une fatalité en marche, innerve l’ensemble. Le caractère tragique de l’œuvre perd alors de son évidence. Caligula apparaît sans conteste comme un être au romantisme exacerbé – presque une caricature -, mais finalement assez peu comme un personnage au destin inéluctable, propre à susciter terreur et pitié. De même, certains caractères, comme ceux de Mnester ou de Caesonia, sont esquissés, mais insuffisamment approfondis dans leurs relations à Caligula.

Si le langage chorégraphique, peu inventif, reste conventionnel – et assumé comme tel – que ce soit dans les parties « classiques » ou dans les interludes dansés par Mnester, à l’esthétique plus contemporaine, il conserve, associé à la musique de Vivaldi, une efficacité certaine, magnifiquement servie par des solistes et un corps de ballet très dynamiques. Nicolas Le Riche, qui s’emparait du rôle à l’occasion de cette reprise, impose au premier chef sa personnalité écrasante d’interprète et donne au personnage une beauté et une force inégalées. Des qualités qui transparaissent tout particulièrement dans les pas de deux oniriques avec la Lune de Clairemarie Osta, incontestables réussites du ballet. Si Nicolas Paul peine à faire oublier Laurent Hilaire dans le rôle de Mnester, Wilfried Romoli incarne pour sa part un sombre et convaincant Chaerea. Face à ce miroir inversé de lui-même, Caligula, campé ici par son propre créateur, meurt alors sur scène et sous les yeux des spectateurs, le regard halluciné et un rictus aux lèvres, en une sorte d’autoportrait travesti de l’artiste.

Article publié dans DLM, n°71.


Créteil (Maison des Arts) – Ballet de l’Opéra de Paris – Soirée Lifar/Petit/Béjart

Suite en blanc (S. Lifar) / L’Arlésienne (R. Petit) / Le Boléro (M. Béjart)
Ballet de l’Opéra de Paris
Maison des Arts de Créteil
15 février 2008

Une tournée française

Tournée française en ce mois de février pour le Ballet de l’Opéra de Paris qui, après un passage par Aix-en-Provence et Montpellier, se retrouve à la Maison des Arts de Créteil pour trois soirées.

Composé d’œuvres emblématiques de Serge Lifar, Roland Petit et Maurice Béjart, le programme, particulièrement adapté à une tournée, semble idéalement conçu dans sa progression. De l’abstraction néo-classique de Suite en blanc à l’apothéose spectaculaire du Boléro, en passant par la concentration dramatique de L’Arlésienne, le spectacle est à la fois éclectique dans la variété des styles qu’il propose, et en même temps d’une grande unité par le nom des chorégraphes choisis, tous trois intimement liés à l’histoire de l’Opéra de Paris.

Suite en blanc de Serge Lifar, en dépit de quelques tableaux mémorables, demeure la partie la plus inégale de ce programme, la moins familière aussi peut-être à la génération actuelle de danseurs. « La Sieste », interprétée par Laura Hecquet, Sabrina Mallem et Marie-Solène Boulet, retient d’emblée l’attention par l’harmonie et la douceur qui s’en dégagent. La « Sérénade », magistralement dansée par Myriam Ould-Braham, absolument lumineuse, suscite toujours l’enthousiasme, tandis que le « Pas de Cinq » révèle une nouvelle fois la virtuosité redoutable de Fanny Fiat. Isabelle Ciaravola, malgré de petites faiblesses techniques, apporte quant à elle charme et musicalité à une « Flûte » empreinte de féminité, qui sert admirablement les accords sensuels de la partition de Lalo. Enfin, le duo réunissant Delphine Moussin et Manuel Legris dans l’ »Adage », même s’il n’atteint pas l’absolue fluidité de celui qui associait ce dernier à Aurélie Dupont, possède pourtant cette séduction distante et cette élégance française si caractéristiques du style du ballet. D’autres passages fameux, tels le « Thème varié », « La Cigarette » ou la « Mazurka », semblent malheureusement pâtir d’un manque de moelleux et d’une certaine raideur dans l’exécution, ou simplement de la comparaison avec d’autres interprètes.

L’Arlésienne de Roland Petit, chorégraphié sur la musique de Bizet, ne suscite en revanche aucune réserve auprès du spectateur. La familiarité des danseurs avec l’œuvre est ici palpable. Le corps de ballet notamment, par des ensembles à l’harmonie parfaite et à la dynamique précise, se montre digne de tous les éloges. En marge des solistes, il constitue, dans cette adaptation quelque peu stylisée du conte de Daudet, un personnage à part entière, s’apparentant, par son rôle dramatique, à un choeur de tragédie accompagnant l’action. Dans les rôles de Vivette et de Frédéri, qui appellent un engagement total des interprètes, Clairemarie Osta et Manuel Legris, se révèlent individuellement irréprochables. Le mouvement est d’une clarté admirable, la danse impeccable. On regrettera cependant un certain manque de passion, qui nuit à l’émotion, dans le duo qu’ils forment.

Et puis vient le moment tant attendu du Boléro… Bien sûr, on aurait souhaité la table rouge et la créature qui l’habite plus lointaines… Mais malgré la proximité de la scène, l’oeuvre conserve son efficacité spectaculaire et sa dimension paroxystique grâce à Nicolas Le Riche, souverain dans ce morceau de bravoure de la danse du XXème siècle, qu’il sublime de sa présence inspirée. Loin de la sensualité animale que lui confèrent certains artistes, Nicolas Le Riche impose une autre évidence interprétative, qui conjugue force, puissance et souplesse féline. Un feu d’artifice final et une ovation à la mesure d’un interprète exceptionnel…

Myriam Ould-Braham, Suite en blanc, « La Sérénade » © dansomanie

Article publié dans DLM, n°71.