Londres (Royal Opera House) – Tournée du Mariinsky – Rencontre avec Vladimir Shklyarov

vladimir_shklyarov_j_larionova A 24 ans, Vladimir Shklyarov est Premier Soliste du Théâtre Mariinsky et force est de reconnaître qu’il attire inexorablement le regard dès qu’il entre en scène. Pour un peu, et sans sortir abusivement de son rôle, il en éclipserait sa partenaire d’un jour. Une personnalité solaire et généreuse, une danse ardente qui possède l’énergie de la jeunesse et conjugue en une alchimie unique l’élégance, la pureté, en même temps qu’un brio enthousiasmant, il paraît disposer de toutes les qualités pour redonner à une danse masculine – qui en a sans doute bien besoin – toutes ses lettres de noblesse.

A Londres, où le programme le présente déjà – heureux présage ?- comme «étoile» du Théâtre Mariinsky, Vladimir Shklyarov a ainsi eu le privilège d’ouvrir la tournée de la compagnie dans le Roméo de Juliette de Léonide Lavrovsky. Un rôle dramatique complexe et imposant où, sans aucun doute, il ne suffit pas d’être ce jeune homme  beau, souriant et plein d’allant qui exécute les pas de manière virtuose. Outre cette première significative, le public de Covent Garden a pu le voir successivement dans les rôles du Prince Siegfried du Lac des cygnes et du Prince Désiré de La Belle au bois dormant, ainsi que dans l’Hommage à Balanchine où il était distribué à la fois dans le rôle du soliste de Rubis et dans le troisième mouvement de Symphonie en ut. Bref, Vladimir Shklyarov était omniprésent, et la revue de presse du Mariinsky, publiée sur le propre site du théâtre, n’a pas craint, au lendemain de la tournée londonienne, de citer son seul nom comme celui de la «star» découverte et consacrée par une presse anglaise unanime. Au-delà des engouements obligés et des raccourcis médiatiques, il faut bien avouer qu’il possède le don rare de faire naître dans la salle ce frisson si particulier que le spectateur guette souvent vainement en d’autres occasions, tout en offrant cette sensation bienvenue de renouveau qui suscite naturellement l’intérêt et la passion…

C’est à la suite d’une représentation de La Belle au bois dormant, programmée au dernier jour de la tournée, que l’on a pu rencontrer Vladimir Shklyarov. Un moment particulier où l’on se sent quelque peu importun, mais ainsi va le théâtre de la vie… Encore plongé dans son spectacle, il fait montre, en dépit de la fatigue probable – et palpable -, d’une politesse exquise, assortie d’une réserve teintée de sérieux et de mélancolie. On est bien loin du cliché du prince lisse et serein, au perpétuel sourire affiché au coin des lèvres, qu’il interprétait encore il y a quelques minutes. La complexité et un goût certain du  paradoxe se lisent du reste dans son être et dans ses propos, à rebours du personnage apollinien que la scène, dans le pouvoir qu’elle a de créer sans cesse de l’illusion, fait si souvent de lui. A coup sûr, Vladimir Shklyarov ne ressemble en rien au héros de conte, tendre et joyeux, qu’est cet Ivanushka – Ivan le Simple -, qu’il incarne dans le Petit Cheval Bossu

L’interview intégrale de Vladimir Shklyarov sur Dansomanie

Londres (Royal Opera House) – Tournée du Mariinsky – Rencontre avec Viktoria Tereshkina

viktoria_tereshkina_hidemi_seto A Londres, à l’occasion de la tournée d’été du Mariinsky, Viktoria Tereshkina est sans doute la ballerine qui suscite le plus d’attentes tant du côté du public amateur que des critiques autorisés. «Prima Ballerina» depuis 2008 du Théâtre Mariinsky, dont elle a rejoint la troupe en 2001, elle compte déjà à son répertoire un nombre non négligeable de rôles, très diversifiés de surcroît, tant dans le répertoire classique, néo-classique que contemporain, faisant fi de la sacro-sainte tradition de l’emploi, encore perpétuée dans la compagnie, avec une noblesse incontestable, par Uliana Lopatkina. Odette-Odile depuis plusieurs saisons, elle est régulièrement Kitri, Raymonda, Aurore, Nikiya, Medora, Myrtha, Mekhmene-Banu… et maintenant, de manière plus inattendue, Juliette. Elle est enfin l’une des interprètes privilégiées des ballets de Balanchine inscrits au répertoire du Mariinsky, comme des créations plus actuelles d’Alexeï Ratmansky.

Virtuose à la technique éblouissante, à même de séduire jusqu’aux puristes les plus forcenés, Viktoria Tereshkina s’inscrit pleinement dans la tradition de ce théâtre légendaire, en incarnant à merveille l’élégance et le raffinement aristocratiques de son école. Dans une compagnie à la politique parfois déconcertante, où les codes de la culture populaire tentent ici ou là d’émerger, non sans quelques heurts, au travers d’une nouvelle génération d’artistes, elle est indéniablement la ballerine qui rassure et réjouit le cœur des balletomanes. Curieux mélange de tradition et de modernité, sa danse conjugue la rigueur académique et une aisance déconcertante, et presque désinvolte, qui lui fait transformer la scène en un véritable terrain de jeu personnel. Propulsée très jeune sur le devant de la scène, sa force de caractère et son intelligence aiguë – des qualités que l’on retrouve dans toutes ses prestations scéniques – lui ont toutefois permis d’évoluer, de s’affirmer avec éclat sur le plan dramatique et de se dégager d’une image par trop encombrante et réductrice de parfaite technicienne à la silhouette idéale. Son Cygne incandescent, aux lignes pures et à la passion troublante, en est probablement aujourd’hui la plus belle preuve.

Quelques jours après avoir dansé Juliette, un rôle dans lequel elle a fait ses débuts en juin dernier, et à la veille d’interpréter Odette-Odile, le rôle-fétiche qui l’a révélée en tant que soliste, Viktoria Tereshkina accepte, malgré un programme serré, de répondre à nos questions, avec cette discrète disponibilité qui font les vraies étoiles, et évoque un parcours déjà riche en expériences. Avec sérieux et amusement…

L’interview intégrale de Viktoria Tereshkina sur Dansomanie

Londres (Royal Opera House) – Tournée du Mariinsky – La Belle au bois dormant

La Belle au bois dormant
Ballet du Mariinsky
Londres, Royal Opera House
14 -15 août 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Il y a près de dix ans, le Mariinsky présentait en ouverture d’une prestigieuse tournée londonienne La Belle au bois dormant dans la spectaculaire version de 1890 reconstruite par Sergueï Vikharev. Comme l’apothéose d’une décennie fantastique. On peut sans doute affirmer aujourd’hui qu’elle constituait, en ces années « post-perestroïka », un essai d’une ambition folle pour retrouver, dans un élan de nostalgie joyeuse, la trace oubliée et le parfum perdu de la grandeur du Ballet Impérial. En 2009, après moultes changements au sein de la compagnie, le Mariinsky achevait sa saison d’été londonienne en proposant aux spectateurs de Covent Garden ce même ballet dans la version « soviétique » de Konstantin Sergueev et les décors de Simon Virsaladze. Retour en arrière ou choix regrettable, diront certains, le fameux hiatus entre les goûts dominants d’un certain public et ceux de l’institution est apparu, dans ce cas précis, particulièrement prégnant. Quoi qu’il en soit, cette Belle de 1952, qui bénéficie ouvertement des faveurs du directeur de la troupe, Youri Fateev, et des danseurs eux-mêmes, fait partie d’un héritage et d’une tradition profondément ancrée dans la compagnie, et à ce titre, mérite indéniablement de continuer à exister – elle aussi possède sa beauté et sa poésie propres – en espérant cependant que cela puisse se faire, dans le proche futur, sans exclusive.

Nonobstant le choix d’une version du ballet au détriment d’une autre, les représentations de cette Belle se sont heurté à divers problèmes, parmi lesquels le fait d’arriver en bout de course, à l’extrême fin de la saison et d’une tournée au programme particulièrement serré – ce dont la compagnie est toutefois coutumière. Beaucoup plus gênantes restent les coupures ponctuelles effectuées dans la chorégraphie, réduisant de fait une œuvre de près de 4h à une version allégée de 3h10, apparemment justifiée par les contraintes horaires locales. La très poétique scène de la Chasse, à l’acte II, était notamment privée de ses danses collectives, limitée en substance au solo du Prince Désiré, tandis que l’acte III se retrouvait tronqué d’une partie de ses précieux divertissements. Il faut bien avouer enfin que, envisagées globalement, tout au moins du côté de ces dames, les distributions, dont étaient absentes à la fois Diana Vishneva et Viktoria Tereshkina (cette dernière ayant été soudainement remplacée par Anastasia Kolegova, soliste sans doute compétente et consciencieuse, mais qu’on dira objectivement de second ordre), mais aussi Ekaterina Osmolkina (malheureusement blessée) et Olesia Novikova (en congé), manquaient singulièrement de panache pour une tournée effectuée dans un théâtre qui a connu, et connaît encore, de remarquables interprètes du rôle d’Aurore.

Pour cette Belle de fin de saison, c’est Evgenia Obraztsova qui incarnait, à l’occasion de la première, la Princesse Aurore, aux côtés d’Igor Kolb dans le rôle du Prince Désiré et d’Ekaterina Kondaurova dans celui de la Fée des Lilas. Evgenia Obraztova, par son physique ravissant et sa grâce juvénile, semble à vrai dire née pour interpréter un tel rôle, un rôle qui semble ne reposer sur rien, ou presque rien, si l’on s’en tient à l’aspect dramatique, tout en représentant beaucoup, sur le plan symbolique autant que chorégraphique. L’épaisseur psychologique du personnage étant à peu près inexistante, il s’agit ici, avant tout, de paraître – de paraître ce que l’on est substantiellement –, à savoir une princesse de conte de fées évoluant dans le contexte hautement aristocratique d’une cour de France rêvée et fantasmée. Il est évident que seule une ballerine à la forte personnalité scénique et artistique, peut parvenir, en plus de ses qualités techniques, à faire exister et tenir cette pure apparence, cet archétype littéraire, cette essence même de la beauté classique, durant trois longs actes.

Evgenia Obraztova possède sans conteste, et de manière superlative, l’aisance et la solidité technique exigées par la chorégraphie ainsi que le raffinement délicat qui sied tant au style du ballet qu’au caractère noble de l’héroïne. A cet égard, elle honore pleinement la tradition d’élégance, de perfection méticuleuse et de pureté académique du Mariinsky. Ses sauts sont à la fois légers et puissants – sans ces molles et si courantes retombées au sol de gymnaste -, ses équilibres durant l’Adage à la Rose ou la scène de la Vision ne connaissent pas la moindre hésitation et savent se faire spectaculaires sans excès, le travail du bas de jambe est toujours d’une impeccable précision, les épaulements et les ports de tête se révèlent subtils, chargés de nuances… L’entrée d’Aurore, au premier acte, empreinte de vivacité et d’allant, nous présente ainsi une princesse joyeuse et d’emblée conquérante, où le tempérament solaire de la danseuse trouve à s’exprimer avec une autorité et un bonheur gourmands. L’acte II, situé non plus dans le monde réel, mais dans le monde onirique d’une forêt magique – aux couleurs de l’automne – sur laquelle veille la Fée des Lilas, voit alors le personnage se teinter d’une aura de mystère : elle est ici la princesse endormie, irréelle et fantomatique qui apparaît en rêve au Prince durant un adage de toute beauté, auquel se joignent la Fée des Lilas et le corps de ballet, qui reste l’un des sommets esthétiques et émotionnels du ballet. Si la transformation s’avère jusque-là convaincante, l’acte III manque en revanche d’un certain air de grandeur dans l’interprétation. Le pas de deux final est certes parfaitement dansé, mais ressemble à un simple numéro de gala, dont la relative banalité se heurte à la majesté imposée par les circonstances. L’instant, qui se présente comme une forme d’apothéose pour les héros du conte, manque en quelque sorte de la théâtralité nécessaire pour exister avec éclat. Aurore reste la jeune princesse fraîche, radieuse et pleine de charme qu’elle était lors de son éveil à la vie, mais peine davantage à triompher sous les traits d’une femme que le temps a métamorphosée. Une certaine sophistication des effets, au-delà de sourires de convention quelque peu forcés, n’aurait sans doute pas paru superflu.

En Prince Désiré, Igor Kolb se montre de son côté un interprète puissant, à la danse impeccable et féline, en même temps qu’un partenaire hors pair et d’une générosité admirable. Ironie du temps qui passe, il était déjà Désiré, en 2000, ici même à Covent Garden, dans La Belle de Vikharev, alors que son nom n’était que celui d’un tout jeune soliste figurant dans des distributions à faire frémir de délice et de nostalgie… Son physique rugueux et son tempérament sombre, presque « intellectuel », lui permettent en outre de donner une véritable consistance à un rôle bien mince, tout en échappant au syndrome des princes trop charmants, si lisses et souriants qu’ils finissent par en paraître insupportables de niaiserie. Dans ce rôle de bravoure, limité à une certaine forme de virtuosité brillante, il faut néanmoins se donner la peine de voir et d’admirer aussi – une raison de croire et d’espérer! – Vladimir Shklyarov (désormais principal lui aussi, il officiait aux côtés d’Anastasia Kolegova lors de la matinée du 15 août), d’une stature apollinienne, qui offre au public ce petit frisson supplémentaire conférant à une excellente prestation un parfum d’exceptionnel.

C’est toutefois Ekaterina Kondaurova qui, en Fée des Lilas, a su illuminer d’un éclat tout particulier une représentation à certains égards en demi-teinte, si l’on veut bien se souvenir que c’est le Mariinsky que l’on regarde. Si son Odette-Odile, d’une perfection technique et d’une beauté formelle indéniables, avait peut-être pu laisser le spectateur sur sa faim du fait du relatif manque d’émotion qui s’y reflétait, sa Fée des Lilas ne suscite en revanche que des éloges appuyés. On ne peut même se retenir d’un profond sentiment de reconnaissance devant l’accomplissement artistique dont elle fait preuve ici, en contrepoint de l’image résolument moderne, glaciale et sexy, dont elle a pu être quelque peu prisonnière par le passé, notamment en tant qu’interprète privilégiée du répertoire de William Forsythe. En Fée des Lilas, elle parvient en effet à conjuguer son autorité naturelle et auréolée de mystère – cette intense force de persuasion qui la rend si propre à interpréter les personnages héroïques – à une sérénité et une douceur admirables, révélées par une danse infiniment moelleuse et lyrique. Pas la moindre extension forcée (là où Daria Vasnetsova nous aura livré dans le même rôle un véritable show – franchement épuisant -, contrôlé du reste à la perfection, mais plus balanchinien que classiquement classique et sans rapport avec l’image de la bienfaitrice d’Aurore), dans une chorégraphie qui pourrait pourtant les solliciter, une danse ample, fluide, élégante, dont les difficultés sont surmontées sans heurts et avec un brio toujours tempéré, un air de bonté naturelle et inaltérée, sa prestation ce soir-là n’était sans doute pas loin de ce qu’on appelle – en langage humain – la perfection. A cet égard, son duo avec Carabosse, interprétée par le ténébreux et inquiétant Islom Baimuradov, mérite spécialement d’être mentionné pour son impeccable théâtralité et le conflit moral que les deux personnages parvenaient ensemble à suggérer. Carabosse a d’ailleurs été huée sans retenue par le public anglais, conformément à la coutume locale, signe que l’interprète avait été à la hauteur d’un rôle qui exige de grandes qualités, à la fois plastiques et de mime, pour retenir l’attention et véritablement saisir le spectateur, sans sombrer dans un grotesque littéral qui n’a que peu à voir avec le personnage tel que cette version chorégraphique nous le dépeint.

En marge des rôles principaux, on retiendra une nouvelle fois, et avant toutes les autres, la prestation, digne de tous les superlatifs, de Yana Selina en Fée Violente (on la retrouvait encore en Chatte Blanche dans les divertissements de l’acte III, un rôle comique qu’elle incarne de manière magistrale). Par sa précision aiguë, presque désespérante, son sens de l’attaque et son talent à manier avec nuance les accents musicaux, elle parvient à métamorphoser une simple variation virtuose en un véritable bijou d’interprétation. Dans un style autre, léger et aérien, en conformité avec le tempérament qu’elle est censée incarner, Maria Shirinkina révèle quant à elle sa danse pure et cristalline dans la variation de la Fée Tendresse (Candide), sans doute la Fée la plus remarquable avec l’indispensable Fée Canari de Valeria Martiniuk. On regrette de n’avoir pu, pour cette fois, voir cette jeune coryphée formée à Perm en Princesse Florine, un rôle qu’elle possède également à son (jeune) répertoire. La Princesse Florine de cette première, Daria Vasnetsova (associée au talentueux et prometteur Maxim Zyuzin en Oiseau bleu), laisse en revanche plus perplexe notamment quant à son adéquation au rôle : si sa grande taille et son autorité naturelle, doublées d’un physique débordant de glamour, se prêtent aisément au personnage de la Fée des Lilas, (un rôle qu’elle incarnait lors de la matinée du 15 août), ses indéniables qualités scéniques paraissent en revanche peu en phase avec la nature profonde du Pas de deux en question, qui exige sans doute un style plus subtil, à la fois éthéré et gracieux (beaucoup mieux servi de ce point de vue par Irina Golub lors de la matinée du 15). Quant au corps de ballet, en dépit de la musicalité unique qu’il parvient à conserver envers et contre tout et qui transparaît notamment dans le Prologue enchanteur mettant en scène les Fées ou les volutes de la Valse des Fleurs, il faut bien avouer qu’en cette fin de tournée et à l’approche des vacances, il ne délivrait pas toujours la même impression, à la fois dynamique et sereine, d’harmonie classique que lors de la représentation donnée de ce même ouvrage il y a deux mois, durant les Nuits Blanches de Saint-Pétersbourg. Au fond, jamais il ne nous est apparu plus évident que c’est là-bas, et nulle part ailleurs, que cette Belle mal aimée, décousue et un brin fatiguée est faite pour briller dans toute sa plénitude. Il est des lieux où, imperceptiblement, souffle l’esprit.

kondaurovaEkaterina Kondaurova (Fée des Lilas) © artifactsuite

Londres (Royal Opera House) – Tournée du Mariinsky – Le Lac des cygnes

Le Lac des cygnes
Ballet du Mariinsky
Londres, Royal Opera House
7, 8 (m, s) août 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

S’il paraît légitime de déplorer le caractère très conventionnel de la programmation offerte par le Mariinsky à l’occasion de sa tournée londonienne de l’été 2009 – à visée clairement commerciale -, notamment l’absence complète de créations et de l’une ou l’autre de ces reconstructions chorégraphiques récentes dont sont en général avides les amateurs, il faut bien avouer qu’une tournée du Mariinsky sans Lac des cygnes aurait quelque chose d’incongru, sinon de frustrant pour le spectateur, que celui-ci soit néophyte ou chevronné. Londres a certes vu beaucoup (trop ?) de cygnes durant cette saison, mais ceux du Mariinsky restent, en dépit de tout, proprement incomparables et d’une musicalité inégalable. Les représentations d’un même ballet ont beau s’enchaîner à Covent Garden de manière mécanique et sans doute épuisante pour une compagnie qui fonctionne d’ordinaire avec le système strict de l’alternance – ici, la générale est dansée le même jour que la première, en plus du programme particulièrement serré imposé par les organisateurs -, le Mariinsky n’arrive pas vraiment à faire taire la réputation d’harmonie unique de son corps de ballet dans cet ouvrage, et cette impression enthousiasmante ne fait que s’accentuer lorsqu’il affiche successivement dans le rôle d’Odette-Odile des ballerines du calibre d’Uliana Lopatkina, Ekaterina Kondaurova et Viktoria Tereshkina. Chacun pourra bien dire et penser ce qu’il veut de la production de Konstantin Sergeev (en ce qui me concerne, s’il ne doit en rester qu’une, ce sera sans hésiter celle-là), qui n’a rien – on le sait bien – d’une reproduction authentique de l’original de Petipa, force est pourtant de reconnaître qu’elle semble aussi essentielle aux danseurs de la troupe que le sang qui coule dans leurs veines, aussi constitutive d’eux-mêmes que leurs propres gènes. Quand la culture devient nature…

C’est Uliana Lopatkina qui ouvrait le bal fantastique des Cygnes aux côtés de son fidèle partenaire, Danila Korsuntsev. Le rôle d’Odette-Odile, qu’elle interprète et approfondit depuis des années, lui est aujourd’hui attaché de manière tellement forte et singulière, qu’on se demande bien comment la ballerine qu’elle est indéniablement peut encore parvenir à surprendre et à revivifier sa propre interprétation – et par là même le commentaire – sans les faire inéluctablement sombrer dans la tautologie. Sublime, forcément sublime, oui peut-être, et pourtant, Uliana Lopatkina peut aussi décevoir, et ce fut le cas lors de cette première londonienne, surtout si on l’estime à l’aune des deux représentations suivantes… On s’en doute, un tel jugement reste infiniment relatif et subjectif – la presse anglaise, qui n’a du reste pas toujours été tendre avec cette tournée, l’a en revanche unanimement encensée – et sa prestation conserve une majesté unique, tant dans les mouvements des bras et du dos que dans l’extraordinaire musicalité du phrasé et la profonde spiritualité qui se dégage de sa danse, mais un certain manque d’inspiration dans la narration – ou peut-être un défaut de chair – était pourtant palpable, en plus de menues approximations techniques, au long des trois tableaux où apparaît l’héroïne du conte. Son Cygne noir notamment, d’ordinaire grandiose, même s’il se situe délibérément à contre-courant de tous les effets de séduction faciles dont usent et abusent de soi-disant modernes ballerines au sourire mécanique, paraissait privé de vie et d’expression, encore englué dans les glaces d’un adage blanc engagé dans un tempo tellement lent et difficile qu’il semblait constamment au bord de l’exténuation. L’extrême sophistication des poses, l’interprétation à la fois marmoréenne et profondément humaine – tout ce qui fait le « génie » de Lopatkina – semblaient ici comme figées dans des « tics » destinés à une première obligée – une représentation de musée en quelque sorte.

A ses côtés, Danila Korsuntsev s’est une nouvelle fois montré le partenaire idéal – tellement idéal qu’il mériterait qu’un prix spécial soit créé en son honneur – celui apte à soutenir et à mettre généreusement en valeur sa ballerine, sans pour autant disparaître ni perdre en force et en noblesse. Il n’est certes pas de la race des Sarafanov ou des Shklyarov, à la jeunesse bondissante et à la virtuosité presque irréelle, ni même des Kolb, merveilleux danseur et artiste accompli tout à la fois, mais son « être en scène », de même que son partenariat avec Lopatkina, construit patiemment au fil du temps, parvient véritablement à le rendre émouvant et mémorable. En marge, ou plutôt en travers, de cette paire, Ilya Kuznetsov s’impose avec une réelle grandeur dans le rôle du sorcier Rothbart, tant par son brio et sa puissance de saut que par sa noirceur soutenue et son sens dramatique prononcé, jamais grotesque ni caricatural.

Après le trio éprouvé de la première, la deuxième représentation, en matinée, apportait comme un vent d’air frais et d’inédit – d’excitation aussi – dans les distributions de ce Lac, avec le couple formé de Ekaterina Kondaurova et Igor Kolb (auquel se joignait une nouvelle fois Ilya Kuznetsov en Rothbart, en remplacement de l’excellentissime Konstantin Zverev, malheureusement blessé à la suite de la générale). On parle d’emblée de « couple », car si Kondaurova a vraiment tout de l’ « étoile » apte à faire rêver le public – et pas seulement ce « glamour » un peu superficiel dont d’autres se contentent – on ne peut pas dire qu’elle règne sur scène en héroïne solitaire à la manière impériale d’une Lopatkina. Le partenariat avec Kolb, très judicieux, contribue à cet égard à rééquilibrer les caractères, bien que Siegfried ne soit pas – et ne puisse pas être – un rôle au sens plein du terme (comme l’est notamment celui d’Albrecht) dans la version dansée au Mariinsky. Ekaterina Kondaurova et Igor Kolb possèdent en effet tous deux, au-delà d’une technique magistrale (à laquelle on ne prête d’ailleurs même plus attention, tellement elle est dominée et digérée sans heurts) et de la beauté des formes qu’ils créent, ce quelque chose de mystérieux et d’ambigu qui donne à leur duo une aura nouvelle et véritablement fascinante. Interprète depuis seulement quelques mois de l’héroïne du Lac des cygnes, Ekaterina Kondaurova parvient à imprimer sa marque au Cygne blanc en lui conférant une douceur et une fragilité insoupçonnées, elle qu’on attend davantage en Cygne noir, un rôle dans lequel sa sensualité naturelle, auréolée d’une chevelure éblouissante, et son tempérament de séductrice, modérées toutefois par une élégance très aristocratique, peuvent évidemment s’en donner à cœur joie. Odile à l’instinct venimeux et à la joie de vivre contagieuse, elle charme, au sens le plus fort, un Siegfried envoûté et séduit par l’autorité qu’elle déploie, mais au fond parfaitement consentant. Ce n’est plus un simple conte, à la trame binaire et au prince un brin naïf, mais bien une histoire d’adultes, presque charnelle, que nous jouent alors ces deux interprètes. Kolb apporte là son intelligence aiguë et sa subtilité d’interprète – difficile d’aller plus loin dans l’approfondissement d’un caractère à peine ébauché, sinon justifié, par l’intrigue… D’une civilité pleine de noblesse et de générosité aux côtés des courtisans dans le long tableau du premier acte, il se transforme ensuite en héros romantique amoureux d’une créature idéale, tour à tour mélancolique ou exalté, tout en demeurant le partenaire d’exception que l’on connaît. C’est lui, artiste magistral, qui « emporte » paradoxalement cette représentation (et cette tournée ?), là où Kondaurova, irréprochable interprète sans doute, dont chaque mouvement semble pensé et étudié avec goût, reste cette sublime image, d’où l’on peine à discerner le moindre défaut, inapte encore à briser la glace et à s’ouvrir à l’émotion, celle qui passe comme un souffle de la scène à la salle…

Et puis Tereshkina vint… et Tereshkina offrit tout ce qu’on peut rêver d’un Cygne venu du Mariinsky, celui que l’on aime d’amour et qui sait peut-être aussi nous décevoir à la hauteur de l’amour qu’on lui porte… Une technique d’une clarté et d’un brio inouïs qui peut sembler inhumaine à force d’être parfaite, un style raffiné, perceptible jusqu’à l’extrémité de son plus petit doigt (elle se permet même de nous livrer des développés seconde comme on n’en voit plus guère – d’un temps perdu d’avant Yulia Makhalina), mais aussi, et surtout, une sensibilité frémissante qui traduit par le mouvement la recherche constante de l’incarnation, que ce soit dans le rôle d’Odette ou dans celui d’Odile. Ce qui rend par-dessus tout sa prestation admirable, c’est qu’on sent constamment chez elle la volonté de transcender la technique – une technique dont on sait qu’elle ne doute pas un instant de l’accomplissement – pour parvenir à une vérité de l’interprétation et à l’expression de l’émotion. Son Cygne noir est une pure jouissance – jouissance de l’interprète, jouissance du spectateur -, l’exposition de la libido dominandi dans toute sa splendeur (comment le dire autrement ?), mais ne sacrifie pas pour autant à la seule virtuosité et aux seuls exploits gymniques ou athlétiques, répandus à peu près partout aujourd’hui dans le monde du ballet, et qui font le plus souvent office de travail artistique. Son Cygne blanc, vibrant, passionné, est à l’inverse proche de la brisure, d’un déséquilibre savamment contrôlé qui le rend tout à fait unique et personnel. Il parvient du reste à exister théâtralement et avec force jusqu’à l’ultime fin du ballet et ce n’est pas un mince exploit, à vrai dire, de rendre supportable le dernier acte, en blanc et noir, de ce Lac de Sergeev, qui reste toutefois une merveille de lisibilité et de cohérence esthétique.

On en oublie un peu le jeune Ivan Sitnikov qui faisait là des débuts prometteurs en Rothbart et Evgueny Ivanchenko, partenaire habituel de Viktoria Tereshkina dans ce même ballet. Celui-ci, avouons-le, n’est pas le plus exaltant des danseurs – son solo pâtit notamment d’une certaine lourdeur dans les réceptions -, mais sa noble réserve et un certain air de grandeur – à la Korsuntsev – le rendent toutefois juste et convaincant, à défaut d’être enthousiasmant, auprès d’une ballerine d’exception en route pour user d’ici quelques années tous les qualificatifs… Bien au-delà des sourires de convention, des lignes idéales et des poses photogéniques – quelle banalité ! – auxquelles on se limite bien souvent, faute d’autre nourriture, pour juger des prestations des unes ou des autres, Viktoria Tereshkina s’impose ici comme une grande, une vraie ballerine qui a su utiliser d’incroyables qualités naturelles non comme une fin en soi à exploiter sans limites, mais pour les dépasser et tenter de créer autre chose. Or, n’est-ce pas cela l’art ? Seule, elle a su briser la glace – celle qui ne fond qu’exceptionnellement – et rien que pour cela, on peut sabrer le champagne en son honneur…

En marge des trois rôles principaux, cette série de Lac des cygnes offrait dans les différents rôles de demi-solistes des distributions qui variaient peu d’une représentation à l’autre. Si la série des Belle au bois dormant a pu parfois laisser pour le moins perplexe sur ce plan – en voulant bien laisser de côté la fatigue évidente d’une fin de tournée délirante située en plein mois d’août – on ne saurait faire la fine bouche devant les distributions de ces Lac, prises dans le détail : chacun paraît ici parfaitement à sa place et dans son rôle et il n’y a simplement pas grand-chose à redire des différentes prestations individuelles ou collectives, qui respiraient toutes l’adéquation stylistique, ainsi que, en miniature, une véritable forme d’accomplissement artistique. Le Bouffon d’Andreï Ivanov, qui alternait avec Grigory Popov, est toujours vif, bondissant et des plus efficace dans ce petit rôle de bravoure et recueille sans peine les applaudissements et les rappels de l’auditoire. Le Pas de trois du premier acte était plus particulièrement digne d’éloges, réservant de merveilleux moments de danse, avec notamment Yana Selina, présente sur deux des trois représentations et évoquée pour sa danse incroyablement brillante et stylée (un saut délicat et une batterie de rêve comme on n’en voit plus guère !) jusque dans les colonnes des quotidiens généralistes anglais qui se limitent d’ordinaire à mentionner les premiers rôles. « Mr Fateyev, more power to Yana Selina, pleeeaaase !… » Les interprètes masculins, Maxim Zyuzin, Alexeï Timofeev ou Filipp Steppin selon les représentations, ont su également, chacun à leur manière, faire preuve d’une virtuosité non seulement remarquable, mais franchement enthousiasmante dans les variations de ce même Pas. L’impeccable quatuor des Petits Cygnes, formé d’Elena Chmil, Elisaveta Cheprasova, Valeria Martinyuk et Elena Yushkovskaya, était pour sa part d’une précision et d’une harmonie à couper le souffle lors de chaque spectacle, tandis que le divertissement du troisième tableau permettait d’admirer une série de danses de caractère pleines de vie et de flamme et dont au fond on ne parvient guère à se lasser : on aura là particulièrement goûté les prestations enthousiastes d’Islom Baimuradov et Alexandre Sergeev dans la Danse Espagnole, la Danse Hongroise, interprétée par Polina Rassadina et Karen Ioanissian, tous deux d’une folle élégance, comme venue d’un autre âge, ainsi que la Danse Napolitaine, menée par Anna Lavrinenko, en alternance avec Yana Selina, et surtout Alexei Nedviga, petit danseur à la mandoline d’une légèreté et d’une douceur admirables.

tereshkinaivanchenkoViktoria Tereshkina (Odette) et Evguéni Ivanchenko (Siegfried) © artifactsuite

Londres (Royal Opera House) – Tournée du Mariinsky – Roméo et Juliette

Roméo et Juliette
Ballet du Mariinsky
Londres, Royal Opera House
6 août 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

C’est par le Roméo et Juliette de Leonid Lavrovsky, une œuvre créée en 1940 et intimement attachée à l’histoire du Kirov et à l’une de ses interprètes légendaires, Galina Ulanova, que le Ballet du Mariinsky avait choisi d’ouvrir ses deux tournées estivales à Amsterdam et Londres, avant de revenir à une programmation sinon attendue, du moins plus consensuelle pour le public local, avec notamment Le Lac des cygnes et La Belle au bois dormant, deux des ballets les plus emblématiques de son répertoire historique.

Pour des yeux contemporains, coutumiers de productions parfois grandioses et spectaculaires, le Roméo et Juliette de Lavrovsky pourra sembler à première vue une incongruité. Au mieux, il apparaîtra comme une intéressante pièce de musée, caractéristique d’un autre temps et d’une esthétique disparue, celle du dram-balet soviétique. A cet égard, la presse anglaise ne s’est pas privée, indépendamment de ses interprètes d’un soir, de critiquer avec vigueur, et plus ou moins finement, cette version chorégraphique « princeps » du drame shakespearien, pour laquelle Sergeï Prokofiev écrivit non seulement sa partition, mais aussi le livret, en collaboration avec Leonid Lavrovsky, Adrian Piotrovsky et Sergeï Radlov. Qu’elle témoigne en partie de l’ »esprit d’un autre temps », comme le titre de manière sans doute assez légitime l’article de Clement Crisp publié dans le Financial Times*, c’est un fait difficilement contestable (mais qui, en soi, ne devrait pas sous-tendre un jugement de valeur), mais qu’il faille la juger naïvement et exclusivement – comme d’autres le feraient ici avec l’icône Noureev – à l’aune de la version de Kenneth MacMillan, objectivement plus sophistiquée tant sur le plan visuel que sur celui de l’exploration psychologique des caractères, et devenue depuis sa création en 1965 une référence incontestable dans le monde entier, apparaît pour le coup bien discutable, pour ne pas dire empreint de vanité. Une œuvre de cette importance doit aussi pouvoir être vue pour elle-même et ses qualités intrinsèques, pour ce qu’en font ses interprètes du jour, et non pas seulement pour les développements ultérieurs – qualifiés très subjectivement d’ »améliorations » – auxquels elle a pu donner lieu. Pour remettre les choses à leur juste place, signalons que les filiations entre Lavrovsky et ses héritiers successifs, plus ou moins revendiquées, restent constamment palpables, dans l’exposition des scènes comme dans la chorégraphie prêtée aux deux héros, qui multiplie notamment les grands jetés, les tours et les poses en arabesque.

Si la version de Lavrovsky, composée de trois actes et de treize scènes, est à même de surprendre le spectateur d’aujourd’hui, tout au moins dans un premier temps, c’est en fait surtout par son caractère fragmentaire, voire discontinu, qui semble parfois mettre au second plan la montée en puissance du drame et l’expression des émotions au profit de la dialectique sociale (emblématisée par le combat des Capulet et des Montaigu) qui sous-tend l’intrigue. Elle semble au demeurant obéir moins à une logique strictement narrative qu’à une esthétique du tableau, destinée à frapper plutôt qu’à développer les caractères secondaires et à construire un récit cohérent et fluide à l’échelle de l’œuvre. Les tableaux, miniatures à l’intérieur du ballet, se succèdent ainsi sans lien narratif ténu, plus particulièrement dans le premier acte, marqué par l’importance accordée à la pantomime, où les scènes de foule, dansées ou mimées, alternent sans préparation avec les scènes « privées », le changement étant signalé par un simple tomber de rideau, presque frustrant. Les danses de caractère, quelque peu détachées de l’action principale, abondent du reste dans cet acte, toujours remarquablement interprétées par la troupe du Mariinsky. Elles répondent plus largement à l’esthétique pittoresque suggérée par la scénographie de Piotr Williams, dont la grandeur originelle semble toutefois étouffée par la scène relativement étroite de la Royal Opera House, peu propice à l’évasion. Toiles peintes et costumes colorés contribuent néanmoins à ancrer pleinement le ballet dans le cadre qui lui est propre, celui de la Renaissance italienne et d’une action située principalement à Vérone, puis à Mantoue, pour une partie du dernier acte.

A l’occasion de cette tournée londonienne, quatre distributions, inédites et/ou très contrastées, étaient offertes au public, la première ayant fait couler beaucoup d’encre dans la grande presse et les couloirs de Covent Garden… La dernière représentation de la série avait le mérite de présenter un couple harmonieux, particulièrement équilibré et associant deux individualités à la personnalité à la fois lyrique et affirmée : Irina Golub, non prévue initialement mais toutefois coutumière du rôle, interprétait ainsi Juliette aux côtés d’Igor Kolb, Roméo à l’expérience déjà largement éprouvée ces dernières années, en tant que partenaire notamment d’Evgenia Obraztsova.

Irina Golub possède d’évidence toutes les qualités naturelles pour incarner une Juliette convaincante : un charme naïf conjuguée à une beauté juvénile et sensuelle, une danse fluide et légère, un jeu d’actrice consommé qui lui permet de montrer l’évolution en même temps que les différentes facettes du personnage complexe qu’elle incarne. Dans le premier acte, on la découvre en train de jouer, et de se jouer, de sa Nourrice, interprétée par l’excellente Polina Rassadina, sous les traits non d’une créature naïve et gentillette, dans un style « poupée Barbie » empreinte de fausseté, mais plutôt d’une enfant gâtée et insouciante, dont le cabotinage autoritaire a bien quelque chose d’exaspérant. La métamorphose de Juliette en héroïne de la passion amoureuse est sensible dès la rencontre brutale avec Roméo lors du Bal chez les Capulet. Cette scène, nœud du drame, manque toutefois d’une certaine ampleur, les accents dramatiques portés tout à la fois par la musique et l’intrigue peinent à émerger avec force de la chorégraphie. Le fameux Pas de deux du Balcon (point de balcon ici, mais c’est somme toute secondaire) qui lui succède et conclut l’acte I est en revanche un moment d’exception, magnifiquement rendu par les interprètes, fougueux, pleins de flamme et d’abandon, tout à leur bonheur, un rien adolescent, jusque dans certaines petites maladresses qui émaillent le duo. Irina Golub se révèle particulièrement impressionnante dans l’acte III, où sa transformation est cette fois totale : plus aucune trace de l’enfant joyeuse qu’elle était au début, elle est à présent une femme en proie aux affres de la passion. La scène, remarquable d’intensité, où elle renonce en présence de ses parents à Paris, le fiancé promis, interprété de manière très juste par Sergeï Salikov, nous la montre face à son obsession amoureuse, à la fois dominée, souffrante et déterminée dans une rébellion qui la conduira inexorablement à la mort. Le personnage conserve sa part d’ambiguïté, il est un mélange de force et de faiblesse, de maturité et d’esprit rebelle adolescent, jamais il ne cède à ce sentimentalisme facile et ravi qui guette parfois. Igor Kolb se révèle quant à lui un Roméo absolument merveilleux, dès son apparition initiale, à l’aube, sur la place de Vérone, dans la posture du grand Mélancolique. Il se montre là au meilleur de sa forme, offrant, en plus de ses remarquables qualités de partenariat, une danse de rêve, à la fois ample, puissante et lyrique, et une présence saisissante. A l’enthousiasme juvénile du premier duo amoureux avec Juliette répond l’éloquence bouleversante du désespoir qu’il exprime lors de la scène du suicide, qui se tient ici dans un cimetière.

En marge de la peinture des deux héros, la chorégraphie de Lavrovsky ne permet pas toujours un véritable développement des caractères secondaires, du moins à première vue. L’esthétique du tableau qui préside à la construction du ballet semble ainsi les enserrer dans quelques scènes emblématiques, de manière peut-être un peu caricaturale, notamment pour ce qui est du frère de Juliette, Tybalt, interprété par Dmitri Pykhachev, qui se présente ici comme un personnage trivial, presque burlesque (du fait de son costume insolite ?), plutôt que noble et tragique. L’opposition avec Mercutio, qui trouve un interprète excellent en la personne d’Alexandre Sergeev, virtuose plein d’esprit et de verve aristocratique, apparaît de fait davantage sociale que psychologique. La longue scène de la double mort de Mercutio et de Tybalt, encadrée par des mouvements de foule habilement rythmés et chorégraphiés, se conclut ici non sur l’arrivée de Juliette, mais sur les lamentations de Lady Capulet, entourée de son clan, sur le corps du fils assassiné : un moment d’une intensité dramatique exceptionnelle, qui renoue le lien oublié entre le drame élisabéthain et la tragédie antique et dans lequel Elena Bazhenova, Lady Capulet de génie, se révèle en tous points admirable. On reconnaît d’évidence dans cette conclusion les procédés cathartiques dont s’inspirera bien plus tard Grigorovitch pour l’épilogue fameux de son Spartacus. Une scène implacable, proprement inoubliable, comme l’est, en écho et en contrepoint, le puissant dénouement offert par le ballet de Lavrovsky. Si le terrible appel à la vengeance, théâtralisé à l’extrême, auquel donne lieu la mort de Tybalt, a comme une résonance antique et païenne, la mort de Juliette et de Roméo ouvre à l’inverse sur un dénouement sinon chrétien, du moins christique et tenant presque de l’acte sacramentel : une lente procession ecclésiastique s’avance par degrés auprès de la tombe de Juliette, surélevée à la manière d’un autel où se pratiquerait quelque rituel sacrificiel, et ouvre sur le pardon final réunissant dans une même communion les Capulet et les Montaigu, enfin réconciliés autour des corps de leurs enfants sacrifiés.

* The Financial Times, « The Spirit of Another Era » (5 août 2009)

Irina Golub (Juliette) et Igor Kolb (Roméo) © artifactsuite