Londres (Royal Opera House) – Tournée du Mariinsky – La Bayadère

La Bayadère
Londres, Royal Opera House
12 août et 13 août (matinée + soirée) 2011

A vrai dire, dans la Bayadère du Kirov, on ne se préoccupe guère de la « production », loin du faste matériel déployé par celle de Noureev – une oeuvre en soi, digne d’être commentée – ou par la sublime reconstruction de la version 1900 de Vikharev, donnée à Londres en 2003 et lâchement laissée de côté par le Mariinsky ces dernières saisons.

Les décors sont d’élégantes toiles peintes, qui reproduisent consciencieusement les dessins du XIXe siècle ; les costumes, colorés et sans sophistication particulière, sont en général jolis, agréables et de bon goût (avec une Manou sensiblement plus habillée que celle du Bolchoï…), mais pour le reste, il n’y a pas grand-chose à dire de plus. Si l’on y retrouve naturellement toutes les attractions exotiques attachées au ballet (un Brahmane implacable ressemblant à une gravure, incarné pour l’éternité par le grandiose vétéran Ponomarev, un Rajah d’opérette à la Iznogoud – RIP à son papa! -, des chaises à porteurs clinquantes comme il se doit, un bon vieux tigre en peluche synthétique, un éléphant monumental, qui vaut d’ailleurs bien celui de Paris, une Idole, très convenablement dorée…), on sent bien que tout cet attirail est d’ordre essentiellement symbolique et n’a qu’une fonction, celle de mettre en valeur la beauté de la danse et le lyrisme de l’école de Saint-Pétersbourg, le seul véritable sujet d’intérêt ici – exactement comme dans Le Lac des cygnes. De fait, tout le spectacle semble conçu pour culminer dans le tableau irréel de la Descente des Ombres, servi chaque soir par un corps de ballet et des solistes naturellement glorieux, en parfaits connaisseurs du livre qu’ils sont tous.

Du côté de la chorégraphie, les Parisiens n’ont pas de raison d’être dépaysés par cette Bayadère, donnée dans la version de 1941 revue par Vakhtang Chabukiani et Vladimir Ponomarev. Elle est en effet le modèle à partir duquel Rudolf Noureev (avec l’appui très notable de Ninel Kurgapkina) a monté la sienne à Paris, sans s’en écarter fondamentalement (et pourtant avec des droits d’auteur en prime). Pour le coup, il n’y a que les Anglais pour trouver que tout ça se finit un peu en queue de poisson, la version Kirov étant dépourvue du fameux quatrième acte de la destruction du temple, réinventé par Makarova en 1980.

Le Mariinsky n’est peut-être plus ce qu’il était, mais, à ma connaissance, aucune autre compagnie, pas même le Bolchoï (pourtant vu avec de très bonnes distributions dans ce ballet), n’est encore capable de nous aligner à la suite quatre Nikiya comme celles que Londres a pu admirer en conclusion de cette tournée : entre Tereshkina, Vichneva, Kondaurova et Lopatkina, toutes parfaites stylistes et puissantes interprètes, on se bat simplement pour savoir laquelle est la plus accomplie des quatre. Les Solor sont, eux, désespérément bons, voire excellents, y compris Korsuntsev, d’évidence le moins virtuose de la bande et le plus guindé dans l’incarnation du guerrier. Là où on l’on peut dire que ça pèche en revanche, contrairement à ce que peut nous offrir dans le même temps le Bolchoï, c’est du côté des Gamzatti : Anastasia Matvienko et Anastasia Kolegova ne sont certes pas de mauvaises danseuses, ou de celles qui flanchent douloureusement dans la technique, mais l’une et l’autre, avec des nuances (Kolegova a une danse tout de même bien plus policée que celle, très internationale, de Matvienko), peinent franchement à s’élever au niveau artistique des couples principaux. Il est vraiment regrettable que le Mariinsky, avec la réserve de solistes de talent qu’il possède, se contente actuellement de tout miser sur les deux rôles confiés aux étoiles et laisse celui de Gamzatti à des premières solistes au mieux efficaces, mais sans grande envergure et simplement bien en cour (où sont les Osmolkina, Novikova, Tkachenko, Zhelonkina…?). Peut-être éprouve-t-on cette même frustration avec l’Idole dorée (rôle interprété, selon les soirs, par Alexeï Timofeev, Vassili Tkachenko – un tout jeune que je n’ai pas vu malheureusement -, et Filip Stepin) qui ne laisse voir que de bons solistes, là où l’on attendrait pourtant (Thibault forever…) un virtuose éclatant du niveau de Shklyarov, qui a, désormais étoile, abandonné le rôle pour celui de Solor.

Bref, en dépit de ces réserves d’ordre général, j’ai pu apprécier trois des quatre représentations de cette petite série de Bayadère.

Viktoria Tereshkina et Vladimir Shklyarov sont très certainement l’image, présente et des années à venir, du Mariinsky et, par-delà leur fougue et leur technique superlatives à tous les deux, ils sont aussi le couple idéal à distribuer pour une première de ce type. Par l’autorité qu’elle dégage, Tereshkina peut sembler plus naturellement une Gamzatti, rôle qu’elle a interprété par ailleurs. Pourtant, son physique exotique, mystérieux, d’une infinie souplesse, ainsi que la passion débordante qu’elle déploie dans le jeu, font aussi d’elle une Nikiya très convaincante, ténébreuse et brûlante, dès les deux premiers actes, et pas seulement dans le troisième, taillé pour la perfection et le raffinement de sa technique classique. Sa Nikiya apparaît néanmoins pour l’instant un tantinet moins accomplie dans le détail que son Cygne (vraiment extraordinaire), ce qui donne parfois l’impression qu’elle domine trop son monde, à commencer par la Gamzatti – certes plutôt fade – d’Anastasia Matvienko, mais aussi, dans le deuxième acte, le Solor de Vladimir Shklyarov, redevenu tout petit garçon face à cette tragédienne envoûtante. Il faut dire que Shklyarov est plus prince (très très) charmant que sombre guerrier oriental, et, tout séduisant et brillant virtuose qu’il soit, il lui reste encore, avec l’autorité magistrale qu’il impose déjà, une petite marge de progression sur le plan de l’incarnation du personnage.

Pour la matinée du samedi, Ekaterina Kondaurova remplaçait, aux côtés de Denis Matvienko, Alina Somova, à la grande joie (secrète bien entendu) de maints balletomanes (Alina, peu distribuée sur cette tournée, semble pourtant être en grande voie de réhabilitation auprès des « spécialistes », ça aurait pu valoir le coup aussi de constater les changements…). De toutes les Nikiya du monde, Kondaurova est indubitablement la plus belle et la plus glamour, à défaut d’être la plus touchante – d’autant plus difficile dès lors de créer une image du personnage qui ne se confonde pas avec celle de sa propre beauté. Pourtant, on ne voit pas vraiment où est l’erreur, même si, en termes de projection, elle reste, sans qu’on sache trop expliquer pourquoi, en-deçà de Tereshkina, Lopatkina ou Vichneva (elle est beaucoup plus « jeune » aussi dans le rôle). Plus douce et humble que Tereshkina la veille, elle délivre un troisième acte d’une très grande pureté académique. Denis Matvienko est pour elle un partenaire impromptu mais efficace, en même temps qu’un Solor idéal à tous points de vue – et plus qu’éprouvé (avec quelle compagnie ne l’a-t-il pas dansé?). Avec Anastasia Matvienko en Gamzatti, plutôt meilleure que lors de la première, ce trio se révèle sans doute le plus équilibré de la série.

Avec Lopatkina en Nikiya, la tournée se terminait véritablement en apothéose, même si, avec le Mariinsky, l’on reste loin – et c’est très bien ainsi – de l’ambiance survoltée et des transes collectives provoquées par le Bolchoï en ces mêmes lieux. Dès la première seconde de son apparition en bayadère voilée, jusqu’à la fin du ballet en reines des Ombres, on est littéralement happé, hypnotisé par ce qu’elle offre, quelque part bien au-delà de la perfection technique et stylistique à peu près également partagée par les autres solistes ou étoiles de la compagnie. Lopatkina est parvenue à un tel sommet artistique que, dans ce rôle mystico-tragique qui semble écrit pour elle, au moins autant que celui d’Odette, elle n’a jamais besoin de « montrer » – d’être virtuose ou de jouer péniblement à l’actrice. Son intense spiritualité, la tendresse et l’intelligence dont se chargent tous ses gestes, conjuguées à la leçon de style magistrale qu’impose sa danse, suffisent amplement à nous emporter dans le rêve de Petipa. Lopakina en Nikiya est une révélation, elle donne au rôle tout simplement son sens. Korsuntsev ne s’élève évidemment pas au même niveau de virtuosité que Shklyarov, Matvienko ou Zelinsky, qu’on a loupé cette année (il remplace notamment la série de double-assemblés, merveilleusement exécutée par ses collègues, par un simple manège de grands jetés – magnifiques d’ailleurs), il n’a pas non plus l’énergie et la fougue rêvées d’un Solor, mais il possède cette force et cette autorité virile uniques – et fort appréciables – des danseurs du Mariinsky qui, à défaut de beaucoup danser dans les ballets classiques, savent toujours, de l’étoile au dernier figurant, imposer sur scène une noble et puissante allure.

Ce qui reste d’une Bayadère du Mariinsky, c’est, au moins autant que les étoiles, le corps de ballet – et notamment celui de la Descente des Ombres. D’une poésie et d’une musicalité uniques, respirant d’un même souffle, il ne faillit pas à sa réputation, même parvenu en bout de course. Les Trois Ombres se révèlent en revanche un peu inégales selon les représentations, surtout concernant la troisième, la plus difficile, systématiquement confiée, semble-t-il, à une très grande danseuse, aux lignes magnifiques, mais à la stabilité et aux articulations douteuses (Daria Vasnetsova en alternance avec Oxana Skorik). En revanche, Valeria Martynyuk (délicieuse dans la Manou également) en Première Ombre, Yana Selina ou Maria Shirinkina en Deuxième, sont musicalement et stylistiquement parfaites, exactement ce que l’on attend du Mariinsky. A part ça, révolution culturelle ou pas dans la compagnie, on semble aujourd’hui beaucoup moins dans la lutte aux développés célestes qu’il y a quelques années, comme en témoignent en particulier le pas de quatre des Bayadères et le très classique Grand pas du deuxième acte – un pur concentré de bonheur impérial.

Vladimir Ponomarev (le Brahmane), Ouliana Lopatkina (Nikiya), La Bayadère © Théâtre Mariinsky

Xème Festival du Mariinsky (15-25 avril 2010) – Programme

15 avril
Anna Karénine – Première

Ballet en deux actes d’après le roman de Léon Tolstoï
Musique : Rodion Shchedrin
Chorégraphie : Alexeï Ratmansky
Directeur musical : Valéry Gergiev
Décors : Mikael Melbye
Vidéos : Wendall Harrington
Lumières : Jørn Melin
Conception dramatique : Martin Tulinius
Assistante du chorégraphe : Tatiana Ratmanskaya
Production de l’Opéra National de Pologne (Théâtre Wielki)

Anna Karénine : Diana Vichneva
Alexeï Karénine : Islom Baimuradov
Comte Vronsky : Konstantin Zverev
Princesse Shcherbatskaya (Kitty) : Evguénia Obraztsova
Stepan Oblonsky (Steve) : Dmitri Pikhachov
Daria Oblonskaya (Dolly) : Maya Dumchenko
Konstantin Levin : Filipp Stepin
Princesse Betsy : Sofia Gumerova

16 avril
Anna Karénine – Première

Ballet en deux actes d’après le roman de Léon Tolstoï
Musique : Rodion Shchedrin
Chorégraphie : Alexeï Ratmansky
Directeur musical : Valéry Gergiev
Décors : Mikael Melbye
Vidéos : Wendall Harrington
Lumières : Jørn Melin
Conception dramatique : Martin Tulinius
Assistante du chorégraphe : Tatiana Ratmanskaya
Production de l’Opéra National de Pologne (Théâtre Wielki)

Anna Karénine : Uliana Lopatkina
Alexeï Karénine : Sergueï Berezhnoï
Comte Vronsky : Yuri Smekalov
Princesse Shcherbatskaya (Kitty) : Svetlana Ivanova
Stepan Oblonsky (Steve) : Ruben Bobovnikov
Daria Oblonskaya (Dolly) : Yulia Kasenkova
Konstantin Levin : Alexeï Timofeev
Princesse Betsy : Alexandra Iosifidi

 

Alexei Ratmansky dirigeant une répétition d’Anna Karénine

17 avril
Roméo et Juliette

Ballet en trois actes et treize scènes
Musique : Sergueï Prokofiev
Chorégraphie : Léonide Lavrovsky (1940)
Livret : Andrian Piotrovsky, Sergueï Prokofiev, Sergueï Radlov et Léonide Lavrovsky, d’après la tragédie de William Shakespeare
Décors et costumes : Piotr Williams
Création : 11 janvier 1940, Théâtre Kirov, Léningrad

Juliette : Polina Semionova (Staatsballett Berlin)
Roméo : Vladimir Shklyarov
Tybalt : Ilya Kuznetsov
Mercutio : Alexandre Serguéïev

18 avril

La Bayadère

Centenaire de la naissance de Vakhtang Chabukiani
Ballet en trois actes
Musique : Ludwig Minkus
Chorégraphie : Marius Petipa (1877), révisée par Vladimir Ponomarev et Vakhtang Chabukiani (1941), avec des danses de Konstantin Sergueïev et Nikolaï Zubkovsky
Livret : Marius Petipa et Sergueï Khudekov
Décors : Mikhaïl Shishliannikov, d’après les décors d’Adolph Kvapp, Konstantin Ivanov, Piotr Lambin et Orest Allegri (production de 1900)
Costumes : Evguéni Ponomarev (production de 1900)
Lumières : Mikhaïl Shishliannikov
Création : 1877, Théâtre Bolchoï, Saint-Pétersbourg

Nikiya : Viktoria Tereshkina
Solor : Igor Zelensky
Gamzatti : Anastasia Matvienko

La Bayadère

19 avril
Carmen Suite – Etudes – Apollon

Carmen Suite – Première

Musique : Georges Bizet – Rodion Shchedrin
Chorégraphie : Alberto Alonso
Chorégraphe  de la production : Viktor Barykin
Décors : Boris Messerer

Carmen : Uliana Lopatkina
Jose : Danila Korsuntsev
Torero : Evguéni Ivanchenko

Etudes – Première d’une nouvelle version de la production

Musique : Carl Czerny
Arrangements : Knudege Riisager
Chorégraphie : Harald Lander (1948), remontée par Johnny Eliasen
Lumières : Alexander Naymov
Première : 15 janvier 1948, Ballet Royal du Danemark, Théâtre Royal, Copenhague,
Première au Théâtre Mariinsky : 18 avril 2003
Première de la nouvelle version : 27 février 2010

Avec Alina Somova, Filipp Steppin, Denis Matvienko, Alexandre Serguéïev

Apollon

Ballet en deux scènes
Musique : Igor Stravinsky (Apollon musagète)
Chorégraphie : George Balanchine (1928)
Livret : Igor Stravinsky
Version montée par Francia Russell
Décors et lumières originaux : Ronald Bates
Lumières : Vladimir Lukasevitch
Première mondiale : 12 juin 1928, Les Ballets Russes de Serge de Diaghilev, Théâtre Sarah Bernhardt, Paris
Première au Théâtre Mariinsky : 30 avril 1998

Apollon : Andrian Fadeev
Terpsichore : Anastasia Matvienko
Polymnie : Irina Golub
Calliope : Yana Selina

Uliana Lopatkina, Carmen Suite

20 avril
Giselle

Centenaire de la naissance de Tatiana Vecheslova

Ballet fantastique en deux actes
Musique : Adolphe Adam
Chorégraphie : Jean Coralli, Jules Perrot et Marius Petipa
Livret : Vernoy de Saint-Georges, Théophile Gautier et Jean Coralli
Décors : Igor Ivanov
Costumes : Irina Press
Consultant pour la reconstruction de la production (1978) : Yuri Slonimsky

Giselle : Natalia Osipova (Ballet du Bolchoï)
Albrecht : Léonide Sarafanov
Hans : Ilya Kuznetsov
Myrtha : Ekaterina Kondaurova

21 avril
Le Lac des cygnes

Ballet fantastique en trois actes et quatre scènes
Musique : Piotr Tchaïkovsky
Chorégraphie : Marius Petipa et Lev Ivanov (1895), révisée par Konstantin Serguéiev (1950)
Livret : Vladimir Begichev et Vassili Geltzer
Décors : Igor Ivanov
Costumes : Galina Soloviova
Création : 20 février 1877, Théâtre Bolchoï, Moscou (chorégraphie de Julius Reisinger)
Création à Saint-Pétersbourg: 15 janvier 1895, Théâtre Mariinsky  (chorégraphie de Lev Ivanov et Marius Petipa)
Version de Kontantin Serguéïev : 8 mars 1950, Théâtre Kirov, Léningrad

Odette-Odile : Svetlana Zakharova (Ballet du Bolchoï)
Siegfried : Andreï Uvarov (Ballet du Bolchoï)
Rothbart : Konstantin Zverev
Les Amis du Prince : Yana Selina, Valeria Martiniuk, Maxim Zyuzin
Le Bouffon : Grigory Popov

22 avril
Giselle
(Mats Ek)

Ballet en deux actes
Chorégraphie : Mats Ek
Musique : Adolphe Adam
Décors et costumes : Marie-Louise Ekman
Lumières : Jorgen Jansson
Chorégraphes – Assistants de la production : Ana Laguna, Monica Mengarelli
Décors – Assistant de la production : Peter Freiij
Costumes – Assistant de la production : Katrin Brännström

Ballet de l’Opéra de Lyon, dir. Yorgos Loukos

Giselle (Mats Ek)

23 avril
Soirée « Jeunes Chorégraphes » – Smekalov / Faski / Liang

Factory Bolero – Première

Musique : Maurice Ravel
Chorégraphie : Yuri Smekalov
Technical Designer : Alexander Letsius
Costumes : Tatiana Noginova
Lumières : Kamil Kutyev

Avec Viktoria Tereshkina
Anton Korsakov, Karen Ioannissian,
Alexander Sergueïev, Konstantin Zverev, Maxim Zyuzin,
Anton Pimonov, Danila Korsuntsev

Simple Things – Première

Musique : Arvo Pärt
Chorégraphie : Emil Faski
Costumes : Jérôme Marchand
Lumières : Vladimir Lukasevitch

Avec Ekaterina Kondaurova
Maxim Zyuzin, Anton Pimonov, Alexeï Timoféïev,
Fyodor Murashov, Ilya Petrov, Rafael Musin,
Vassili Tkachenko

Flight of Angels – Première

Musique : Marin Marais, John Taverner
Chorégraphie : Edwaard Liang

Avec Olesia Novikova et Léonide Sarafanov
Margarita Frolova, Anastasia Mikheikina,
Olga Gromova,
Kirill Safin, Ilya Levai, Filipp Stepin, Oleg Demchenko

24 avril
La Belle au bois dormant

Ballet-féerie en trois actes avec un prologue et une apothéose
Musique : Piotr Tchaïkovsky
Chorégraphie : Marius Petipa, révisée par Konstantin Serguéïev (1952)
Livret : Ivan Vsevolozhsky, Marius Petipa, d’après les contes de Charles Perrault
Décors et costumes : Simon Virsaladze
Création : 3 janvier 1890, Théâtre Mariinsky, Saint-Pétersbourg
Version révisée par Serguéïev : 25 mars 1952, Théâtre Kirov, Léningrad

Aurore : Alina Somova
Désiré : David Hallberg (ABT)
La Fée des Lilas : Daria Vasnetsova
La Fée Diamant : Valeria Martiniuk
La Princesse Florine : Oxana Skorik
L’Oiseau bleu : Maxim Zyuzin

25 avril

Gala-concert

Immortal Beloved

Musique : Philip Glass
Chorégraphie : Edwaard Liang
Décors et lumières : Edwaard Liang
Costumes : Yana Serebryakova
Directeur musical : Alexandre Novikov

Avec Igor Zelensky, Anna Zharova, Natalia Yershova, Elena Lytkina et les artistes du Ballet de Novossibirsk

Rubis
Musique : Igor Stravinsky
Chorégraphie : George Balanchine
Version montée par Karin von Aroldingen, Sarah Leland, Elyse Borne et Sean Lavery
Scénographie : Sean Lavery (1967)
Costumes : Karinska (1967)
Recréations des costumes supervisée par Holly Hines
Lumière originale : Ronald Bates
Lumière : Perry Silvey
Première mondiale : 13 avril 1967, New York City Ballet, New York State Theater
Première au Théâtre Mariinsky : 30 octobre 1999, Saint-Pétersbourg

Avec Hélène Bouchet (Ballet de Hambourg), Andrian Fadeev, Ekaterina Kondaurova

Divertissement

Scènes et pas de deux tirés de ballets et de compositions chorégraphiques

Avec Alina Cojocaru (Royal Ballet Covent Garden),
Uliana Lopatkina, Irma Nioradze,
Viktoria Tereshkina,
Ekaterina Kondaurova, Olesia Novikova
David Hallberg (American Ballet Theatre),
Martin Vedel (Béjart Ballet Lausanne),
Denis Matvienko, Léonide Sarafanov, Ilya Kuznetsov,
Vladimir Shklyarov

Igor Zelensky, Immortal Beloved

Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – Gala

Gala
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
28 décembre 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

A Baden-Baden, la tournée du Mariinsky s’achève, comme le veut la tradition, par un grand gala alternant les habituels divertissements attachés au genre et de courts ballets indépendants qui en font d’ordinaire tout le sel. Tradition respectée en ce que le programme effectif ne correspond jamais complètement à l’affiche annoncée… Nul doute que le charme du Mariinsky réside aussi dans cet effet de surprise sans cesse renouvelé… L’essentiel est toutefois préservé avec, cette année, la présentation pour la première fois au public occidental de deux oeuvres ayant fait leur retour la saison dernière dans le répertoire de la troupe : In the Night de Jerome Robbins et Thème et Variations de George Balanchine. Un programme placé sous le signe d’une Amérique néo-classique, qui porte sans conteste la marque du très balanchinien directeur « par intérim » de la troupe, Youri Fateev.

I- Divertissements

Le spectacle débute par les divertissements d’usage, dont la succession aléatoire ne semble guère, à vrai dire, avoir été réfléchie longuement – au risque pourtant de briser l’effet souhaité. En ouverture, le Grand Pas classique, qui se prête particulièrement bien aux circonstances, et dans lequel Evguénia Obraztsova évolue, aux côtés de Maxim Zyuzin, en remplacement d’Alina Somova, déjà partie se rafraîchir sous le ciel de Saint-Pétersbourg. On ne se plaindra certes pas du changement, qui assure, avec une agréable sérénité, le retour à un certain classicisme des formes et du style. Pourtant, si la danse solide et ciselée d’Obraztsova ne souffre d’aucune scorie, brillant notamment par son aplomb, elle ne possède pas non plus – du moins pas au même degré – l’autorité souveraine et l’élégance spirituelle de Viktoria Tereshkina, vue en ces lieux il y a deux ans aux côtés d’Anton Korsakov, et dont ce pas est, en quelque sorte, le morceau de bravoure personnel… Son élégant partenaire est lui-même irréprochable, mais entre « bon » et « grand », « soliste » et « étoile », il y a aussi, souvent, tout le poids de l’ennui…

Le Pas de six de La Vivandière (Markitanka en Russie) fait figure de choc esthétique après l’académisme aristocratique du Grand Pas d’Auber – entouré de surcroît de cette virtuosité brillante, sinon clinquante, que livrent d’ordinaire les galas. Tiré d’un ballet d’Arthur Saint-Léon, ce pas, reconstruit pour le Kirov par Pierre Lacotte en 1979, est conçu pour un couple de danseurs et quatre solistes féminines, et nous est surtout connu aujourd’hui en Occident grâce aux enregistrements vidéographiques avec les couples Alla Sizova/Boris Blankov ou Elena Pankova/Sergueï Vikharev, témoignages de la gloire d’une compagnie et de la grandeur d’un style. Le style romantique et terre-à-terre qu’il développe, avec son travail particulier du buste, ses ports de bras, sa batterie de petits pas taquetés et sautés, et ses étranges demi-pliés, paraît encore, en dépit de la continuité historique évidente, aux antipodes du style des grands ballets de Petipa, adopté universellement – et à tort – comme la quintessence du ballet classique. Malheureusement, ce répertoire est sans doute trop peu dansé aujourd’hui – ou dans des circonstances exceptionnelles -, pour que le résultat paraisse vraiment naturel et accompli. Confié de surcroît à des interprètes – avouons-le – de second rang au sein de la troupe – Elena Evsseva (seconde soliste venue du Mikhaïlovsky et recrutée sur le tard par le Mariinsky) et Filipp Steppin (second soliste depuis peu), entourés d’un quatuor de très jeunes danseuses du corps de ballet (Evguénia Dolmatova, Anna Lavrinenko, Yulianna Chereskevitch, Oksana Skorik) – le morceau, exécuté proprement, avec une plaisante ingénuité et d’impeccables cabrioles du côté d’Elena Evseeva, conserve une dimension par trop scolaire et appliquée pour vraiment enthousiasmer, a fortiori lorsqu’on a à l’esprit les modèles illustres cités plus haut. Pour le coup, dans ce registre exigeant davantage de vivacité que d’autorité proprement dite, Evguénia Obraztsova (qui a du reste déjà dansé l’Ondine de Lacotte), accompagnée éventuellement de Maxim Zyuzin, plus véloce et léger dans la saltation et la batterie que Filipp Steppin, aurait sans doute su apporter les qualités qui pouvaient manquer ici à l’interprétation…

Le duo de Shéhérazade, juste après la rustique Vivandière, est une autre incongruité stylistique, non prévue initialement, dans le cadre de ce programme de divertissements… L’extrait peine au demeurant à vivre coupé de son contexte dramatique flamboyant, tandis que les lumières – camaïeu de pastels rose et bleu -, paraissent bien inappropriées pour éclairer les étreintes passionnées de Zobéide et de l’Esclave doré. En dépit d’un cadre peu porteur, Ekaterina Kondaurova ne suscite pas l’ombre d’une réserve dans ce rôle taillé pour ses lignes félines et sa sensualité très dynamique, tempérée par un intrigant sens du mystère, dont on ne sait s’il est tourné vers la lumière ou les ténèbres. En revanche, Evguény Ivanchenko ne semble avoir que sa puissance fascinée à offrir à cette essence ambiguë de la féminité. Sa présence s’impose avec une force brutale, mais les contours de la passion, au travers des poses orientales stéréotypées qui émaillent la chorégraphie, manquent de nuances et d’un certain abandon lascif et sensuel – à la Rouzimatov…

Le Pas de deux de Tarantella, s’il nous montre un Léonid Sarafanov en virtuose bondissant et légèrement cabotin – celui que tout le monde attend -, pâtit du déséquilibre entre deux partenaires évoluant à des rythmes sensiblement différents pour un morceau de bravoure exigeant une énergie et une vélocité partagées. Tandis que Sarafanov se montre sous son jour le plus festif, flirtant ouvertement, le tambourin à la main, avec le public… et s’arrangeant quelque peu avec la chorégraphie, Nadezhda Gonchar aborde cette pièce impossible de Balanchine à la russe et surtout sans lui apporter le moindre accent, musical ou « dramatique », la transformant en un pénible exercice de virtuosité pure, dépourvu de second degré, où, sans surprise, Sarafanov joue et gagne… Pour le coup, deux jeunes et brillants coryphées de la troupe, Elizaveta Cheprasova et Kirill Safin, vus sur la scène du Mariinsky il y a quelques mois, s’étaient montrés bien plus enthousiasmants, avec leur dynamisme un peu juvénile, lors de leurs premiers pas dans ce même duo – respecté à la lettre.

Le sommet de cette première partie, inégale ou déséquilibrée il faut bien le dire, est venu sans nul doute du Grand Pas de deux chorégraphié par Christian Spuck et interprété par Uliana Lopatkina et Danila Korsuntsev, le couple emblématique du répertoire noble et lyrique au Mariinsky depuis de nombreuses saisons. Il s’agit là d’un pastiche d’un pas de deux classique, dans lequel l’image de la ballerine parfaite est gentiment moquée et mise à mal par le chorégraphe, au son d’une réjouissante musique de Rossini. Chaussée de lunettes et armée d’un petit sac, Uliana – l’Unique, la Divine, la Ballerine au raffinement incomparable – devient avec humour et pour quelques minutes une créature maladroite et passablement ridicule, tandis que Danila le cavalier idéal assiste avec une même ironie à ses évolutions grandiosement incontrôlées. Danila Korsuntsev n’a sans doute pas la présence dramatique d’Igor Kolb (avec lequel Lopatkina a dansé ce même pas de deux), mais son interprétation, inattendue, fonctionne, faisant d’autant plus sens qu’il est justement – d’ordinaire – Korsuntsev l’impénétrable. Odette-Odile ou Nikiya, on le sait, Lopatkina l’est avec noblesse et comme une évidence… Camper une ballerine d’opérette, tendance Trockadéro, tel était donc le véritable défi pour elle. Reconnaissons qu’il fallait du génie pour accepter de se moquer ainsi de soi-même – et y réussir. Toute autre qu’elle, sans doute, y serait pathétique, même si le succès de la parodie tient aussi à sa renommée particulière. La dernière ballerine est ici descendue de son piédestal, elle en ressort encore grandie.

La première partie aurait sans doute pu s’achever là, sur cette note de gaieté et d’accomplissement artistique. Le dispensable Pas de deux de Don Quichotte, servi ici comme un Grand Pas, avec corps de ballet et variation soliste en forme de décor inutile, ne fait qu’apporter la démonstration des perversions du système des galas internationaux, comme principal emblème de la danse classique d’aujourd’hui. Le couple Matvienko, en héros d’un tel circuit, nous inonde ainsi sans nuances de son efficacité, de sa technicité, de sa virtuosité, mais de style – de Kiev, de Saint-Pétersbourg, de Moscou ou d’ailleurs – point… Une mécanique professionnelle parfaitement huilée, jusque dans le côté légèrement négligé prise par la démonstration – ne pas trop faire dans le détail raffiné tout de même… -, et cependant, en-dehors de la présence de Yana Selina en éternel second rôle, comme qui dirait, un abîme de frustration artistique…

Evguénia Obraztsova et Maxim Zyuzin, Grand Pas classique © Marcus Gernsbeck

II- In the Night (J. Robbins)

On n’est pas rosse, et on n’en voudra pas trop longtemps à Anastasia et Denis distribués dans le rôle quelque peu factice des étoiles du XXIème siècle, car c’est paradoxalement ce même couple qui aura été le plus convaincant – en tant que couple – dans l’In the Night de Jerome Robbins. Le ballet a ainsi été remonté la saison dernière à Saint-Pétersbourg avec un certain succès – si l’on en juge par les reprises nombreuses et les distributions variées dont il a déjà fait l’objet – après une première entrée au répertoire en 1992. Il semble au demeurant avoir été chorégraphié tout exprès pour sublimer l’élégance aristocratique et la subtilité dramatique des danseurs du Mariinsky, même si, parfois, l’on attendrait plus de naturel dans ces déambulations nocturnes. Les Matvienko y interprètent le premier pas de deux, censé représenter la jeunesse et une certaine forme d’innocence, de naïveté dans le rapport amoureux. Il faut dire qu’il se dégage de cette paire, fusionnelle et habitée, une fluidité et une évidence qu’on voit rarement aujourd’hui sur scène, où les couples se font, se défont, sans heurts, mais sans qu’il se produise pour autant l’étincelle que le public attend. Pris quelques minutes auparavant dans l’automatisme et la trivialité, ils revisitent avec un éclat tempéré et réellement émouvant le Nocturne en mauve de Chopin revu et chorégraphié par Robbins. Dans le deuxième pas de deux, celui en brun, Ekaterina Kondaurova déploie son autorité mystérieuse et lointaine aux côtés du sombre Evguény Ivanchenko, mais comme pour le troisième pas de deux, associant Uliana Lopatkina et Danila Korsuntsev, les deux couples souffrent d’associer les silhouettes d’une ballerine et d’un cavalier, plutôt que celles de deux époux ou de deux amants. L’esthétique n’est pas classique, mais bien néo-classique (le mot prend ici tout son sens), et malgré la poésie et la magnificence des différents interprètes – presque échappés d’un tableau de maître -, on reste sur l’impression que l’homme conserve – comme une forme d’orgueil – ce désir de retrait et cette discrétion admirable qui font de la femme la seule héroïne véritable et possible du ballet. Le propos de Robbins est sensiblement différent puisqu’il parle de couples et non de partenaires, mais cette entrée au répertoire et ces prises de rôles simultanées n’en demeurent sans doute pas moins passionnantes à suivre.

III- Thème et Variations (G. Balanchine)

Contrepoint absolu à l’impressionnisme d’In the Night, Thème et Variations apporte une conclusion, sous forme d’apothéose pyrotechnique, à un gala à dominante clair-obscur – image d’une compagnie lunaire, encore miraculeuse et pourtant déclinante… A la manière d’un joyau fin-de-siècle… Lorsque deux grandes étoiles – Lopatkina et Tereshkina – se retrouvent presque seules, en reines incontestées, à devoir tenir une soirée de trois heures entre leurs mains… Le ballet de Balanchine, qui se doit d’être un feu d’artifice de virtuosité, souffre d’ailleurs ici – petit détail de forme – d’un éclairage presque tamisé, peu approprié à l’explosion visuelle qu’il est censé mettre en scène, sans parler de la lourdeur des costumes du corps de ballet, plus « tarte à la crème » bourgeoise qu’évocateurs d’un quelconque imaginaire impérial. Pour le reste, on peut difficilement imaginer un meilleur couple de solistes que celui formé de Viktoria Tereshkina et Vladimir Shklyarov pour interpréter ce ballet, conçu comme un hommage à l’académisme russe et au grand style pétersbourgeois. Leur partenariat, flamboyant, est relativement récent et semble au demeurant recueillir un succès qu’on espère voir approfondi au fil du temps… Dans le rôle de la ballerine, Viktoria Tereshkina épuise une nouvelle fois tous les superlatifs. Si Thème et Variations met particulièrement en valeur ses qualités les plus évidentes, l’on redira pourtant son élégance unique et sa technique brillante, jouissive même – pour elle autant que pour nous -, couronnée par un style, aristocratique et mesuré, qui sait ne pas sombrer pour autant dans la démonstration de force. Ces mêmes qualités de style lui permettent du reste de contourner le côté pompeux, voire pompier, de l’ensemble en lui conférant cette touche d’esprit et cette distance amusée qui font aussi partie intégrante de sa personnalité. A ses côtés, Vladimir Shklyarov se révèle un partenaire très attentif, en même temps qu’un soliste digne de rivaliser avec sa ballerine dans l’éclat et le brio qu’exige la chorégraphie, spirale incessante de difficultés techniques. L’intérêt est qu’au sein de ce couple contrasté, dont on perçoit pourtant la connivence – et le même amour de la virtuosité -, le tempérament dominant de l’un – un naturel enthousiaste chez Shklyarov, une autorité radieuse chez Tereshkina – trouve constamment à se nourrir et à s’équilibrer dans celui de l’autre. Si réserve il y a ici, elle est ailleurs, dans la prestation du corps de ballet et notamment des couples de demi-solistes : celui-ci, en dépit d’une élégance froide et hautaine se prêtant naturellement à ce type d’ouvrage, se montre bien trop brouillon pour être honnête en cette fin de tournée allemande. Reflet symbolique d’une soirée en demi-teinte, il rêve sans doute déjà d’autres cieux, laissant le couple d’étoiles briller seul – dans la nuit.

Viktoria Tereshkina et Vladimir Shklyarov, Thème et Variations © Natasha Razina


Londres (Royal Opera House) – Tournée du Mariinsky – Le Lac des cygnes

Le Lac des cygnes
Ballet du Mariinsky
Londres, Royal Opera House
7, 8 (m, s) août 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

S’il paraît légitime de déplorer le caractère très conventionnel de la programmation offerte par le Mariinsky à l’occasion de sa tournée londonienne de l’été 2009 – à visée clairement commerciale -, notamment l’absence complète de créations et de l’une ou l’autre de ces reconstructions chorégraphiques récentes dont sont en général avides les amateurs, il faut bien avouer qu’une tournée du Mariinsky sans Lac des cygnes aurait quelque chose d’incongru, sinon de frustrant pour le spectateur, que celui-ci soit néophyte ou chevronné. Londres a certes vu beaucoup (trop ?) de cygnes durant cette saison, mais ceux du Mariinsky restent, en dépit de tout, proprement incomparables et d’une musicalité inégalable. Les représentations d’un même ballet ont beau s’enchaîner à Covent Garden de manière mécanique et sans doute épuisante pour une compagnie qui fonctionne d’ordinaire avec le système strict de l’alternance – ici, la générale est dansée le même jour que la première, en plus du programme particulièrement serré imposé par les organisateurs -, le Mariinsky n’arrive pas vraiment à faire taire la réputation d’harmonie unique de son corps de ballet dans cet ouvrage, et cette impression enthousiasmante ne fait que s’accentuer lorsqu’il affiche successivement dans le rôle d’Odette-Odile des ballerines du calibre d’Uliana Lopatkina, Ekaterina Kondaurova et Viktoria Tereshkina. Chacun pourra bien dire et penser ce qu’il veut de la production de Konstantin Sergeev (en ce qui me concerne, s’il ne doit en rester qu’une, ce sera sans hésiter celle-là), qui n’a rien – on le sait bien – d’une reproduction authentique de l’original de Petipa, force est pourtant de reconnaître qu’elle semble aussi essentielle aux danseurs de la troupe que le sang qui coule dans leurs veines, aussi constitutive d’eux-mêmes que leurs propres gènes. Quand la culture devient nature…

C’est Uliana Lopatkina qui ouvrait le bal fantastique des Cygnes aux côtés de son fidèle partenaire, Danila Korsuntsev. Le rôle d’Odette-Odile, qu’elle interprète et approfondit depuis des années, lui est aujourd’hui attaché de manière tellement forte et singulière, qu’on se demande bien comment la ballerine qu’elle est indéniablement peut encore parvenir à surprendre et à revivifier sa propre interprétation – et par là même le commentaire – sans les faire inéluctablement sombrer dans la tautologie. Sublime, forcément sublime, oui peut-être, et pourtant, Uliana Lopatkina peut aussi décevoir, et ce fut le cas lors de cette première londonienne, surtout si on l’estime à l’aune des deux représentations suivantes… On s’en doute, un tel jugement reste infiniment relatif et subjectif – la presse anglaise, qui n’a du reste pas toujours été tendre avec cette tournée, l’a en revanche unanimement encensée – et sa prestation conserve une majesté unique, tant dans les mouvements des bras et du dos que dans l’extraordinaire musicalité du phrasé et la profonde spiritualité qui se dégage de sa danse, mais un certain manque d’inspiration dans la narration – ou peut-être un défaut de chair – était pourtant palpable, en plus de menues approximations techniques, au long des trois tableaux où apparaît l’héroïne du conte. Son Cygne noir notamment, d’ordinaire grandiose, même s’il se situe délibérément à contre-courant de tous les effets de séduction faciles dont usent et abusent de soi-disant modernes ballerines au sourire mécanique, paraissait privé de vie et d’expression, encore englué dans les glaces d’un adage blanc engagé dans un tempo tellement lent et difficile qu’il semblait constamment au bord de l’exténuation. L’extrême sophistication des poses, l’interprétation à la fois marmoréenne et profondément humaine – tout ce qui fait le « génie » de Lopatkina – semblaient ici comme figées dans des « tics » destinés à une première obligée – une représentation de musée en quelque sorte.

A ses côtés, Danila Korsuntsev s’est une nouvelle fois montré le partenaire idéal – tellement idéal qu’il mériterait qu’un prix spécial soit créé en son honneur – celui apte à soutenir et à mettre généreusement en valeur sa ballerine, sans pour autant disparaître ni perdre en force et en noblesse. Il n’est certes pas de la race des Sarafanov ou des Shklyarov, à la jeunesse bondissante et à la virtuosité presque irréelle, ni même des Kolb, merveilleux danseur et artiste accompli tout à la fois, mais son « être en scène », de même que son partenariat avec Lopatkina, construit patiemment au fil du temps, parvient véritablement à le rendre émouvant et mémorable. En marge, ou plutôt en travers, de cette paire, Ilya Kuznetsov s’impose avec une réelle grandeur dans le rôle du sorcier Rothbart, tant par son brio et sa puissance de saut que par sa noirceur soutenue et son sens dramatique prononcé, jamais grotesque ni caricatural.

Après le trio éprouvé de la première, la deuxième représentation, en matinée, apportait comme un vent d’air frais et d’inédit – d’excitation aussi – dans les distributions de ce Lac, avec le couple formé de Ekaterina Kondaurova et Igor Kolb (auquel se joignait une nouvelle fois Ilya Kuznetsov en Rothbart, en remplacement de l’excellentissime Konstantin Zverev, malheureusement blessé à la suite de la générale). On parle d’emblée de « couple », car si Kondaurova a vraiment tout de l’ « étoile » apte à faire rêver le public – et pas seulement ce « glamour » un peu superficiel dont d’autres se contentent – on ne peut pas dire qu’elle règne sur scène en héroïne solitaire à la manière impériale d’une Lopatkina. Le partenariat avec Kolb, très judicieux, contribue à cet égard à rééquilibrer les caractères, bien que Siegfried ne soit pas – et ne puisse pas être – un rôle au sens plein du terme (comme l’est notamment celui d’Albrecht) dans la version dansée au Mariinsky. Ekaterina Kondaurova et Igor Kolb possèdent en effet tous deux, au-delà d’une technique magistrale (à laquelle on ne prête d’ailleurs même plus attention, tellement elle est dominée et digérée sans heurts) et de la beauté des formes qu’ils créent, ce quelque chose de mystérieux et d’ambigu qui donne à leur duo une aura nouvelle et véritablement fascinante. Interprète depuis seulement quelques mois de l’héroïne du Lac des cygnes, Ekaterina Kondaurova parvient à imprimer sa marque au Cygne blanc en lui conférant une douceur et une fragilité insoupçonnées, elle qu’on attend davantage en Cygne noir, un rôle dans lequel sa sensualité naturelle, auréolée d’une chevelure éblouissante, et son tempérament de séductrice, modérées toutefois par une élégance très aristocratique, peuvent évidemment s’en donner à cœur joie. Odile à l’instinct venimeux et à la joie de vivre contagieuse, elle charme, au sens le plus fort, un Siegfried envoûté et séduit par l’autorité qu’elle déploie, mais au fond parfaitement consentant. Ce n’est plus un simple conte, à la trame binaire et au prince un brin naïf, mais bien une histoire d’adultes, presque charnelle, que nous jouent alors ces deux interprètes. Kolb apporte là son intelligence aiguë et sa subtilité d’interprète – difficile d’aller plus loin dans l’approfondissement d’un caractère à peine ébauché, sinon justifié, par l’intrigue… D’une civilité pleine de noblesse et de générosité aux côtés des courtisans dans le long tableau du premier acte, il se transforme ensuite en héros romantique amoureux d’une créature idéale, tour à tour mélancolique ou exalté, tout en demeurant le partenaire d’exception que l’on connaît. C’est lui, artiste magistral, qui « emporte » paradoxalement cette représentation (et cette tournée ?), là où Kondaurova, irréprochable interprète sans doute, dont chaque mouvement semble pensé et étudié avec goût, reste cette sublime image, d’où l’on peine à discerner le moindre défaut, inapte encore à briser la glace et à s’ouvrir à l’émotion, celle qui passe comme un souffle de la scène à la salle…

Et puis Tereshkina vint… et Tereshkina offrit tout ce qu’on peut rêver d’un Cygne venu du Mariinsky, celui que l’on aime d’amour et qui sait peut-être aussi nous décevoir à la hauteur de l’amour qu’on lui porte… Une technique d’une clarté et d’un brio inouïs qui peut sembler inhumaine à force d’être parfaite, un style raffiné, perceptible jusqu’à l’extrémité de son plus petit doigt (elle se permet même de nous livrer des développés seconde comme on n’en voit plus guère – d’un temps perdu d’avant Yulia Makhalina), mais aussi, et surtout, une sensibilité frémissante qui traduit par le mouvement la recherche constante de l’incarnation, que ce soit dans le rôle d’Odette ou dans celui d’Odile. Ce qui rend par-dessus tout sa prestation admirable, c’est qu’on sent constamment chez elle la volonté de transcender la technique – une technique dont on sait qu’elle ne doute pas un instant de l’accomplissement – pour parvenir à une vérité de l’interprétation et à l’expression de l’émotion. Son Cygne noir est une pure jouissance – jouissance de l’interprète, jouissance du spectateur -, l’exposition de la libido dominandi dans toute sa splendeur (comment le dire autrement ?), mais ne sacrifie pas pour autant à la seule virtuosité et aux seuls exploits gymniques ou athlétiques, répandus à peu près partout aujourd’hui dans le monde du ballet, et qui font le plus souvent office de travail artistique. Son Cygne blanc, vibrant, passionné, est à l’inverse proche de la brisure, d’un déséquilibre savamment contrôlé qui le rend tout à fait unique et personnel. Il parvient du reste à exister théâtralement et avec force jusqu’à l’ultime fin du ballet et ce n’est pas un mince exploit, à vrai dire, de rendre supportable le dernier acte, en blanc et noir, de ce Lac de Sergeev, qui reste toutefois une merveille de lisibilité et de cohérence esthétique.

On en oublie un peu le jeune Ivan Sitnikov qui faisait là des débuts prometteurs en Rothbart et Evgueny Ivanchenko, partenaire habituel de Viktoria Tereshkina dans ce même ballet. Celui-ci, avouons-le, n’est pas le plus exaltant des danseurs – son solo pâtit notamment d’une certaine lourdeur dans les réceptions -, mais sa noble réserve et un certain air de grandeur – à la Korsuntsev – le rendent toutefois juste et convaincant, à défaut d’être enthousiasmant, auprès d’une ballerine d’exception en route pour user d’ici quelques années tous les qualificatifs… Bien au-delà des sourires de convention, des lignes idéales et des poses photogéniques – quelle banalité ! – auxquelles on se limite bien souvent, faute d’autre nourriture, pour juger des prestations des unes ou des autres, Viktoria Tereshkina s’impose ici comme une grande, une vraie ballerine qui a su utiliser d’incroyables qualités naturelles non comme une fin en soi à exploiter sans limites, mais pour les dépasser et tenter de créer autre chose. Or, n’est-ce pas cela l’art ? Seule, elle a su briser la glace – celle qui ne fond qu’exceptionnellement – et rien que pour cela, on peut sabrer le champagne en son honneur…

En marge des trois rôles principaux, cette série de Lac des cygnes offrait dans les différents rôles de demi-solistes des distributions qui variaient peu d’une représentation à l’autre. Si la série des Belle au bois dormant a pu parfois laisser pour le moins perplexe sur ce plan – en voulant bien laisser de côté la fatigue évidente d’une fin de tournée délirante située en plein mois d’août – on ne saurait faire la fine bouche devant les distributions de ces Lac, prises dans le détail : chacun paraît ici parfaitement à sa place et dans son rôle et il n’y a simplement pas grand-chose à redire des différentes prestations individuelles ou collectives, qui respiraient toutes l’adéquation stylistique, ainsi que, en miniature, une véritable forme d’accomplissement artistique. Le Bouffon d’Andreï Ivanov, qui alternait avec Grigory Popov, est toujours vif, bondissant et des plus efficace dans ce petit rôle de bravoure et recueille sans peine les applaudissements et les rappels de l’auditoire. Le Pas de trois du premier acte était plus particulièrement digne d’éloges, réservant de merveilleux moments de danse, avec notamment Yana Selina, présente sur deux des trois représentations et évoquée pour sa danse incroyablement brillante et stylée (un saut délicat et une batterie de rêve comme on n’en voit plus guère !) jusque dans les colonnes des quotidiens généralistes anglais qui se limitent d’ordinaire à mentionner les premiers rôles. « Mr Fateyev, more power to Yana Selina, pleeeaaase !… » Les interprètes masculins, Maxim Zyuzin, Alexeï Timofeev ou Filipp Steppin selon les représentations, ont su également, chacun à leur manière, faire preuve d’une virtuosité non seulement remarquable, mais franchement enthousiasmante dans les variations de ce même Pas. L’impeccable quatuor des Petits Cygnes, formé d’Elena Chmil, Elisaveta Cheprasova, Valeria Martinyuk et Elena Yushkovskaya, était pour sa part d’une précision et d’une harmonie à couper le souffle lors de chaque spectacle, tandis que le divertissement du troisième tableau permettait d’admirer une série de danses de caractère pleines de vie et de flamme et dont au fond on ne parvient guère à se lasser : on aura là particulièrement goûté les prestations enthousiastes d’Islom Baimuradov et Alexandre Sergeev dans la Danse Espagnole, la Danse Hongroise, interprétée par Polina Rassadina et Karen Ioanissian, tous deux d’une folle élégance, comme venue d’un autre âge, ainsi que la Danse Napolitaine, menée par Anna Lavrinenko, en alternance avec Yana Selina, et surtout Alexei Nedviga, petit danseur à la mandoline d’une légèreté et d’une douceur admirables.

tereshkinaivanchenkoViktoria Tereshkina (Odette) et Evguéni Ivanchenko (Siegfried) © artifactsuite

Saint-Pétersbourg (Théâtre Mariinsky) – Soirée Balanchine

Soirée Balanchine
Le Fils prodigue / Tchaïkovsky Pas de deux / Rubis (pas de deux) / Tarantella / Symphonie en ut
Saint-Pétersbourg, Théâtre Mariinsky
15 juin 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

En prélude à une tournée londonienne dont le programme doit comporter un important hommage à Balanchine, le Théâtre Mariinsky met à l’affiche, à l’occasion du Festival des Nuits Blanches, une soirée entièrement dédiée au chorégraphe et composée d’oeuvres variées, deux jours après avoir offert au public l’intégralité de Joyaux. On connaît du reste l’attachement de la compagnie – et son talent à l’interpréter -, depuis plus d’une décennie, au répertoire de ce chorégraphe, certes associé à la danse américaine, mais né à Saint-Pétersbourg et formé à l’Ecole du Ballet Impérial. Le directeur actuel, Yuri Fateev, en est de surcroît l’un des répétiteurs privilégiés au sein de la troupe et a notamment permis, très récemment, le retour au répertoire du pas de deux de Tarantella et surtout de l’immense Thème et Variations, premier ballet de Balanchine remonté au Mariinsky, en 1989. Le répertoire balanchinien, introduit progressivement durant les années 90 et au début des années 2000, a contribué sans aucun doute, même s’il reste cantonné à quelques œuvres emblématiques, à transformer le style et l’image de la compagnie et à lui imprimer aujourd’hui une marque distinctive éloignée à bien des égards de celle du mythique Kirov.

Le riche programme à l’affiche de ce 15 juin comprend des chorégraphies appartenant à différentes périodes – en même temps qu’à différentes veines – de la création balanchinienne. Le ballet narratif, présent au travers du Fils prodigue (1929), y côtoie ainsi les pas de deux virtuoses les plus fameux – de l’inusable Tchaïkovsky Pas de deux (1960) à Tarantella (1964) en passant par le bouillant duo de Rubis (1967) -, sans oublier la pièce symphonique brillante pour solistes et grand ensemble, Symphonie en ut (1947), chargée de conclure naturellement la soirée en beauté.

Le Fils prodigue ouvre toutefois la soirée sans grande passion. Cette œuvre de jeunesse de Balanchine, encore associée à la période des Ballets russes et à laquelle collaborèrent notamment Boris Kochno en tant que librettiste et le peintre Georges Rouault pour l’élaboration des décors et des costumes, peine d’autant plus à retenir l’attention, a fortiori à séduire, que les danseurs semblent, de manière somme toute palpable, assez peu concernés par le ballet. Andreï Batalov, soliste rare, ancien lauréat de concours prestigieux durant les années 90 (il fut en particulier l’un des rares danseurs à être récompensé du Grand Prix au Concours de Moscou), incarne ici le rôle du Fils prodigue. Si sa danse possède toute la virtuosité et la puissance souhaitées, son jeu reste passablement monolithique et surtout dépourvu de la charge émotionnelle que porte le personnage du Fils, inspiré de la parabole évangélique. A ses côtés, Daria Pavlenko, danseuse que l’on qualifierait plutôt de romantique, mal distribuée depuis son retour sur scène en janvier dernier, le plus souvent cantonnée à des rôles incongrus pour son statut d’étoile (la Danseuse des rues dans Don Quichotte, ou encore quelque ballet de Forsythe auquel le public local reste dans l’ensemble indifférent), y campe le rôle de la Sirène, mais est loin de posséder l’érotisme glacial et souverain qui sied au rôle et rend l’interprétation de feu et de glace mêlés d’une Ekaterina Kondaurova – vue à Paris associée à l’excellent Mikhaïl Lobukhin – si saisissante, pour ne pas dire incontournable. Le corps de ballet, qui figure notamment les compagnons d’infortune du Fils, semble de son côté, à l’instar des solistes, assumer professionnellement la représentation, mais de manière lointaine et sans toujours se soucier de la coordination d’ensemble. Seul Vladimir Ponomarev, Père qu’on croirait tout droit sorti de quelque palimpseste biblique, parvient à impressionner par sa stature scénique, sa justesse de ton et son autorité dramatique. Dans la compagnie depuis 1964, Vladimir Ponomarev est un danseur de caractère au statut quasi-mythique, abonné en priorité aux grands rôles de pantomime qu’offrent les ballets de Petipa : Roi, Duc, Prince, Brahmane et autres Don Quichotte… Lorsque le rideau tombe, les artistes reçoivent de la part du public des applaudissements polis, quelques rappels de convention, mais l’enthousiasme attend toujours de pointer le bout de son nez….

Les choses sérieuses débutent après l’entracte avec une série de pas de deux virtuoses destinés à mettre en valeur les qualités des étoiles et des solistes en devenir de la compagnie. De manière significative, la loge réservée tacitement aux maîtres de ballet et aux danseurs se remplit soudainement, comme pour signifier que le spectacle est à présent digne d’un intérêt soutenu. Et quel spectacle en effet ! Viktoria Tereshkina et Leonid Sarafanov réveillent une assemblée en voie d’assoupissement par une prestation qu’on aimerait qualifier d’anthologie, si l’on ne craignait de sombrer dans le cliché. D’aussi loin qu’on s’en souvienne, on n’a jamais eu l’occasion de voir, ni de près ni de loin, un Tchaïkovsky Pas de deux – classique parmi les classiques de tous les galas – exécuté avec autant de virtuosité, de brio, de raffinement et d’esprit conjugués.

Viktoria Tereshkina est l’image même de la perfection technique mise au service du style, de l’élégance et de la séduction. Virtuosité des sauts, beauté des attitudes et des arabesques, moelleux des développés, perfection des équilibres, brio des pirouettes, précision et vélocité du travail de bas de jambe, élégance des ports de bras et des ports de tête, qui savent se faire séducteurs avec esprit, tout en elle respire l’intelligence de la danse, le contrôle absolu du mouvement, fondu dans une musicalité savante et une maîtrise de cet art des ralentis et des accélérés rendu si nécessaire dans ce pas. Rien ne souffre ici la moindre poussière, la moindre scorie. Chez elle, tout – à commencer par le visage, au regard exotique et à la chevelure de jais, et ce sourire indicible, épanoui, discret – brille de mille feux, sans qu’une faute de goût ou un quelconque effet clinquant ne vienne entacher le geste, le mouvement, la pose. Leonid Sarafanov, d’une virtuosité éblouissante, sait du reste tempérer ce goût du spectaculaire qui est comme sa marque de fabrique, pour mettre en valeur sa partenaire, ballerine au firmament des étoiles de la danse. La réaction d’un public exigeant, qui reste parfois sur la retenue mais acclame ici le couple avec enthousiasme, est à cet égard éloquente… On se dit alors que si Alina Somova – vue en d’autres lieux dans ce même pas de deux – est comme le joli brouillon, maladroit, superficiel et irritant, du Mariinsky des temps modernes, propre à satisfaire pleinement un public décivilisé, Viktoria Tereshkina en est pour sa part comme le chef d’oeuvre ultime et inimitable, celui qui vient malgré tout confirmer la gloire sans cesse renouvelée d’une compagnie légendaire.

Avec le pas de deux de Rubis, on redescend brutalement de quelques étages… Après une telle prestation, et quels que soient les mérites des danseurs, il paraît en effet difficile de s’imposer, de surcroît s’agissant, comme c’est le cas ici, d’un duo extrait d’un ballet fonctionnant d’ordinaire comme un tout. Irina Golub possède pourtant le glamour – en même temps que les lignes – qui se prête idéalement à ce morceau inspiré du style de Broadway et conçu comme un hommage à la danse américaine. Sa prestation, très technique, très concentrée, souffre pourtant d’un manque de fluidité qui finit par apparaître déplacé, sinon caricatural, en termes de style. Trop de sérieux ou trop d’agressivité, tout semble comme excessif dans cette exhibition virtuose : il manque ici le relâchement, la distance et l’humour dont savent faire preuve une Tereshkina ou une Vishneva dans la façon qu’elles ont d’appréhender Balanchine. Son partenaire, Alexandre Sergueïev, brillant danseur promis, semble-t-il, à un bel avenir, a quant à lui la séduction plus détendue et n’est pas loin de l’éclipser. L’échange ludique, teinté de libertinage, qui constitue le duo disparaît pour laisser place à un schéma plus traditionnel et ennuyeux où l’on tend à ne plus percevoir que le côté « chirurgical » de la chorégraphie.

Tarantella, pastiche, sinon parodie, du style bournonvillien, arrive ensuite avec sa chorégraphie impossible et son costume ridicule qui enlaidirait n’importe quelle beauté. Elisaveta Cheprasova en est une, mais n’a pas de ces complexes : elle joue le jeu avec aplomb et générosité, et un sens de l’humour qui ne gâte rien, bien accompagnée par Filipp Stepin, coryphée lui aussi, qui fait ses débuts dans ce morceau de bravoure. Le jeune homme est doué d’un beau ballon et d’un vrai brio, à la Ratmansky, la jeune fille possède une énergie et un dynamisme réjouissants, et si le pas de deux perd en précision et en propreté dans la coda, et notamment dans l’interminable série de pirouettes finales, on saluera néanmoins la réussite scénique réalisée par ces deux talents prometteurs, à qui il reste de mûrir et d’affiner une technique déjà très solide.

Symphonie en Ut, clou du spectacle, achève enfin la soirée comme une apothéose visuelle, musicale et plastique – il faut bien l’avouer – inoubliable, essentielle. Le ballet de Balanchine, inspiré du style impérial dans lequel le chorégraphe avait lui-même été formé, semble alors, par ses fascinants ensembles géométriques et ses volutes hypnotiques, avoir été écrit pour se déployer dans l’écrin majestueux du Théâtre Mariinsky, interprété par ce corps de ballet d’une beauté unique qui s’y révèle magistral. Il est par ailleurs sublimé par les tutus étincelants, conçus spécifiquement pour la troupe par Irina Press, lesquels rappellent, dans leur camaïeu de blanc, de beige, de vert et de bleu, les couleurs du théâtre. Dans le premier mouvement, Alina Somova forme néanmoins un couple insolite avec Denis Matvienko, qui a récemment rejoint le Mariinsky en qualité de danseur principal. Ce dernier est sans doute un merveilleux danseur dans un certain répertoire, mais, très crispé dans le haut du corps, il reste, malgré la virtuosité formelle de sa danse, comme étranger au style de ce morceau balanchinien qu’il aborde ici pour la première fois. Il est vrai qu’il aurait pu rêver d’une partenaire – sa propre femme Anastasia, par exemple, qui faisait ses débuts quelques jours auparavant dans ce premier mouvement aux côtés d’Alexandre Sergueïev – lui rendant la tâche plus aisée ! Indifférente à autre chose qu’elle-même, plus glamour que jamais, celle-ci nous assène son style clinquant habituel, malgré un louable effort – bref, hélas ! – de sobriété, auquel on pourrait éventuellement adhérer avec indulgence si elle faisait au moins montre d’une technique un peu plus contrôlée, ou un peu moins négligée – au profit du sourire – dans le travail du bas de jambe. Finalement, cette étrange paire, très sobrement applaudie, ne fait que mettre en valeur la belle harmonie et le raffinement délicat du corps de ballet, ainsi que des demi-solistes, Maria Shirinkina et Yana Selina, qui s’affirment à leurs côtés comme d’impeccables modèles de style et d’élégance.

L’adage, interprété par Uliana Lopatkina et Danila Korsuntsev, succède au mouvement allegro, et prend soudain des airs de « choc des cultures » – de choc visuel et spirituel tout simplement. Etait-on, il y a encore quelques minutes, dans le même théâtre ? Le corps de ballet se dissout pour l’œil à présent, ne laissant place qu’à Uliana, objet de tous les regards, écrivant dans l’espace ses arabesques – « sans rien en elle qui pèse ou qui pose » -, admirablement soutenue par Danila, le partenaire attentif d’une vie, dans cet adage où, à l’instar de celui de Diamants, s’expriment à merveille sa sensibilité artistique et musicale ainsi que son sens du legato unique. Que peut-on, somme toute, encore dire sur cette danseuse, faite de manière consubstantielle pour danser l’adage, qui semble user tous les qualificatifs, et dont la prestation est acclamée religieusement par un public sachant reconnaître en elle sa ballerine et sa reine, à l’autorité incontestée ? Le couple formé ensuite de Ekaterina Osmolkina et du bondissant Leonid Sarafanov ne paraît guère en phase musicalement, malgré les qualités individuelles de l’un et de l’autre, mais il semble a posteriori bien délicat de porter un jugement sur ce troisième mouvement au cours duquel la danseuse, au sourire soudain figé, s’est probablement blessée, comme en témoigne son absence, ainsi que celle de son partenaire, aux saluts. C’est à Nadezhda Gonchar et Kirill Safin qu’est dévolu l’ultime mouvement, solidement et impeccablement dansé par un couple à l’unisson, qui a de surcroît le mérite de nous ramener, après quelques incongruités, à une certaine humanité de la danse. Plus qu’une célébration des seules solistes, la coda finale de Symphonie en Ut est une ode adressée au corps de ballet, à un corps de ballet qui, à ce moment précis, sait encore se montrer étourdissant.

tereshkinaViktoria Tereshkina (Tchaïkovsky Pas de deux) © artifactsuite