Londres (Royal Opera House) – Tournée du Mariinsky – La Bayadère

La Bayadère
Londres, Royal Opera House
12 août et 13 août (matinée + soirée) 2011

A vrai dire, dans la Bayadère du Kirov, on ne se préoccupe guère de la « production », loin du faste matériel déployé par celle de Noureev – une oeuvre en soi, digne d’être commentée – ou par la sublime reconstruction de la version 1900 de Vikharev, donnée à Londres en 2003 et lâchement laissée de côté par le Mariinsky ces dernières saisons.

Les décors sont d’élégantes toiles peintes, qui reproduisent consciencieusement les dessins du XIXe siècle ; les costumes, colorés et sans sophistication particulière, sont en général jolis, agréables et de bon goût (avec une Manou sensiblement plus habillée que celle du Bolchoï…), mais pour le reste, il n’y a pas grand-chose à dire de plus. Si l’on y retrouve naturellement toutes les attractions exotiques attachées au ballet (un Brahmane implacable ressemblant à une gravure, incarné pour l’éternité par le grandiose vétéran Ponomarev, un Rajah d’opérette à la Iznogoud – RIP à son papa! -, des chaises à porteurs clinquantes comme il se doit, un bon vieux tigre en peluche synthétique, un éléphant monumental, qui vaut d’ailleurs bien celui de Paris, une Idole, très convenablement dorée…), on sent bien que tout cet attirail est d’ordre essentiellement symbolique et n’a qu’une fonction, celle de mettre en valeur la beauté de la danse et le lyrisme de l’école de Saint-Pétersbourg, le seul véritable sujet d’intérêt ici – exactement comme dans Le Lac des cygnes. De fait, tout le spectacle semble conçu pour culminer dans le tableau irréel de la Descente des Ombres, servi chaque soir par un corps de ballet et des solistes naturellement glorieux, en parfaits connaisseurs du livre qu’ils sont tous.

Du côté de la chorégraphie, les Parisiens n’ont pas de raison d’être dépaysés par cette Bayadère, donnée dans la version de 1941 revue par Vakhtang Chabukiani et Vladimir Ponomarev. Elle est en effet le modèle à partir duquel Rudolf Noureev (avec l’appui très notable de Ninel Kurgapkina) a monté la sienne à Paris, sans s’en écarter fondamentalement (et pourtant avec des droits d’auteur en prime). Pour le coup, il n’y a que les Anglais pour trouver que tout ça se finit un peu en queue de poisson, la version Kirov étant dépourvue du fameux quatrième acte de la destruction du temple, réinventé par Makarova en 1980.

Le Mariinsky n’est peut-être plus ce qu’il était, mais, à ma connaissance, aucune autre compagnie, pas même le Bolchoï (pourtant vu avec de très bonnes distributions dans ce ballet), n’est encore capable de nous aligner à la suite quatre Nikiya comme celles que Londres a pu admirer en conclusion de cette tournée : entre Tereshkina, Vichneva, Kondaurova et Lopatkina, toutes parfaites stylistes et puissantes interprètes, on se bat simplement pour savoir laquelle est la plus accomplie des quatre. Les Solor sont, eux, désespérément bons, voire excellents, y compris Korsuntsev, d’évidence le moins virtuose de la bande et le plus guindé dans l’incarnation du guerrier. Là où on l’on peut dire que ça pèche en revanche, contrairement à ce que peut nous offrir dans le même temps le Bolchoï, c’est du côté des Gamzatti : Anastasia Matvienko et Anastasia Kolegova ne sont certes pas de mauvaises danseuses, ou de celles qui flanchent douloureusement dans la technique, mais l’une et l’autre, avec des nuances (Kolegova a une danse tout de même bien plus policée que celle, très internationale, de Matvienko), peinent franchement à s’élever au niveau artistique des couples principaux. Il est vraiment regrettable que le Mariinsky, avec la réserve de solistes de talent qu’il possède, se contente actuellement de tout miser sur les deux rôles confiés aux étoiles et laisse celui de Gamzatti à des premières solistes au mieux efficaces, mais sans grande envergure et simplement bien en cour (où sont les Osmolkina, Novikova, Tkachenko, Zhelonkina…?). Peut-être éprouve-t-on cette même frustration avec l’Idole dorée (rôle interprété, selon les soirs, par Alexeï Timofeev, Vassili Tkachenko – un tout jeune que je n’ai pas vu malheureusement -, et Filip Stepin) qui ne laisse voir que de bons solistes, là où l’on attendrait pourtant (Thibault forever…) un virtuose éclatant du niveau de Shklyarov, qui a, désormais étoile, abandonné le rôle pour celui de Solor.

Bref, en dépit de ces réserves d’ordre général, j’ai pu apprécier trois des quatre représentations de cette petite série de Bayadère.

Viktoria Tereshkina et Vladimir Shklyarov sont très certainement l’image, présente et des années à venir, du Mariinsky et, par-delà leur fougue et leur technique superlatives à tous les deux, ils sont aussi le couple idéal à distribuer pour une première de ce type. Par l’autorité qu’elle dégage, Tereshkina peut sembler plus naturellement une Gamzatti, rôle qu’elle a interprété par ailleurs. Pourtant, son physique exotique, mystérieux, d’une infinie souplesse, ainsi que la passion débordante qu’elle déploie dans le jeu, font aussi d’elle une Nikiya très convaincante, ténébreuse et brûlante, dès les deux premiers actes, et pas seulement dans le troisième, taillé pour la perfection et le raffinement de sa technique classique. Sa Nikiya apparaît néanmoins pour l’instant un tantinet moins accomplie dans le détail que son Cygne (vraiment extraordinaire), ce qui donne parfois l’impression qu’elle domine trop son monde, à commencer par la Gamzatti – certes plutôt fade – d’Anastasia Matvienko, mais aussi, dans le deuxième acte, le Solor de Vladimir Shklyarov, redevenu tout petit garçon face à cette tragédienne envoûtante. Il faut dire que Shklyarov est plus prince (très très) charmant que sombre guerrier oriental, et, tout séduisant et brillant virtuose qu’il soit, il lui reste encore, avec l’autorité magistrale qu’il impose déjà, une petite marge de progression sur le plan de l’incarnation du personnage.

Pour la matinée du samedi, Ekaterina Kondaurova remplaçait, aux côtés de Denis Matvienko, Alina Somova, à la grande joie (secrète bien entendu) de maints balletomanes (Alina, peu distribuée sur cette tournée, semble pourtant être en grande voie de réhabilitation auprès des « spécialistes », ça aurait pu valoir le coup aussi de constater les changements…). De toutes les Nikiya du monde, Kondaurova est indubitablement la plus belle et la plus glamour, à défaut d’être la plus touchante – d’autant plus difficile dès lors de créer une image du personnage qui ne se confonde pas avec celle de sa propre beauté. Pourtant, on ne voit pas vraiment où est l’erreur, même si, en termes de projection, elle reste, sans qu’on sache trop expliquer pourquoi, en-deçà de Tereshkina, Lopatkina ou Vichneva (elle est beaucoup plus « jeune » aussi dans le rôle). Plus douce et humble que Tereshkina la veille, elle délivre un troisième acte d’une très grande pureté académique. Denis Matvienko est pour elle un partenaire impromptu mais efficace, en même temps qu’un Solor idéal à tous points de vue – et plus qu’éprouvé (avec quelle compagnie ne l’a-t-il pas dansé?). Avec Anastasia Matvienko en Gamzatti, plutôt meilleure que lors de la première, ce trio se révèle sans doute le plus équilibré de la série.

Avec Lopatkina en Nikiya, la tournée se terminait véritablement en apothéose, même si, avec le Mariinsky, l’on reste loin – et c’est très bien ainsi – de l’ambiance survoltée et des transes collectives provoquées par le Bolchoï en ces mêmes lieux. Dès la première seconde de son apparition en bayadère voilée, jusqu’à la fin du ballet en reines des Ombres, on est littéralement happé, hypnotisé par ce qu’elle offre, quelque part bien au-delà de la perfection technique et stylistique à peu près également partagée par les autres solistes ou étoiles de la compagnie. Lopatkina est parvenue à un tel sommet artistique que, dans ce rôle mystico-tragique qui semble écrit pour elle, au moins autant que celui d’Odette, elle n’a jamais besoin de « montrer » – d’être virtuose ou de jouer péniblement à l’actrice. Son intense spiritualité, la tendresse et l’intelligence dont se chargent tous ses gestes, conjuguées à la leçon de style magistrale qu’impose sa danse, suffisent amplement à nous emporter dans le rêve de Petipa. Lopakina en Nikiya est une révélation, elle donne au rôle tout simplement son sens. Korsuntsev ne s’élève évidemment pas au même niveau de virtuosité que Shklyarov, Matvienko ou Zelinsky, qu’on a loupé cette année (il remplace notamment la série de double-assemblés, merveilleusement exécutée par ses collègues, par un simple manège de grands jetés – magnifiques d’ailleurs), il n’a pas non plus l’énergie et la fougue rêvées d’un Solor, mais il possède cette force et cette autorité virile uniques – et fort appréciables – des danseurs du Mariinsky qui, à défaut de beaucoup danser dans les ballets classiques, savent toujours, de l’étoile au dernier figurant, imposer sur scène une noble et puissante allure.

Ce qui reste d’une Bayadère du Mariinsky, c’est, au moins autant que les étoiles, le corps de ballet – et notamment celui de la Descente des Ombres. D’une poésie et d’une musicalité uniques, respirant d’un même souffle, il ne faillit pas à sa réputation, même parvenu en bout de course. Les Trois Ombres se révèlent en revanche un peu inégales selon les représentations, surtout concernant la troisième, la plus difficile, systématiquement confiée, semble-t-il, à une très grande danseuse, aux lignes magnifiques, mais à la stabilité et aux articulations douteuses (Daria Vasnetsova en alternance avec Oxana Skorik). En revanche, Valeria Martynyuk (délicieuse dans la Manou également) en Première Ombre, Yana Selina ou Maria Shirinkina en Deuxième, sont musicalement et stylistiquement parfaites, exactement ce que l’on attend du Mariinsky. A part ça, révolution culturelle ou pas dans la compagnie, on semble aujourd’hui beaucoup moins dans la lutte aux développés célestes qu’il y a quelques années, comme en témoignent en particulier le pas de quatre des Bayadères et le très classique Grand pas du deuxième acte – un pur concentré de bonheur impérial.

Vladimir Ponomarev (le Brahmane), Ouliana Lopatkina (Nikiya), La Bayadère © Théâtre Mariinsky

Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – Le Lac des cygnes

Le Lac des cygnes
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
27 décembre
Lopatkina / Korzuntsev / Zverev

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Bien sûr, aussi charmant soit l’apéritif, on ne prétendra pas avoir fait le voyage à Baden-Baden pour un simple Casse-noisette, tout de blanc et de rose vêtu. Le vrai plat de résistance de cette tournée du Mariinsky, celui dont on sait à l’avance que, bien que vu et revu, il ne décevra pas, c’est Le Lac des cygnes, pour une unique représentation avec Ouliana Lopatkina, de retour en son royaume russe quelques jours seulement après son escapade parisienne. Deux aventureuses représentations dans le Lac de Noureev avec l’Opéra de Paris, c’est bien, une troisième en famille avec le Mariinsky, c’est encore mieux.

Loin des états d’âme du Prince Siegfried justement mis en scène par Noureev, Le Lac des cygnes du Mariinsky, dans la belle production en habits gothique-troubadour de Konstantin Serguéïev, permet de renouer avec une vision traditionnelle de l’argument originel, dans laquelle le Cygne, dans son incarnation aussi bien individuelle que collective, est à la fois le coeur de l’intrigue et le point focal de la chorégraphie. Ici, plus encore que dans d’autres versions, y compris russes (pensons à celle de Grigorovitch pour le Bolchoï), Siegfried et Rothbart ne sont que des comparses de l’héroïne, des archétypes symbolisant respectivement le combat du bien contre le mal, à la manière de Saint-Michel affrontant le dragon – une image multi-séculaire que retient d’ailleurs explicitement le final manichéen du ballet. Celui-ci, tellement complaisamment critiqué en Occident (ce qui n’enlève rien au demeurant à la beauté tragique de celui de Noureev), trouve pourtant toute sa cohérence dans le cadre de la narration fluide et lumineuse de Serguéïev. Dans cette lecture classique, proche du mythe, bien plus que du conte pour enfants sages, Odette n’est pas tant un personnage de théâtre (tous les éléments de pantomime du ballet de Petipa ont du reste été supprimés à l’époque soviétique) qu’une métaphore de l’idéal, obsessionnelle et omniprésente jusque dans le surgissement à l’acte III de son double maléfique, symbolisé par Odile. Autant d’éléments pour en faire le rôle par excellence de la ballerine russe – figure à la fois lyrique, plastique et dramatique – dont Lopatkina, par son intense spiritualité et sa perfection académique, représente sans nul doute aujourd’hui l’image la plus accomplie.

Si la plus accomplie des ballerines peut aussi avoir des jours « sans », Lopatkina se sera en tout cas montrée à Baden-Baden dans une forme radieuse, épanouie autant qu’inspirée, et dans un rapport d’intimité avec cette chorégraphie de Serguéïev, qui fait tout de même ressortir après coup l’étrangeté esthétique qu’a dû représenter pour elle celle de Noureev, même si l’acte II lui est en tous points semblable – à quelques détails près. Le partenariat y est ici pour beaucoup, tant celui construit patiemment au fil des ans avec Danila Korzuntsev paraît poli et désormais évident. Korzuntsev n’est certes pas un virtuose à la Sarafanov, apte à enflammer les foules au-delà du raisonnable, ni même une personnalité dramatique à la Kolb, mais son autorité aristocratique conjuguée à une délicatesse jamais prise en défaut savent s’imposer et accompagner à merveille la lenteur réflexive de Lopatkina. Cette lenteur déroutante, qui permet à son lyrisme de se déployer avec une éloquence toujours tempérée, lui aura en tout cas permis de nous gratifier dans les adages de quelques fabuleux équilibres en attitude, qui ne viennent toutefois jamais rompre la fluidité incroyablement musicale de sa danse. Tout est bien éloigné ici de l’usage de la technique pour la technique, de la pose plastique vue comme une fin en soi et destinée à être immortalisée par une « belle » photographie.

Lopatkina est réputée être plus une Odette qu’une Odile, tout comme elle est d’évidence plus une danseuse d’adage qu’une danseuse d’allegro, mais en réalité, cette différence d’appréciation tient davantage à un relatif manque de virtuosité dans les éléments chorégraphiques de pur brio qu’à un défaut de sensualité ou de tempérament terre-à-terre pour incarner le Cygne noir. Son Odile, d’une autorité impériale, est conçue non comme une figure de méchante utilisant et caricaturant tous les stéréotypes d’une certaine féminité, mais plutôt comme un double simiesque d’Odette, d’autant plus troublant qu’elle en imite de manière jouissive les ports de bras. Dans cette version qui lorgne clairement du côté du mythe, jusque dans sa structuration constamment binaire, son personnage ressort sans doute beaucoup mieux que dans la lecture dramatique et humanisée de Noureev, qui fonctionne dans un rapport à trois plus ambigu. Du point de vue de la danse pure, la variation, admirable de précision et de contrôle, laisse éclater son sens des nuances et des accents justement placés, même s’il faut bien reconnaître que ses fouettés, comme à Paris, se retrouvent vite gagnés par une certaine mollesse, se déplaçant de manière étrange sur la scène.

Face à l’Odette-Odile de Lopatkina, le Rothbart de Konstantin Zverev, qui semble en passe de devenir le premier titulaire du rôle au Mariinsky, offre une prestation remarquable, avec des sauts élégants, puissants, et d’une superbe élévation. On est loin des physiques athlétiques, voire robustes, des interprètes à qui ce genre de rôles pouvaient traditionnellement être confiés, mais l’effet produit par sa danse serpentine n’en est pas moins saisissant, loin du ridicule grotesque de bande dessinée dont on enrobe parfois ce personnage. Du côté des rôles virtuoses et bondissants, Grigory Popov, pourtant excellent d’ordinaire, se montre en revanche plutôt décevant en Bouffon, manquant de jus dans ce rôle qui mise tout sur l’exploit et le brio, délivrant notamment des tours en l’air malheureusement trop souvent désaxés et des pirouettes au fini quelque peu approximatif.

Le Pas de trois aura permis de découvrir la jeune recrue du Royal Ballet, Xander – rebaptisé Alexander – Parish. S’il paraît sans doute un peu trop grand pour ce type de chorégraphie explosive, sa danse, agrémentée de jolis sauts, se révèle néanmoins extrêmement propre et soignée, un peu trop peut-être pour laisser croire à une accommodation naturelle et aisée au style du Mariinsky. L’anglicité tranche ici avec la liberté scénique de Yulia Kasenkova et Valeria Martiniuk, ses deux acolytes spécialistes en rôles secondaires requérant technique et brio – deux poissons nageant avec bonheur dans l’eau de la virtuosité du Pas de trois. Toutes deux possèdent en tout cas une danse véloce et parfaitement articulée, qui permet notamment d’admirer une petite batterie et une saltation d’une qualité qu’on ne voit hélas plus si souvent à l’Opéra de Paris. Valeria Martiniuk en particulier, bondissante et toujours pleine d’énergie souriante, croit bon de nous rajouter, pour le plaisir et l’air de rien, quelques tours arabesque parfaitement contrôlés dans la seconde variation, histoire de la pimenter.

Lorsqu’on a encore en tête le pensum infligé par les danses de caractère made in Paris, désincarnées jusqu’au dessèchement, il faut avouer que c’est un vrai bonheur de retrouver à l’acte III celles que proposent les danseurs du Mariinsky. Noureev, qui en avait certes modifié l’ordre, ne s’en était d’ailleurs pas tellement éloigné sur le plan chorégraphique. Autant que pour ses Cygnes poétiques, on aime ce Lac pour cet écrin plein de vie et de couleurs, délicatement stylisé, qui est à la fois un contrepoint idéal aux actes blancs et un préambule d’une grande cohérence esthétique au climax que constitue le surgissement du Cygne noir. A côté d’un Islom Baimuradov un peu fatigué, Karen Ioanissian, plein de fougue et de flamme, brille à nouveau dans l’Espagnole de ce Lac, qui laisse voir toute l’élégance du danseur de caractère made in Saint-Pétersbourg. La Napolitaine est menée par deux interprètes d’expérience, Yana Selina et Alexeï Nedviga, toujours agréables à voir évoluer, tandis que la jeune Yulia Stepanova, radieuse, apporte une vivacité et une couleur appréciables à la Danse Hongroise.

Au moins autant que les solistes, le corps de ballet s’offre comme le vrai trésor d’une représentation du Lac avec le Mariinsky. Les étoiles passent, brillantes ou moins brillantes, mais le corps, lui, demeure, intangible, ossature et raison d’être d’une compagnie qui ne ressemble à aucune autre. Les jambes pétersbourgeoises paraissent du reste moins dans la démonstration qu’il y a encore quelques saisons (un changement d’esthétique en vue? on peine à le croire avec la si peu enthousiasmante direction Fateev…), et l’on y gagne en douceur et en moelleux. Alors oui, peut-être, le Mariinsky n’est plus ce qu’il était, oui, certaines colonnes de cygnes n’ont pas toujours la rigueur militaire et millimétrique qu’on a pu voir récemment à l’Opéra de Paris, mais pour autant, les actes blancs possèdent ici une vie, une fluidité, une musicalité, et pour tout dire une poésie, à nulle autre pareille. On décernera à cet égard une mention spéciale aux quatre Grands Cygnes (Yulianna Chereshkevitch, Oxana Skorik, Yulia Stepanova, Daria Vasnetsova), lyriques et puissants, pour leur ensemble particulièrement fier et harmonieux, dont l’unité, il est vrai, est toujours plus aisée à réaliser que celle des Petits Cygnes.

Konstantin Zverev (Rothbart), Ouliana Lopatkina (Odette) et Danila Korzuntsev (Siegfried) © dansomanie

Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – Casse-noisette

Casse-noisette
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
26 décembre 2010
Novikova / Sarafanov

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Casse-noisette, c’est évidemment le rituel obligé de décembre, le ballet indissociable du folklore de Noël. Pas un hasard si le Mariinsky, envers et contre tout, et malgré des salles allemandes pas vraiment pleines, continue de l’imposer en série lors de ses visites annuelles à Baden-Baden, ville de carte postale qui dissimule forcément, au détour de quelque rue enneigée, la maison des Stahlbaum. Pour la troupe, cette tournée est d’ailleurs une occasion unique de danser, en lieu et place de la production modernisée de Simonov et Chemiakin, la vieille version classique de Vassili Vainonen, chorégraphiée en 1934 pour Galina Oulanova, et réservée à Saint-Pétersbourg aux seuls élèves de l’Académie Vaganova, qui la dansent traditionnellement sur la scène du Mariinsky durant les mois d’hiver.

Détaché de ses racines impériales et récupéré par une culture à dominante anglo-saxonne, Casse-noisette est devenu bien souvent, dans le monde du ballet occidental, l’objet kitsch par excellence. Pour les amateurs de productions sucrées et généreuses en paillettes ou en effets spéciaux, ou, à l’opposé, de celle, plus sombre et chic, de Rudolf Noureev, la version de Vainonen, avec ses tons passés, risque donc d’avoir l’air aujourd’hui un brin vieillotte, dépourvue qu’elle est, surtout, de toute la surenchère spectaculaire qu’on est censé venir chercher dans une oeuvre originellement dédiée à l’enfance. Le sapin de Macha, simple décor au centre du salon, ne subit aucune transformation extraordinaire, les costumes, sans artifices superfétatoires, ont l’air de sortir d’un antique coffret à panoplies enfantines et n’ont d’autre fonction que symbolique, la magie de la Valse des Flocons tient au seul génie chorégraphique de Vainonen conjugué à la poésie et au lyrisme d’un corps de ballet russe d’exception, et le royaume de Confiturembourg se déploie au troisième acte dans le camaïeu de rose des toiles un peu surannées de Virsaladze, dont l’onirisme relève plus d’un effort de l’imagination que d’un faste réel. Aucun mauvais goût là-dedans – on est au Mariinsky tout de même -, mais une sobriété de moyens, un réalisme naïf et stylisé, auxquels des yeux modernes et occidentaux ne sont sans doute plus guère habitués.

Bien plus que son absence de spectaculaire, cette production, dansée par la troupe, a quelque chose d’un peu frustrant sur le plan chorégraphique. Non que l’on éprouverait ici une quelconque nostalgie pour les déferlements infernaux de pas à la Noureev – on s’en nettoierait plutôt l’esprit! – mais force est de constater que le ballet, tel qu’il a été créé par Vainonen, convient mieux aujourd’hui à des élèves d’une école d’élite (Ivanov l’avait d’ailleurs chorégraphié pour les élèves de l’Ecole du Ballet Impérial) qu’à des danseurs connus par ailleurs pour leur virtuosité extrême. Dans le premier acte, les danses autour du sapin, traditionnellement réservées aux enfants, sont exécutées par les adultes, de même qu’au deuxième acte le combat des Rats, ce qui n’est pas sans faire naître un certain sentiment d’incongruité, et il faut attendre la Valse des Flocons – il est vrai, sublime – pour que le corps de ballet dispose enfin d’une nourriture chorégraphique un peu plus consistante. Les solistes principaux sont mieux traités, entre le joli pas de deux du rêve à la fin du deuxième acte et le grand pas final, pastichant allégrement l’Adage à la Rose de La Belle au bois dormant avec ses quatre cavaliers entourant l’héroïne Macha, mais pour autant, le ballet ne leur offre pas quantité de moments pour briller dans une pyrotechnie qu’ils seraient d’évidence à même de soutenir.

Il faut le reconnaître, on aurait sans doute du mal à envisager la production de Vainonen sous forme de longues séries de représentations à l’intérêt (a priori) sans cesse renouvelé, comme on en a l’habitude en Occident. Il n’empêche, le ballet, livré à petites doses et une fois l’an dans le cadre de cette tournée allemande, possède un charme certain, venant de l’évidente familiarité entre la troupe du Mariinsky et la chorégraphie, qui fait qu’à aucun moment on ne se pose la question de la pertinence de la version proposée, tant elle semble faire corps avec les danseurs. Par son découpage, ses images mêmes, à commencer par celle de l’arrivée des invités dans la maison des Stahlbaum, on comprend aussi qu’elle est la version « princeps » dont s’est nourri le jeune Noureev, le texte originel sur lequel il a pu rêver intensément, avant de concocter sa propre relecture, à l’imaginaire plus sombre et complexe, jusque dans l’écriture chorégraphique.

La représentation du 26 réunissait Olessia Novikova et Léonid Sarafanov dans les rôles principaux et s’annonçait surtout comme la « dernière » de Sarafanov au Mariinsky, engagé au Mikhaïlovsky comme danseur étoile à compter de janvier prochain. Tous deux ont incontestablement le charme juvénile et les physiques délicats qui se prêtent à ces rôles de fantaisie, ne péchant ni par un excès de dramatisme ni par une maturité physique déplacée. Olessia Novikova campe au début une petite fille naïve et émerveillée, dont le jeu, à la théâtralité certes conventionnelle (mais le ballet, construit autour d’archétypes de conte, en demande-t-il tellement plus?) met bien en valeur la dimension initiatique de l’intrigue, dès lors qu’elle se métamorphose dans le grand pas de deux final en une princesse imposant son autorité par le raffinement et l’élégance de sa danse. L’entente des deux danseurs est visible, bien que Sarafanov soit loin de se montrer le meilleur des partenaires sur le plan technique, commettant quelques erreurs dommageables dans les soutiens et portés des deux pas de deux du ballet. Sa variation au dernier acte est en revanche déconcertante d’aisance, de précision et de brio, au point qu’on se demande vraiment ce qu’il faut pour dérider le public allemand et le sortir de sa froideur polie. Au final, leur duo, qui cède parfois à une forme de démonstration, malheureusement non dépourvue de quelques approximations, n’effacera pas le souvenir de la pureté classique de Ekaterina Osmolkina et Vladimir Shklyarov, vus ensemble dans ce même ballet et en ces mêmes lieux il y a trois ans de cela.

Le ballet laisse peu de place à des rôles intéressants pour les demi-solistes – et il y a vraiment de quoi se désoler, entre autres petites choses, de voir l’excellente Yana Selina réduite au premier acte à celui de Luisa, qui n’a même pas ici de variation à portée de bras ou de pointe pour lui permettre de briller quelques brèves minutes. La prestation de Youri Smekalov en Drosselmeyer a néanmoins de quoi retenir l’attention au premier acte, plus peut-être que les divertissements qu’il offre successivement aux enfants, dont les interprètes apparaissent un peu en retrait, en-dehors de Fiodor Murashov, toujours parfait en Bouffon. Malgré le caractère très conventionnel de ce rôle de vieux magicien vaguement excentrique, Smekalov (qu’on avait pu apprécier dernièrement au Châtelet en génial Chambellan dans Le Petit Cheval Bossu de Ratmansky) parvient, par le seul art de la pantomime, à lui instiller quelque chose de personnel, laissant deviner toutes les qualités dramatiques d’un artiste qui a fait ses armes auprès de la troupe de Boris Eifman avant de rejoindre le Mariinsky. Dans le dernier acte, les danses de caractère ne permettent peut-être pas de livrer des prestations d’anthologie, mais demeurent une leçon pour les danseurs des troupes occidentales, souvent guindés ou trop peu naturels dans ce style de chorégraphie. Si le Trepak est un peu fatigué sur cette représentation et l’Orientale toujours aussi ennuyeuse, la Danse Espagnole, interprétée par Olga Belik et surtout l’impeccable Karen Ioannissian, se révèle très séduisante, de même que la Danse Chinoise, menée avec entrain et précision par Yulia Kasenkova et Islom Baimuradov. Le trio des Mirlitons laisse également voir un excellent Alexeï Timofeev, aux côtés des ravissantes Yana Selina et Irina Golub.

A défaut d’un feu d’artifice pour les divers solistes, ce Casse-noisette aura en tout cas permis d’apprécier le lyrisme et l’élégance uniques du corps de ballet du Mariinsky, particulièrement en forme sur cette représentation et sur les deux gros morceaux de bravoure que sont la Valse des Flocons et la Valse des Fleurs, qui accompagne le pas de deux final, transformé en partie en pas de six. La Valse des Flocons en particulier, malgré un très léger décalage entre les Deux Flocons en chef, Daria Vasnetsova et Oxana Skorik, est un miracle d’harmonie musicale et de poésie aérienne, qui parvient à faire oublier l’investissement physique qu’il demande, jusqu’au moment un peu plus laborieux de la « remontée des Flocons », sorte de pastiche inversé de la « descente des Ombres », destinée à conclure le tableau.

Olessia Novikova (Macha) et Léonide Sarafanov (le Prince Casse-Noisette) © dansomanie

Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – La Sylphide

La Sylphide
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
27 décembre 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Chaque année durant la période de Noël, le Festspielhaus de Baden-Baden accueille le Ballet du Mariinsky comme l’une des étapes européennes obligées de ses tournées incessantes. Le lieu a sans doute quelque chose d’improbable, terré dans les montagnes de la Forêt Noire et presque coupé du monde, mais, avec ses fastes passés, son charme désuet et sa grandeur muette, il se révèle aussi un écrin naturel pour abriter la douce – et éternelle – décadence d’une compagnie qui, en dépit de tout, continue de faire rêver.

Bien sûr, pour cette tournée allemande, le Casse-noisette tout rose de Vainonen est l’affiche inévitable d’un mois de décembre enneigé, mais en marge de ce « classique » de Noël, joint à quelque Lac des cygnes toujours attendu, le Mariinsky, probablement plus détendu en pays de Bade qu’en terre londonienne, a ici l’art et la manière d’offrir au vieillissant public local des programmes à l’originalité plus marquée que d’ordinaire, notamment lors de ses grandes virées commerciales aux Etats-Unis ou au Japon. Cette année encore, la promesse de renouveau est tenue, car, outre un gala de clôture au contenu particulièrement alléchant, la tournée à Baden met à l’affiche La Sylphide de Bournonville, un ballet d’autant plus rare qu’il n’est jamais donné hors de Russie, faisant au contraire souvent les beaux jours de la troupe secondaire restée à la maison, lorsque la troupe principale visite le monde.

Disons-le d’emblée : La Sylphide dansée par le Mariinsky relève avant tout de la curiosité esthétique… La version du ballet de Bournonville présentée ici n’a été montée à Saint-Pétersbourg qu’en 1981, non par des Russes, mais par Elsa-Marianne von Rosen, une danseuse suédoise nourrie au lait danois, ayant contribué par ailleurs à remonter les oeuvres du répertoire bournonvillien pour de nombreuses compagnies. La production, dans les décors de l’inusable Viacheslav Okunev et les costumes de l’intemporelle Irina Press, semble sortir tout droit d’un antique grenier, mais sans doute – se dit-on avec confiance – était-elle déjà couverte de poussière et éclairée de ces tons sépia à sa création… Le buffet de la maison des Ruben semble hors d’âge, la cheminée par laquelle s’échappe la Sylphide, détail important de la machinerie du ballet, est bien peu mise en valeur, camouflée qu’elle est par un plaid des plus rustique… et les costumes, respectueux de l’esthétique pittoresque de l’oeuvre, auraient quant à eux besoin d’une légère mise au goût du jour… Pour autant, demande-t-on au Mariinsky de nous offrir du rutilant et du pompeux, comme on en possède chez nous à foison? L’aristocratie de la danse mérite sa patine, car l’essentiel, on le sait, est ailleurs. Au-delà de ces considérations futiles, il faut bien reconnaître toutefois que la greffe bournonvillienne, tardive, paraît ici superficielle, les danseurs du Mariinsky assurant certes le spectacle avec l’élégance, le brio et les qualités musicales qu’on leur connaît, mais sans pour autant parvenir à se fondre naturellement dans la simplicité romantique que requiert le style du ballet, en marge des insolubles questions d’école. De manière générale, la sophistication du geste russe peine à s’adapter à la rudesse du kilt écossais et au registre réaliste d’un premier acte, très marqué par la pantomime, où tout paraît quelque peu contraint et forcé, sinon artificiel. Là où un Lac pétersbourgeois, même fatigué, brille toujours par son harmonie et son évidence musicales, La Sylphide paraît en revanche presque comme une prison pour ces mêmes danseurs, habitués à évoluer dans une certaine atmosphère de grandeur, de l’épanchement lyrique aux vastes espaces de l’épopée à la Petipa. Ici, point de tout cela, la ballet nous plonge dans l’atmosphère et l’esthétique d’un drame pittoresque – et presque petit-bourgeois -, où le merveilleux, loin de se confondre avec un ailleurs lointain, à l’étrangeté radicale, fait lui-même partie de la vie quotidienne. En témoigne notamment, en contrepoint parfait du rôle « blanc » de la Sylphide, celui, « noir », de la sorcière Madge (interprétée par Elena Bazhenova) – diseuse de bonne aventure maléfique plutôt que créature de l’autre monde. Celle-ci est traitée par Bournonville à la manière d’un personnage de l’univers domestique, presque familier, et de fait un peu grotesque (le mime et le masque du rôle sont ici particulièrement outranciers), sensiblement différent en cela de la réécriture de Pierre Lacotte – « d’après Filippo Taglioni » – qui semble en accentuer la dimension tragique d’instrument de la Fatalité.

Soslan Kulaev (Gurn), Xenia Romashova (Nancy) et Elena Bazhenova (Madge) © Natasha Razina

Dans le rôle-titre, Evguénia Obraztsova retrouve là le personnage qui l’a fait connaître, avec celui de Juliette, en tant que soliste, à l’occasion de ses tout débuts dans le corps de ballet du Mariinsky. Son naturel joyeux et poétique se prête particulièrement bien à l’incarnation de l’esprit de la forêt qu’est la Sylphide, créature irréelle sans doute, mais aussi ancrée dans la terre et le végétal, sensible donc, sinon un tantinet sensuelle. Sa pantomime, très belle, à la fois épanouie et retenue, est au demeurant parfaitement lisible, donnant forme et vie à un être espiègle, gracieux, malicieux et charmant, hantant comme une obsession les songes éveillés de James au premier acte. Sa danse bondissante et gaie demeure par ailleurs un modèle de musicalité et de fluidité : des pointes moelleuses et un travail de bas de jambe raffiné, d’une impeccable précision, s’associent à un buste mobile, couronné par des ports de bras sachant allier grâce, lyrisme et sobriété. Dans le second acte, son tempérament terrestre peine toutefois à suggérer le rêve et le mystère, ces qualités propres à l’univers du ballet blanc. Certes, la Sylphide n’est pas Giselle, elle est bien vivante, mais indépendamment de la qualité de sa danse, Evguénia Obraztsova reste humaine, trop humaine, et femme plus qu’esprit, au milieu de la ronde fantastique des sylphes, manquant de révéler tout à fait cette dimension aérienne et éthérée que l’on attend ici du personnage. Il faut sans doute attendre le dénouement, mettant en scène la mort de l’héroïne, pour apprécier pleinement toute la sensibilité dramatique de l’interprète, sa féminité frémissante en train de se dissoudre sous l’effet du geste d’emprisonnement de James.

A défaut d’entrer de plain-pied dans un style autre – le sien respire la Russie par tous les pores, et comment pourrait-il en être autrement?… -, Evguénia Obraztsova livre néanmoins, à l’échelle du ballet, une interprétation cohérente et sereine du personnage, dont l’efficacité tient aussi beaucoup au partenariat, empreint de charme et de fraîcheur, avec Léonid Sarafanov, davantage habilité à interpréter ce type de rôle de demi-caractère que les personnages traditionnels de prince confiés d’ordinaire aux étoiles. Les qualités de virtuose de ce dernier, tant dans la saltation que dans la petite ou la grande batterie, ne sont plus à prouver, et de fait, le rôle de James lui offre l’occasion d’une véritable démonstration, où la précision et l’élégance du travail de bas de jambe sont emportés par son brio russe et naturellement bondissant. Si tout – de la pantomime à la danse – est marqué chez Sarafanov par une ampleur de mouvement et une passion qui se situent sans doute loin de la tempérance danoise, sa présence scénique a au moins le grand mérite de laisser croire à autre chose qu’au petit « phénomène » dépassé par le cadre dramatique dans lequel s’inscrit sa danse. Le physique est toujours très juvénile, apte à suggérer la « joie de vivre » bournonvillienne, mais le jeu, lui, est vif, autoritaire, viril, parvenant à retenir constamment l’attention, en dépit du caractère passablement désuet de la mise en scène.

On le sait, La Sylphide raconte l’éternelle histoire de l’homme partagé entre la terre et le ciel, la réalité et l’idéal. Effie, la fiancée « terrestre » de James, interprétée ici par l’indispensable Yana Selina, représente à cet égard l’envers nécessaire au rêve de la Sylphide. Et force est de constater qu’avec son kilt bien trop court – modèle Bardot en ex-fan des sixties -, ses rubans rouges, son petit pourpoint ajusté et sa danse pleine de dynamisme, la belle Selina – quelque chose comme « l’étoile inconnue » du Mariinsky – interprète à merveille la fille de ferme, pourvue de ce tempérament qui se doit d’être – avec style – proche de la terre et des sens. Si Obraztsova, joli petit elfe au sourire charmeur, manque un peu de mystère et de profondeur spirituelle dans le rôle principal, Selina (qui a elle-même fait ses débuts en Sylphide la saison passée) se révèle quant à elle idéale dans le rôle, secondaire, de la fiancée trompée, à la fois sensuelle et sans manières – ni maniérismes. De même, Gurn, interprété par Soslan Kulaev, d’une verve et d’une gaucherie toute paysannes, incarne avec force et un véritable sens comique le philistin accompli du drame, antithèse parfaite à l’idéalisme de James.

Si le corps de ballet semble plutôt à l’étroit dans les danses paysannes et folklorisantes du premier tableau – même pas revisitées ici par le style impérial comme dans la Giselle de Petipa – abandonnées à un brio quelque peu vain et gesticulant des danseurs, il se montre en revanche nettement plus à son aise dans l’acte II et les parties d’adage, où la musicalité et le lyrisme des sylphides peuvent enfin s’exprimer dans une harmonie retrouvée, même si les épanchements « giselliens » n’en sont pas forcément le propos. De son côté, le quatuor des Sylphides (formé de Daria Vasnetsova, Maria Shirinkina, Oksana Skorik et Ksenia Dubrovina) ne possède pas toujours la régularité et la précision souhaitées, dansant dans la précipitation – la distraction? – et comme pressé d’en finir… On reste loin de l’ampleur calme et sereine que la compagnie sait distiller au fil des Lac et autres Bayadère… Le ballet de Bournonville appartient à un autre registre, exigeant une respiration musicale différente, plus allègre que proprement triste, en dépit du dénouement que l’on sait, dramatique et non tragique du reste, avec une perspective morale absente de la version Lacotte. La Sylphide russifiée du Mariinsky, lente, lascive et mélancolique, avec sa forêt sombre et presque sépulcrale, se révèle alors pour ce qu’elle est, un trésor caché pour amateur, qui manque, sans pour autant décevoir, de saisir véritablement l’essence du premier romantisme, au travers de sa poésie simple, naïve et joyeuse.

Evguénia Obraztsova (la Sylphide) et Léonid Sarafanov (James),  La Sylphide © Natasha Razina

 

 

Londres (Royal Opera House) – Tournée du Mariinsky – La Belle au bois dormant

La Belle au bois dormant
Ballet du Mariinsky
Londres, Royal Opera House
14 -15 août 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Il y a près de dix ans, le Mariinsky présentait en ouverture d’une prestigieuse tournée londonienne La Belle au bois dormant dans la spectaculaire version de 1890 reconstruite par Sergueï Vikharev. Comme l’apothéose d’une décennie fantastique. On peut sans doute affirmer aujourd’hui qu’elle constituait, en ces années « post-perestroïka », un essai d’une ambition folle pour retrouver, dans un élan de nostalgie joyeuse, la trace oubliée et le parfum perdu de la grandeur du Ballet Impérial. En 2009, après moultes changements au sein de la compagnie, le Mariinsky achevait sa saison d’été londonienne en proposant aux spectateurs de Covent Garden ce même ballet dans la version « soviétique » de Konstantin Sergueev et les décors de Simon Virsaladze. Retour en arrière ou choix regrettable, diront certains, le fameux hiatus entre les goûts dominants d’un certain public et ceux de l’institution est apparu, dans ce cas précis, particulièrement prégnant. Quoi qu’il en soit, cette Belle de 1952, qui bénéficie ouvertement des faveurs du directeur de la troupe, Youri Fateev, et des danseurs eux-mêmes, fait partie d’un héritage et d’une tradition profondément ancrée dans la compagnie, et à ce titre, mérite indéniablement de continuer à exister – elle aussi possède sa beauté et sa poésie propres – en espérant cependant que cela puisse se faire, dans le proche futur, sans exclusive.

Nonobstant le choix d’une version du ballet au détriment d’une autre, les représentations de cette Belle se sont heurté à divers problèmes, parmi lesquels le fait d’arriver en bout de course, à l’extrême fin de la saison et d’une tournée au programme particulièrement serré – ce dont la compagnie est toutefois coutumière. Beaucoup plus gênantes restent les coupures ponctuelles effectuées dans la chorégraphie, réduisant de fait une œuvre de près de 4h à une version allégée de 3h10, apparemment justifiée par les contraintes horaires locales. La très poétique scène de la Chasse, à l’acte II, était notamment privée de ses danses collectives, limitée en substance au solo du Prince Désiré, tandis que l’acte III se retrouvait tronqué d’une partie de ses précieux divertissements. Il faut bien avouer enfin que, envisagées globalement, tout au moins du côté de ces dames, les distributions, dont étaient absentes à la fois Diana Vishneva et Viktoria Tereshkina (cette dernière ayant été soudainement remplacée par Anastasia Kolegova, soliste sans doute compétente et consciencieuse, mais qu’on dira objectivement de second ordre), mais aussi Ekaterina Osmolkina (malheureusement blessée) et Olesia Novikova (en congé), manquaient singulièrement de panache pour une tournée effectuée dans un théâtre qui a connu, et connaît encore, de remarquables interprètes du rôle d’Aurore.

Pour cette Belle de fin de saison, c’est Evgenia Obraztsova qui incarnait, à l’occasion de la première, la Princesse Aurore, aux côtés d’Igor Kolb dans le rôle du Prince Désiré et d’Ekaterina Kondaurova dans celui de la Fée des Lilas. Evgenia Obraztova, par son physique ravissant et sa grâce juvénile, semble à vrai dire née pour interpréter un tel rôle, un rôle qui semble ne reposer sur rien, ou presque rien, si l’on s’en tient à l’aspect dramatique, tout en représentant beaucoup, sur le plan symbolique autant que chorégraphique. L’épaisseur psychologique du personnage étant à peu près inexistante, il s’agit ici, avant tout, de paraître – de paraître ce que l’on est substantiellement –, à savoir une princesse de conte de fées évoluant dans le contexte hautement aristocratique d’une cour de France rêvée et fantasmée. Il est évident que seule une ballerine à la forte personnalité scénique et artistique, peut parvenir, en plus de ses qualités techniques, à faire exister et tenir cette pure apparence, cet archétype littéraire, cette essence même de la beauté classique, durant trois longs actes.

Evgenia Obraztova possède sans conteste, et de manière superlative, l’aisance et la solidité technique exigées par la chorégraphie ainsi que le raffinement délicat qui sied tant au style du ballet qu’au caractère noble de l’héroïne. A cet égard, elle honore pleinement la tradition d’élégance, de perfection méticuleuse et de pureté académique du Mariinsky. Ses sauts sont à la fois légers et puissants – sans ces molles et si courantes retombées au sol de gymnaste -, ses équilibres durant l’Adage à la Rose ou la scène de la Vision ne connaissent pas la moindre hésitation et savent se faire spectaculaires sans excès, le travail du bas de jambe est toujours d’une impeccable précision, les épaulements et les ports de tête se révèlent subtils, chargés de nuances… L’entrée d’Aurore, au premier acte, empreinte de vivacité et d’allant, nous présente ainsi une princesse joyeuse et d’emblée conquérante, où le tempérament solaire de la danseuse trouve à s’exprimer avec une autorité et un bonheur gourmands. L’acte II, situé non plus dans le monde réel, mais dans le monde onirique d’une forêt magique – aux couleurs de l’automne – sur laquelle veille la Fée des Lilas, voit alors le personnage se teinter d’une aura de mystère : elle est ici la princesse endormie, irréelle et fantomatique qui apparaît en rêve au Prince durant un adage de toute beauté, auquel se joignent la Fée des Lilas et le corps de ballet, qui reste l’un des sommets esthétiques et émotionnels du ballet. Si la transformation s’avère jusque-là convaincante, l’acte III manque en revanche d’un certain air de grandeur dans l’interprétation. Le pas de deux final est certes parfaitement dansé, mais ressemble à un simple numéro de gala, dont la relative banalité se heurte à la majesté imposée par les circonstances. L’instant, qui se présente comme une forme d’apothéose pour les héros du conte, manque en quelque sorte de la théâtralité nécessaire pour exister avec éclat. Aurore reste la jeune princesse fraîche, radieuse et pleine de charme qu’elle était lors de son éveil à la vie, mais peine davantage à triompher sous les traits d’une femme que le temps a métamorphosée. Une certaine sophistication des effets, au-delà de sourires de convention quelque peu forcés, n’aurait sans doute pas paru superflu.

En Prince Désiré, Igor Kolb se montre de son côté un interprète puissant, à la danse impeccable et féline, en même temps qu’un partenaire hors pair et d’une générosité admirable. Ironie du temps qui passe, il était déjà Désiré, en 2000, ici même à Covent Garden, dans La Belle de Vikharev, alors que son nom n’était que celui d’un tout jeune soliste figurant dans des distributions à faire frémir de délice et de nostalgie… Son physique rugueux et son tempérament sombre, presque « intellectuel », lui permettent en outre de donner une véritable consistance à un rôle bien mince, tout en échappant au syndrome des princes trop charmants, si lisses et souriants qu’ils finissent par en paraître insupportables de niaiserie. Dans ce rôle de bravoure, limité à une certaine forme de virtuosité brillante, il faut néanmoins se donner la peine de voir et d’admirer aussi – une raison de croire et d’espérer! – Vladimir Shklyarov (désormais principal lui aussi, il officiait aux côtés d’Anastasia Kolegova lors de la matinée du 15 août), d’une stature apollinienne, qui offre au public ce petit frisson supplémentaire conférant à une excellente prestation un parfum d’exceptionnel.

C’est toutefois Ekaterina Kondaurova qui, en Fée des Lilas, a su illuminer d’un éclat tout particulier une représentation à certains égards en demi-teinte, si l’on veut bien se souvenir que c’est le Mariinsky que l’on regarde. Si son Odette-Odile, d’une perfection technique et d’une beauté formelle indéniables, avait peut-être pu laisser le spectateur sur sa faim du fait du relatif manque d’émotion qui s’y reflétait, sa Fée des Lilas ne suscite en revanche que des éloges appuyés. On ne peut même se retenir d’un profond sentiment de reconnaissance devant l’accomplissement artistique dont elle fait preuve ici, en contrepoint de l’image résolument moderne, glaciale et sexy, dont elle a pu être quelque peu prisonnière par le passé, notamment en tant qu’interprète privilégiée du répertoire de William Forsythe. En Fée des Lilas, elle parvient en effet à conjuguer son autorité naturelle et auréolée de mystère – cette intense force de persuasion qui la rend si propre à interpréter les personnages héroïques – à une sérénité et une douceur admirables, révélées par une danse infiniment moelleuse et lyrique. Pas la moindre extension forcée (là où Daria Vasnetsova nous aura livré dans le même rôle un véritable show – franchement épuisant -, contrôlé du reste à la perfection, mais plus balanchinien que classiquement classique et sans rapport avec l’image de la bienfaitrice d’Aurore), dans une chorégraphie qui pourrait pourtant les solliciter, une danse ample, fluide, élégante, dont les difficultés sont surmontées sans heurts et avec un brio toujours tempéré, un air de bonté naturelle et inaltérée, sa prestation ce soir-là n’était sans doute pas loin de ce qu’on appelle – en langage humain – la perfection. A cet égard, son duo avec Carabosse, interprétée par le ténébreux et inquiétant Islom Baimuradov, mérite spécialement d’être mentionné pour son impeccable théâtralité et le conflit moral que les deux personnages parvenaient ensemble à suggérer. Carabosse a d’ailleurs été huée sans retenue par le public anglais, conformément à la coutume locale, signe que l’interprète avait été à la hauteur d’un rôle qui exige de grandes qualités, à la fois plastiques et de mime, pour retenir l’attention et véritablement saisir le spectateur, sans sombrer dans un grotesque littéral qui n’a que peu à voir avec le personnage tel que cette version chorégraphique nous le dépeint.

En marge des rôles principaux, on retiendra une nouvelle fois, et avant toutes les autres, la prestation, digne de tous les superlatifs, de Yana Selina en Fée Violente (on la retrouvait encore en Chatte Blanche dans les divertissements de l’acte III, un rôle comique qu’elle incarne de manière magistrale). Par sa précision aiguë, presque désespérante, son sens de l’attaque et son talent à manier avec nuance les accents musicaux, elle parvient à métamorphoser une simple variation virtuose en un véritable bijou d’interprétation. Dans un style autre, léger et aérien, en conformité avec le tempérament qu’elle est censée incarner, Maria Shirinkina révèle quant à elle sa danse pure et cristalline dans la variation de la Fée Tendresse (Candide), sans doute la Fée la plus remarquable avec l’indispensable Fée Canari de Valeria Martiniuk. On regrette de n’avoir pu, pour cette fois, voir cette jeune coryphée formée à Perm en Princesse Florine, un rôle qu’elle possède également à son (jeune) répertoire. La Princesse Florine de cette première, Daria Vasnetsova (associée au talentueux et prometteur Maxim Zyuzin en Oiseau bleu), laisse en revanche plus perplexe notamment quant à son adéquation au rôle : si sa grande taille et son autorité naturelle, doublées d’un physique débordant de glamour, se prêtent aisément au personnage de la Fée des Lilas, (un rôle qu’elle incarnait lors de la matinée du 15 août), ses indéniables qualités scéniques paraissent en revanche peu en phase avec la nature profonde du Pas de deux en question, qui exige sans doute un style plus subtil, à la fois éthéré et gracieux (beaucoup mieux servi de ce point de vue par Irina Golub lors de la matinée du 15). Quant au corps de ballet, en dépit de la musicalité unique qu’il parvient à conserver envers et contre tout et qui transparaît notamment dans le Prologue enchanteur mettant en scène les Fées ou les volutes de la Valse des Fleurs, il faut bien avouer qu’en cette fin de tournée et à l’approche des vacances, il ne délivrait pas toujours la même impression, à la fois dynamique et sereine, d’harmonie classique que lors de la représentation donnée de ce même ouvrage il y a deux mois, durant les Nuits Blanches de Saint-Pétersbourg. Au fond, jamais il ne nous est apparu plus évident que c’est là-bas, et nulle part ailleurs, que cette Belle mal aimée, décousue et un brin fatiguée est faite pour briller dans toute sa plénitude. Il est des lieux où, imperceptiblement, souffle l’esprit.

kondaurovaEkaterina Kondaurova (Fée des Lilas) © artifactsuite