Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – Gala

Gala
Carmen Suite / Scotch Symphony / Etudes
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
28 décembre 2010

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Le gala de clôture est sans nul doute la principale attraction des tournées annuelles du Mariinsky à Baden-Baden. En contrepoint d’une programmation qui se contente le plus souvent de décliner les classiques que l’on attend de la maison, cette soirée sait toujours proposer, en guise de dessert aussi copieux qu’alléchant, des oeuvres rares ou inédites, associées aux traditionnelles séries de pas de deux. Cette année toutefois, le gala délaisse les divertissements virtuoses pour une soirée en forme de « triple bill », réunissant trois pièces d’ampleur conséquente et s’inscrivant dans des styles bien distincts. On goûte d’autant plus cette affiche 2010, aux couleurs du XXème siècle, que l’on a peu d’occasions de ce côté-ci de l’Europe de voir représentés Carmen Suite, Scotch Symphony, ou même encore Etudes, tous entrés au répertoire du Mariinsky la saison dernière.

Carmen Suite est l’un des avatars de la nouvelle histoire d’amour, passablement incongrue, entre le couple Plissetskaïa-Chédrine et le Théâtre Mariinsky, ou plutôt son chef éminent, Valery Gergiev. Dans ce contexte, l’oeuvre d’Alberto Alonso, chorégraphiée en 1967 sur la musique de Bizet revisitée par Chédrine, est entrée au répertoire de la compagnie à l’occasion du festival d’avril dernier, en même temps qu’Anna Karénine, sur une partition du même compositeur. Plus de quarante ans après sa création – pour Maïa -, le ballet frappe surtout par son étrangeté chorégraphique et musicale, « datée », comme on a coutume de dire, à bien des égards, qui en fait davantage une curiosité historique et esthétique qu’un sommet incontournable – un indispensable en quelque sorte – du répertoire d’aujourd’hui. Le caractère novateur de la scénographie, ainsi que l’érotisme latent de la chorégraphie, qui avait créé en son temps le scandale à Moscou, restent cependant encore aisément perceptibles. L’action, construite autour d’une suite de tableaux juxtaposés les uns aux autres de manière délibérément abrupte, se déroule dans l’espace clos d’une arène symbolique, conçue comme lieu du combat et de la fatalité. Un rideau de scène rouge et noir, à l’effigie d’une tête de taureau, place l’oeuvre sous le signe d’un constructivisme qui inspire l’ensemble de la scénographie. Cette Carmen Suite ressemble du reste à un exercice de géométrie : géométrie du décor, dominé par les couleurs primaires, géométrie de l’action, libérée de tout lyrisme et d’une certaine forme de pittoresque espagnol, géométrie des caractères, stylisés jusqu’à l’abstraction, géométrie des pas, tout en parallèles, en lignes droites et en angles coupants, à l’image des ces chaises étranges qui envahissent la scène. C’est un choc, il faut le dire, de voir le rideau s’ouvrir sur Ouliana Lopatkina, la paume ouverte et le bras tendu à la seconde, dans la pose aguicheuse immortalisée par Maïa Plissetskaïa. Mais Ouliana ne cherche pas à singer Maïa dans sa vulgarité ravageuse, ni à être la Carmen gouailleuse de l’imaginaire populaire, elle utilise plutôt la chorégraphie, véritable ode à la plastique de l’interprète, et sa technique, aussi flamboyante et aiguisée qu’un couteau de brigand andalou, pour camper une séductrice à la beauté implacable, jouant sans complexe de tout son corps avec les hommes jusqu’à la mort. Une physicalité qui pourtant ne s’abstrait jamais du sens. A ses côtés, Danila Korzuntsev semble avoir été catapulté en Don José de Lopatkina uniquement pour des raisons de partenariat. Il réussit toutefois à convertir son relatif manque d’étoffe dramatique en un jeu qui fait ressortir la fragilité sentimentale d’un héros manipulé par la femme et le destin. Konstantin Zverev domine ici la distribution, se jouant des bizarreries de la chorégraphie d’Alonso et imposant un Escamillo au grotesque parfaitement contrôlé, qui se hisse à la hauteur dramatique de Lopatkina. Yulia Stepanova, enfin, est une captivante figure du Destin, déployant un style impeccable et une technique affutée dans un costume de Fantômette interdisant la moindre défaillance. On retrouve ces mêmes qualités, servies par une plastique de rêve, chez Nadezhda Batoeva, Margarita Frolova et Olga Gromova, jeunes recrues du Mariinsky elles aussi, qui forment le trio des Brigandes.

Scotch Symphony, créé par Balanchine en 1952 à partir d’extraits de la symphonie éponyme de Mendelssohn, témoigne surtout de l’intérêt marqué – et sans doute un peu trop appuyé – de l’actuel directeur de la compagnie, Youri Fateev, pour le chorégraphe américain, dont il fut longtemps l’un des répétiteurs au Mariinsky. L’oeuvre, qui se veut une variation libre et brillante pour solistes et corps de ballet autour de l’imaginaire de La Sylphide, est tout à fait charmante, le décor et les costumes – mélange de pittoresque écossais et de romantisme éthéré – sont délicieux, le corps de ballet y est admirable de placement et d’élégance, mais l’on se demande franchement ce qui imposait cette entrée au répertoire, en-dehors du fait que le ballet – souvenir, souvenir… – fait partie des tout premiers Balanchine montés au Kirov à la fin des années 80 (avec, notamment, Thème et Variations, présenté l’an dernier en ces mêmes lieux). On ne peut s’empêcher de penser à cette occasion qu’une révision-résurrection de l’actuelle production pétersbourgeoise de La Sylphide, qui ressemble davantage à un objet de musée qu’à une oeuvre vivante au style accompli, aurait sans doute eu plus de pertinence que ce retour en grâce d’un Balanchine oublié. Pour le reste, cette Symphonie Ecossaise, aussi joliment dansée soit-elle, manque de style, ou plutôt respire un peu trop celui, gracieux et sophistiqué, du Kirov, pour que l’on y croit vraiment. Anastasia Matvienko offre une prestation légère et souriante, à la fois appliquée et musicale, mais sans grand mystère ni nuances. Ancienne danseuse principale du Mikhaïlovsky, il lui manque toujours cette aura unique et quelque peu magique – sans parler du pied sculpté – des ballerines du Mariinsky. La paire qu’elle forme avec Alexandre Serguéïev, bondissant et racé, se révèle pourtant fort harmonieuse. On préférera toutefois au couple principal les demi-solistes qui les accompagnent ici : Valeria Martiniuk, petit elfe virtuose déployant son charme dans la première variation, et Vassili Tkachenko et Alexeï Nedviga, dont les qualités vont bien au-delà du port impeccable du kilt et du béret.

Etudes, apothéose de virtuosité débridée aux frontières de l’indécence, apporte la conclusion voulue à ce gala – explosive, comme il se doit. Le ballet de Lander, monté une première fois en 2003, est revenu lui aussi la saison dernière au répertoire du Mariinsky, dans une version, sensiblement différente de celle de l’Opéra de Paris, du Danois Johnny Eliasen. Malgré l’attrait que suscite le ballet, défi technique permanent pour les danseurs, était-ce bien raisonnable d’achever une tournée – et un gala de fin de tournée – par cette débauche de pas d’école, ce déploiement pyrotechnique virant aisément à la démonstration circassienne? On en doute un peu à voir ces pieds coquins venant parfois rompre l’harmonie du corps de ballet, ou ces alignements approximatifs, notamment lors du final, qui ternissent quelque peu l’exécution brillante des danseurs du Mariinsky. Aidée il est vrai par une orchestration – et un orchestre – qui ont clairement renoncé en cette fin de soirée à toute subtilité, la troupe en livre une interprétation qui, à défaut d’être à chaque instant parfaitement policée, n’est pas non plus dépourvue de second degré ni d’humour. Le pur exercice technique et ses contraintes militaires, théâtralisé par Lander, en est ainsi mis légèrement à distance. Pour servir le propos du ballet, un trio d’étoiles de haut vol s’impose, et en l’absence de Léonide Sarafanov, le Mariinsky nous offre sans doute ce qu’il a de mieux en magasin, avec Denis Matvienko, Vladimir Shklyarov et Viktoria Tereshkina. Chez les garçons, on pourra toutefois regretter, en cette représentation un brin fatiguée, que les qualités de l’un semblent se perdre un tantinet chez l’autre. Matvienko a pour lui la puissance, l’énergie et la précision dans les sauts et les tours – et l’impeccable série de fouettés -, Shklyarov a le ballon, l’élégance, et l’enthousiasme d’une jeunesse irrésistible. Pour réconcilier tout le monde, Viktoria Tereshkina s’impose de manière incontestable à leurs côtés, malgré deux petites erreurs aussi incongrues qu’inhabituelles, comme la reine de la soirée. Sa danse ciselée et spirituelle, d’un raffinement qui évite les pièges du maniérisme, est de celle, rare, qui convertit la virtuosité en art. Une grande ballerine dont l’éclat et l’élégance honorent la tradition aristocratique d’une compagnie séculaire.

Anastasia Matvienko, Alexandre Serguéïev et Valeria Martiniuk, Scotch Symphony © artifact suite

Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – Le Lac des cygnes

Le Lac des cygnes
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
27 décembre
Lopatkina / Korzuntsev / Zverev

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Bien sûr, aussi charmant soit l’apéritif, on ne prétendra pas avoir fait le voyage à Baden-Baden pour un simple Casse-noisette, tout de blanc et de rose vêtu. Le vrai plat de résistance de cette tournée du Mariinsky, celui dont on sait à l’avance que, bien que vu et revu, il ne décevra pas, c’est Le Lac des cygnes, pour une unique représentation avec Ouliana Lopatkina, de retour en son royaume russe quelques jours seulement après son escapade parisienne. Deux aventureuses représentations dans le Lac de Noureev avec l’Opéra de Paris, c’est bien, une troisième en famille avec le Mariinsky, c’est encore mieux.

Loin des états d’âme du Prince Siegfried justement mis en scène par Noureev, Le Lac des cygnes du Mariinsky, dans la belle production en habits gothique-troubadour de Konstantin Serguéïev, permet de renouer avec une vision traditionnelle de l’argument originel, dans laquelle le Cygne, dans son incarnation aussi bien individuelle que collective, est à la fois le coeur de l’intrigue et le point focal de la chorégraphie. Ici, plus encore que dans d’autres versions, y compris russes (pensons à celle de Grigorovitch pour le Bolchoï), Siegfried et Rothbart ne sont que des comparses de l’héroïne, des archétypes symbolisant respectivement le combat du bien contre le mal, à la manière de Saint-Michel affrontant le dragon – une image multi-séculaire que retient d’ailleurs explicitement le final manichéen du ballet. Celui-ci, tellement complaisamment critiqué en Occident (ce qui n’enlève rien au demeurant à la beauté tragique de celui de Noureev), trouve pourtant toute sa cohérence dans le cadre de la narration fluide et lumineuse de Serguéïev. Dans cette lecture classique, proche du mythe, bien plus que du conte pour enfants sages, Odette n’est pas tant un personnage de théâtre (tous les éléments de pantomime du ballet de Petipa ont du reste été supprimés à l’époque soviétique) qu’une métaphore de l’idéal, obsessionnelle et omniprésente jusque dans le surgissement à l’acte III de son double maléfique, symbolisé par Odile. Autant d’éléments pour en faire le rôle par excellence de la ballerine russe – figure à la fois lyrique, plastique et dramatique – dont Lopatkina, par son intense spiritualité et sa perfection académique, représente sans nul doute aujourd’hui l’image la plus accomplie.

Si la plus accomplie des ballerines peut aussi avoir des jours « sans », Lopatkina se sera en tout cas montrée à Baden-Baden dans une forme radieuse, épanouie autant qu’inspirée, et dans un rapport d’intimité avec cette chorégraphie de Serguéïev, qui fait tout de même ressortir après coup l’étrangeté esthétique qu’a dû représenter pour elle celle de Noureev, même si l’acte II lui est en tous points semblable – à quelques détails près. Le partenariat y est ici pour beaucoup, tant celui construit patiemment au fil des ans avec Danila Korzuntsev paraît poli et désormais évident. Korzuntsev n’est certes pas un virtuose à la Sarafanov, apte à enflammer les foules au-delà du raisonnable, ni même une personnalité dramatique à la Kolb, mais son autorité aristocratique conjuguée à une délicatesse jamais prise en défaut savent s’imposer et accompagner à merveille la lenteur réflexive de Lopatkina. Cette lenteur déroutante, qui permet à son lyrisme de se déployer avec une éloquence toujours tempérée, lui aura en tout cas permis de nous gratifier dans les adages de quelques fabuleux équilibres en attitude, qui ne viennent toutefois jamais rompre la fluidité incroyablement musicale de sa danse. Tout est bien éloigné ici de l’usage de la technique pour la technique, de la pose plastique vue comme une fin en soi et destinée à être immortalisée par une « belle » photographie.

Lopatkina est réputée être plus une Odette qu’une Odile, tout comme elle est d’évidence plus une danseuse d’adage qu’une danseuse d’allegro, mais en réalité, cette différence d’appréciation tient davantage à un relatif manque de virtuosité dans les éléments chorégraphiques de pur brio qu’à un défaut de sensualité ou de tempérament terre-à-terre pour incarner le Cygne noir. Son Odile, d’une autorité impériale, est conçue non comme une figure de méchante utilisant et caricaturant tous les stéréotypes d’une certaine féminité, mais plutôt comme un double simiesque d’Odette, d’autant plus troublant qu’elle en imite de manière jouissive les ports de bras. Dans cette version qui lorgne clairement du côté du mythe, jusque dans sa structuration constamment binaire, son personnage ressort sans doute beaucoup mieux que dans la lecture dramatique et humanisée de Noureev, qui fonctionne dans un rapport à trois plus ambigu. Du point de vue de la danse pure, la variation, admirable de précision et de contrôle, laisse éclater son sens des nuances et des accents justement placés, même s’il faut bien reconnaître que ses fouettés, comme à Paris, se retrouvent vite gagnés par une certaine mollesse, se déplaçant de manière étrange sur la scène.

Face à l’Odette-Odile de Lopatkina, le Rothbart de Konstantin Zverev, qui semble en passe de devenir le premier titulaire du rôle au Mariinsky, offre une prestation remarquable, avec des sauts élégants, puissants, et d’une superbe élévation. On est loin des physiques athlétiques, voire robustes, des interprètes à qui ce genre de rôles pouvaient traditionnellement être confiés, mais l’effet produit par sa danse serpentine n’en est pas moins saisissant, loin du ridicule grotesque de bande dessinée dont on enrobe parfois ce personnage. Du côté des rôles virtuoses et bondissants, Grigory Popov, pourtant excellent d’ordinaire, se montre en revanche plutôt décevant en Bouffon, manquant de jus dans ce rôle qui mise tout sur l’exploit et le brio, délivrant notamment des tours en l’air malheureusement trop souvent désaxés et des pirouettes au fini quelque peu approximatif.

Le Pas de trois aura permis de découvrir la jeune recrue du Royal Ballet, Xander – rebaptisé Alexander – Parish. S’il paraît sans doute un peu trop grand pour ce type de chorégraphie explosive, sa danse, agrémentée de jolis sauts, se révèle néanmoins extrêmement propre et soignée, un peu trop peut-être pour laisser croire à une accommodation naturelle et aisée au style du Mariinsky. L’anglicité tranche ici avec la liberté scénique de Yulia Kasenkova et Valeria Martiniuk, ses deux acolytes spécialistes en rôles secondaires requérant technique et brio – deux poissons nageant avec bonheur dans l’eau de la virtuosité du Pas de trois. Toutes deux possèdent en tout cas une danse véloce et parfaitement articulée, qui permet notamment d’admirer une petite batterie et une saltation d’une qualité qu’on ne voit hélas plus si souvent à l’Opéra de Paris. Valeria Martiniuk en particulier, bondissante et toujours pleine d’énergie souriante, croit bon de nous rajouter, pour le plaisir et l’air de rien, quelques tours arabesque parfaitement contrôlés dans la seconde variation, histoire de la pimenter.

Lorsqu’on a encore en tête le pensum infligé par les danses de caractère made in Paris, désincarnées jusqu’au dessèchement, il faut avouer que c’est un vrai bonheur de retrouver à l’acte III celles que proposent les danseurs du Mariinsky. Noureev, qui en avait certes modifié l’ordre, ne s’en était d’ailleurs pas tellement éloigné sur le plan chorégraphique. Autant que pour ses Cygnes poétiques, on aime ce Lac pour cet écrin plein de vie et de couleurs, délicatement stylisé, qui est à la fois un contrepoint idéal aux actes blancs et un préambule d’une grande cohérence esthétique au climax que constitue le surgissement du Cygne noir. A côté d’un Islom Baimuradov un peu fatigué, Karen Ioanissian, plein de fougue et de flamme, brille à nouveau dans l’Espagnole de ce Lac, qui laisse voir toute l’élégance du danseur de caractère made in Saint-Pétersbourg. La Napolitaine est menée par deux interprètes d’expérience, Yana Selina et Alexeï Nedviga, toujours agréables à voir évoluer, tandis que la jeune Yulia Stepanova, radieuse, apporte une vivacité et une couleur appréciables à la Danse Hongroise.

Au moins autant que les solistes, le corps de ballet s’offre comme le vrai trésor d’une représentation du Lac avec le Mariinsky. Les étoiles passent, brillantes ou moins brillantes, mais le corps, lui, demeure, intangible, ossature et raison d’être d’une compagnie qui ne ressemble à aucune autre. Les jambes pétersbourgeoises paraissent du reste moins dans la démonstration qu’il y a encore quelques saisons (un changement d’esthétique en vue? on peine à le croire avec la si peu enthousiasmante direction Fateev…), et l’on y gagne en douceur et en moelleux. Alors oui, peut-être, le Mariinsky n’est plus ce qu’il était, oui, certaines colonnes de cygnes n’ont pas toujours la rigueur militaire et millimétrique qu’on a pu voir récemment à l’Opéra de Paris, mais pour autant, les actes blancs possèdent ici une vie, une fluidité, une musicalité, et pour tout dire une poésie, à nulle autre pareille. On décernera à cet égard une mention spéciale aux quatre Grands Cygnes (Yulianna Chereshkevitch, Oxana Skorik, Yulia Stepanova, Daria Vasnetsova), lyriques et puissants, pour leur ensemble particulièrement fier et harmonieux, dont l’unité, il est vrai, est toujours plus aisée à réaliser que celle des Petits Cygnes.

Konstantin Zverev (Rothbart), Ouliana Lopatkina (Odette) et Danila Korzuntsev (Siegfried) © dansomanie

Saint-Pétersbourg (Théâtre Mariinsky) – Gala de l’Académie Vaganova

Spectacle de fin d’études de l’Académie Vaganova / Final Graduation Performance of the Vaganova Academy of Russian Ballet / Выпускной спектaкль Академии Русского балета им. А. Я. Вагановой
Saint-Pétersbourg, Théâtre Mariinsky
20 juin 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Chaque année, au mois de juin, se tiennent sur la scène du Théâtre Mariinsky les traditionnelles représentations du spectacle de fin d’études de l’Académie Vaganova, qui constituent sans aucun doute l’un des sommets attendus de la période bénie des nuits blanches à Saint-Pétersbourg. Devant un parterre résolument familial, et quelque peu déserté par les touristes étrangers (le théâtre n’a d’ailleurs pas jugé bon, une fois n’est pas coutume, de livrer le programme en anglais), les élèves de dernière année de la célèbre école de la rue Rossi, fraîchement diplômés et prêts à être engagés par les différentes compagnies de ballet de Saint-Pétersbourg, ainsi que ceux en passe de l’être dans les toutes prochaines saisons, offrent un long et passionnant spectacle composé, à la manière d’un divertissement de gala, de pas de deux variés, auxquels viennent s’ajouter soit de courts ballets, soit quelque tableau fameux tiré d’une grande oeuvre du répertoire classique, faisant appel dans tous les cas à des solistes et à de larges ensembles. Le choix peut ainsi se porter, selon les années, sur la scène du Jardin animé, extraite du Corsaire, comme ce fut le cas l’an dernier, le pas de six de La Vivandière (Markitenka en Russie), le Grand pas de Paquita ou celui de La Bayadère, pour ne citer que des exemples d’ouvrages d’une notoriété certaine et repris récemment… L’Académie de ballet russe (АРБ) « du nom d’Agrippina Yacovlevna Vaganova », dont l’histoire se confond avec celle du Théâtre Mariinsky, possède du reste un répertoire d’une richesse inouïe qui comprend nombre d’œuvres oubliées, peu jouées y compris en Russie, le plus souvent méconnues du public occidental, et qui font tout le sel de ce spectacle annuel.

Le spectacle de cette année, en trois parties, proposait un programme très contrasté s’ouvrant sur le prologue de La Belle au bois dormant, l’une des œuvres les plus emblématiques du ballet impérial, et se clôturant, après une longue série de pas de deux à dominante classique, par un tableau tiré de Gayaneh (ou Gayane, selon les transcriptions), ballet de caractère chorégraphié en 1942 par Nina Anissimova sur la musique d’Aram Khatchatourian, également compositeur de Spartacus.

Lorsque le rideau se lève sur les décors en trompe l’œil du prologue de la version Sergueïev de La Belle au bois dormant, donnée quelques jours auparavant, et dans son intégralité, par la troupe du Mariinsky, on reste d’emblée frappé par la maturité scénique et artistique de ces jeunes danseurs, dont le plus âgé n’a vraisemblablement guère plus de 18 ans. Un constat, que rien ne viendra infirmer par la suite, s’impose alors : on n’a jamais cette impression, parfois pénible il faut bien l’avouer, d’assister à un spectacle d’école de danse, aussi brillant et maîtrisé soit-il. Il y a fort à parier que du travail de l’école à celui de la compagnie, un spectateur de fortune ou médiocrement connaisseur serait abusé et n’y verrait que du feu… Si certaines individualités possèdent évidemment plus d’habileté, de virtuosité ou de brio que d’autres, on perçoit néanmoins que tous ici, sans exception, ont été formés non pas seulement pour exécuter brillamment des pas d’école, mais d’abord pour être en scène et pour y interpréter le répertoire glorieux d’un théâtre séculaire. Ce que chacun nous dit ici avec son corps, c’est que tout ce qui est en train de se passer sous nos yeux est en vérité, sous des dehors plaisants, la chose la plus sérieuse au monde, bien loin d’un quelconque amusement, aussi délicat soit-il… L’école – l’Académie -, avec sa rigueur et le poids de ses traditions qui forcent à l’humilité, c’est le programme seul qui vient nous la rappeler constamment : la mention de chaque soliste y est accompagnée de celle du professeur de sa classe, et le moindre numéro du programme appelle immédiatement le nom du ou des maîtres de ballet chargés du travail de répétition.

Le prologue de La Belle au bois dormant permet d’admirer non seulement la rigueur et la musicalité unique d’un corps de ballet féminin qui se déploie avec autorité sur l’immense scène du Mariinsky, mais aussi quelques solistes en puissance, au travers du défilé des Fées et des variations qui leur sont attachées. On signalera que parmi ces jeunes danseuses, certaines passent effectivement leur diplôme de fin d’études, et devraient vraisemblablement trouver un engagement dans une compagnie (qui peut être, ou n’être pas, le Mariinsky, objet probable de tous leurs rêves) à l’issue de ces représentations, tandis que d’autres ont encore une ou deux années de scolarité à effectuer au sein de l’Académie. Si aucune ne révèle de manque ou de fragilité véritable, tant sur le plan scénique que technique et stylistique, l’interprète la plus impressionnante de ce prologue reste néanmoins Yulia Stepanova, qui, en Fée des Lilas, ne paraît à aucun moment avoir usurpé son rôle d’héroïne. Un certain physique « maison », fin et longiligne (la tendance semble toutefois se porter plus féminine et moins gracile ces derniers temps), une danse naturellement musicale, une autorité scénique indéniable, sans déploiement de force « à la Petushkova », et un contrôle parfait du mouvement l’éloignant de toute faute de goût, la rendent pleinement convaincante dans ce rôle aristocratique, sans doute plus du reste, et toutes proportions gardées (le contexte n’est pas non plus le même), que la jolie Lilya Lishchuk qui, à peine sortie de l’école, débutait – précipitamment ? – dans ce même rôle deux jours auparavant, cette fois avec la troupe même du Mariinsky. Margarita Frolova se révèle quant à elle piquante, pleine de charme et d’acuité dans le tutu blanc de la Fée Tendresse (Candide dans la tradition impériale), un ensemble de qualités qui trouvent à s’exprimer de manière évidente dans le pas de deux d’Harlequinade sur lequel elle est distribuée dans le spectacle du lendemain. Viktoria Brileva parvient pour sa part à se montrer tranchante sans excès ni cabotinage dans la variation de la Fée Audace (Violente). On aura également été heureux de retrouver ici même l’Américaine Keenan Kampa, découverte à Lausanne en 2007 (où elle avait atteint les demi-finales), dans le tutu rose de la Fée Générosité (Miettes qui tombent). L’Académie Vaganova est bien plus internationale qu’on ne croit d’ordinaire… Carabosse, enfin, est incarnée ici par une interprète féminine (lors de la représentation du ballet donnée par le Mariinsky cette même semaine, c’était un homme), Evgenia Kiseleva, dont le mime, très professionnel, manque toutefois de l’ambiguïté ou de la subtilité que possède sans nul doute le personnage de la mauvaise fée dans la version Sergueïev, loin des productions « Disney » du ballet, teintées de caricature…

La deuxième partie du programme propose après l’entracte une série de divertissements variés sur fond de draperies et de lustres impériaux – revisités par l’esthétique de concert soviétique? – un décor bien connu de tous les amateurs du Kirov… L’orchestre dirigé par Pavel Bubelnikov y sévit sans grande délicatesse, en alternance avec des musiques enregistrées qui peuvent se révéler pénibles, a fortiori dans un tel écrin théâtral. En ouverture de ce volet, Scherzo, chorégraphié par Irina Larionova sur une musique de Stravinsky, se présente comme une pièce d’esprit balanchinien, qui mérite d’être signalée car elle réunit autour d’un couple de solistes un corps de ballet composé de jeunes élèves de l’Académie Vaganova, très peu présents lors de ce programme avant tout dédié aux aînés. Reprise régulièrement à l’occasion du spectacle de fin d’études, elle suscite au lever du rideau un discret murmure d’admiration du public, séduit par les alignements géométriques qu’elle offre, image en creux de la merveilleuse et mythique discipline de l’école. Une fois n’est pas coutume au pays de la ballerine-reine, c’est le garçon, Daniil Lopatin, remarquable virtuose à la personnalité fougueuse, qui domine sa jeune partenaire, Arina Varentseva, une charmante brunette dont la danse garde quelques traces de juvénilité. Ekaterina Kraciuk produit pour sa part une très forte impression, dans le pas de deux de La Source, chorégraphié par Konstantin Sergeev sur la musique de Delibes, y éclipsant quelque peu son partenaire, Mikhaïl Degtyarev, pourtant irréprochable en termes d’élégance. Une personnalité brillante et racée à la Tereshkina, doublée d’une virtuose à la technique superlative, voilà sans doute l’un des noms à retenir pour le futur… Le solo exécuté ensuite par Alina Kliueva sur une musique de Rachmaninov apparaît comme la caution « moderne » d’un spectacle dédié exclusivement au répertoire classique – et sans guillemets s’il vous plaît – et qui en assume sans arrière-pensées tout le poids et tout l’héritage. Le langage chorégraphique, échappé de la gangue académique, semble ici uniquement réduit à quelques clichés : la lumière change d’aspect pour se faire plus crue et violente, on quitte les pointes pour les demi-pointes, le tutu pour la longue robe grahamienne, on adopte un air vaguement torturé… Certes, la demoiselle est sublimement belle, comme toutes ses consoeurs du reste, possède des lignes parfaites et, douée d’une présence animale, sait se montrer expressive, mais avouons que tout cela nous semble bien convenu et fort peu inventif. On reste là dans une imitation de formes. On passera donc notre tour pour cette fois, préférant évoquer l’autre figure mémorable de ce second acte… Dans un style aux antipodes de celui, terrestre et puissant, de Ekaterina Kraciuk, Olga Smirnova, vision éthérée revêtue d’un long tutu romantique, éblouit par sa poésie et son lyrisme intenses dans Consolation, un pas de deux de Kazian Goleizovsky sur une musique de Lizst, révélateur de l’esthétique d’une époque, qui semble tout à coup vivre et devenir passionnant sous ses pas, tant son sens du legato y est admirable. Le pas de deux de Coppélia qui lui succède, dans une version quelque peu insolite signée Fiodor Lopukhov, en paraît soudain bien triste, et notamment l’adage, exécuté proprement mais sans réelle magie. Il faut néanmoins reconnaître que les deux solistes, Nadezhda Batoeva et Alexeï Popov, manifestement très populaires auprès des spectateurs du théâtre, excellent en tous points dans leurs variations respectives. Le couple est des plus équilibrés – ce qui n’est pas toujours le cas dans cette série de pas de deux –, extrêmement charismatique de surcroît, et tous deux font preuve d’un naturel appréciable – Batoeva, avec son côté vieille école, tranche sur ce point avec une certaine génération récente de danseuses du Mariinsky – conjugué à une virtuosité étourdissante, notamment dans les sauts.

La troisième partie du spectacle, qui s’ouvre par un Duo vite oublié de Dmitry Pimonov sur une musique de Corelli, débute véritablement avec ce qui a probablement constitué l’un des sommets du spectacle, le classique adage de l’acte II de Giselle, sublimé – si tant est que la chose soit encore possible – par une interprète exceptionnelle de maturité et de maîtrise artistique, Tatiana Tiliguzova (une autre élève de Ludmila Safronova – qui, jadis, forma – hélas ! – notre Alina Somova internationale -, comme Olga Stepanova et Ekaterina Kraciuk). Celle-ci semble à vrai dire réunir toutes les qualités pour incarner une Giselle non seulement regardable – et franchement, ce n’est pas si courant ! – mais aussi admirable et digne de ce nom : lyrique sans fausseté, légère avec contrôle, précise et virtuose dans son travail de pied et sa petite batterie, capable de mimer simultanément par le haut du corps la terre et le ciel, la pesanteur et l’apesanteur – à la Lunkina en quelque sorte… Son partenaire, Alexandre Saveliev, déstabilisé par une pirouette malheureuse, réunit pourtant lui aussi toutes les qualités d’une étoile en puissance : une élégance aristocratique et sans maniérismes superfétatoires, un sens du partenariat et du détail technique en même temps qu’une saltation et une batterie brillantes. Là encore, deux jeunes gens à suivre attentivement… Un ultime pas de deux, Réflexion, signé de Leonid Jakobson sur une musique de Tchaïkovsky, dans lequel on retrouve l’interprète quelque peu minaudante de la Fée Canari, Oksana Krachuk, succède à ce beau moment et pâlit sans doute de la comparaison. La chorégraphie, peu passionnante, mais sans doute aussi trop adulte pour ces très jeunes gens, réduit le garçon à un rôle de soutien – bien assumé du reste par Konstantin Ivkin -, mais l’adage semble comme rester à l’état gymnique et manque singulièrement d’ampleur et d’expressivité. La conclusion du spectacle est enfin offerte aux danseurs de caractère, oubliés jusque-là, avec un large extrait du ballet Gayaneh. Inspiré d’une légende arménienne, ce ballet, méconnu en Occident, créé à Perm durant la dernière guerre pour Natalia Dudinskaya et Konstantin Sergueïev, vit notamment briller par le passé Ninel Kurgapkina et Rudolf Noureev, avant que celui-ci ne quitte l’URSS. Les deux solistes principaux – Ekaterina Duganova dans le rôle d’Aïcha et Grigory Piatetsky dans celui d’Armen – ainsi que le corps de ballet, tous revêtus de costumes rutilants et colorés, symboles d’un Orient littéraire et stéréotypé, brutal et fascinant, prouvent par leur puissance et leur enthousiasme communicatif, juste avant la reprise attendue de Shurale à la fin du mois, que la tradition des danses nationales et de caractère est non seulement toujours vivante en Russie, mais aussi prompte à enflammer le public.

Vidéo : Un reportage de la chaîne Kultura

smirnovaOlga Smirnova et Denis Zainetdinov dans Consolation (mus. F. Liszt, chor. K. Goleizovsky) © artifactsuite