Londres (Royal Opera House) – Tournée du Mariinsky – La Bayadère

La Bayadère
Londres, Royal Opera House
12 août et 13 août (matinée + soirée) 2011

A vrai dire, dans la Bayadère du Kirov, on ne se préoccupe guère de la « production », loin du faste matériel déployé par celle de Noureev – une oeuvre en soi, digne d’être commentée – ou par la sublime reconstruction de la version 1900 de Vikharev, donnée à Londres en 2003 et lâchement laissée de côté par le Mariinsky ces dernières saisons.

Les décors sont d’élégantes toiles peintes, qui reproduisent consciencieusement les dessins du XIXe siècle ; les costumes, colorés et sans sophistication particulière, sont en général jolis, agréables et de bon goût (avec une Manou sensiblement plus habillée que celle du Bolchoï…), mais pour le reste, il n’y a pas grand-chose à dire de plus. Si l’on y retrouve naturellement toutes les attractions exotiques attachées au ballet (un Brahmane implacable ressemblant à une gravure, incarné pour l’éternité par le grandiose vétéran Ponomarev, un Rajah d’opérette à la Iznogoud – RIP à son papa! -, des chaises à porteurs clinquantes comme il se doit, un bon vieux tigre en peluche synthétique, un éléphant monumental, qui vaut d’ailleurs bien celui de Paris, une Idole, très convenablement dorée…), on sent bien que tout cet attirail est d’ordre essentiellement symbolique et n’a qu’une fonction, celle de mettre en valeur la beauté de la danse et le lyrisme de l’école de Saint-Pétersbourg, le seul véritable sujet d’intérêt ici – exactement comme dans Le Lac des cygnes. De fait, tout le spectacle semble conçu pour culminer dans le tableau irréel de la Descente des Ombres, servi chaque soir par un corps de ballet et des solistes naturellement glorieux, en parfaits connaisseurs du livre qu’ils sont tous.

Du côté de la chorégraphie, les Parisiens n’ont pas de raison d’être dépaysés par cette Bayadère, donnée dans la version de 1941 revue par Vakhtang Chabukiani et Vladimir Ponomarev. Elle est en effet le modèle à partir duquel Rudolf Noureev (avec l’appui très notable de Ninel Kurgapkina) a monté la sienne à Paris, sans s’en écarter fondamentalement (et pourtant avec des droits d’auteur en prime). Pour le coup, il n’y a que les Anglais pour trouver que tout ça se finit un peu en queue de poisson, la version Kirov étant dépourvue du fameux quatrième acte de la destruction du temple, réinventé par Makarova en 1980.

Le Mariinsky n’est peut-être plus ce qu’il était, mais, à ma connaissance, aucune autre compagnie, pas même le Bolchoï (pourtant vu avec de très bonnes distributions dans ce ballet), n’est encore capable de nous aligner à la suite quatre Nikiya comme celles que Londres a pu admirer en conclusion de cette tournée : entre Tereshkina, Vichneva, Kondaurova et Lopatkina, toutes parfaites stylistes et puissantes interprètes, on se bat simplement pour savoir laquelle est la plus accomplie des quatre. Les Solor sont, eux, désespérément bons, voire excellents, y compris Korsuntsev, d’évidence le moins virtuose de la bande et le plus guindé dans l’incarnation du guerrier. Là où on l’on peut dire que ça pèche en revanche, contrairement à ce que peut nous offrir dans le même temps le Bolchoï, c’est du côté des Gamzatti : Anastasia Matvienko et Anastasia Kolegova ne sont certes pas de mauvaises danseuses, ou de celles qui flanchent douloureusement dans la technique, mais l’une et l’autre, avec des nuances (Kolegova a une danse tout de même bien plus policée que celle, très internationale, de Matvienko), peinent franchement à s’élever au niveau artistique des couples principaux. Il est vraiment regrettable que le Mariinsky, avec la réserve de solistes de talent qu’il possède, se contente actuellement de tout miser sur les deux rôles confiés aux étoiles et laisse celui de Gamzatti à des premières solistes au mieux efficaces, mais sans grande envergure et simplement bien en cour (où sont les Osmolkina, Novikova, Tkachenko, Zhelonkina…?). Peut-être éprouve-t-on cette même frustration avec l’Idole dorée (rôle interprété, selon les soirs, par Alexeï Timofeev, Vassili Tkachenko – un tout jeune que je n’ai pas vu malheureusement -, et Filip Stepin) qui ne laisse voir que de bons solistes, là où l’on attendrait pourtant (Thibault forever…) un virtuose éclatant du niveau de Shklyarov, qui a, désormais étoile, abandonné le rôle pour celui de Solor.

Bref, en dépit de ces réserves d’ordre général, j’ai pu apprécier trois des quatre représentations de cette petite série de Bayadère.

Viktoria Tereshkina et Vladimir Shklyarov sont très certainement l’image, présente et des années à venir, du Mariinsky et, par-delà leur fougue et leur technique superlatives à tous les deux, ils sont aussi le couple idéal à distribuer pour une première de ce type. Par l’autorité qu’elle dégage, Tereshkina peut sembler plus naturellement une Gamzatti, rôle qu’elle a interprété par ailleurs. Pourtant, son physique exotique, mystérieux, d’une infinie souplesse, ainsi que la passion débordante qu’elle déploie dans le jeu, font aussi d’elle une Nikiya très convaincante, ténébreuse et brûlante, dès les deux premiers actes, et pas seulement dans le troisième, taillé pour la perfection et le raffinement de sa technique classique. Sa Nikiya apparaît néanmoins pour l’instant un tantinet moins accomplie dans le détail que son Cygne (vraiment extraordinaire), ce qui donne parfois l’impression qu’elle domine trop son monde, à commencer par la Gamzatti – certes plutôt fade – d’Anastasia Matvienko, mais aussi, dans le deuxième acte, le Solor de Vladimir Shklyarov, redevenu tout petit garçon face à cette tragédienne envoûtante. Il faut dire que Shklyarov est plus prince (très très) charmant que sombre guerrier oriental, et, tout séduisant et brillant virtuose qu’il soit, il lui reste encore, avec l’autorité magistrale qu’il impose déjà, une petite marge de progression sur le plan de l’incarnation du personnage.

Pour la matinée du samedi, Ekaterina Kondaurova remplaçait, aux côtés de Denis Matvienko, Alina Somova, à la grande joie (secrète bien entendu) de maints balletomanes (Alina, peu distribuée sur cette tournée, semble pourtant être en grande voie de réhabilitation auprès des « spécialistes », ça aurait pu valoir le coup aussi de constater les changements…). De toutes les Nikiya du monde, Kondaurova est indubitablement la plus belle et la plus glamour, à défaut d’être la plus touchante – d’autant plus difficile dès lors de créer une image du personnage qui ne se confonde pas avec celle de sa propre beauté. Pourtant, on ne voit pas vraiment où est l’erreur, même si, en termes de projection, elle reste, sans qu’on sache trop expliquer pourquoi, en-deçà de Tereshkina, Lopatkina ou Vichneva (elle est beaucoup plus « jeune » aussi dans le rôle). Plus douce et humble que Tereshkina la veille, elle délivre un troisième acte d’une très grande pureté académique. Denis Matvienko est pour elle un partenaire impromptu mais efficace, en même temps qu’un Solor idéal à tous points de vue – et plus qu’éprouvé (avec quelle compagnie ne l’a-t-il pas dansé?). Avec Anastasia Matvienko en Gamzatti, plutôt meilleure que lors de la première, ce trio se révèle sans doute le plus équilibré de la série.

Avec Lopatkina en Nikiya, la tournée se terminait véritablement en apothéose, même si, avec le Mariinsky, l’on reste loin – et c’est très bien ainsi – de l’ambiance survoltée et des transes collectives provoquées par le Bolchoï en ces mêmes lieux. Dès la première seconde de son apparition en bayadère voilée, jusqu’à la fin du ballet en reines des Ombres, on est littéralement happé, hypnotisé par ce qu’elle offre, quelque part bien au-delà de la perfection technique et stylistique à peu près également partagée par les autres solistes ou étoiles de la compagnie. Lopatkina est parvenue à un tel sommet artistique que, dans ce rôle mystico-tragique qui semble écrit pour elle, au moins autant que celui d’Odette, elle n’a jamais besoin de « montrer » – d’être virtuose ou de jouer péniblement à l’actrice. Son intense spiritualité, la tendresse et l’intelligence dont se chargent tous ses gestes, conjuguées à la leçon de style magistrale qu’impose sa danse, suffisent amplement à nous emporter dans le rêve de Petipa. Lopakina en Nikiya est une révélation, elle donne au rôle tout simplement son sens. Korsuntsev ne s’élève évidemment pas au même niveau de virtuosité que Shklyarov, Matvienko ou Zelinsky, qu’on a loupé cette année (il remplace notamment la série de double-assemblés, merveilleusement exécutée par ses collègues, par un simple manège de grands jetés – magnifiques d’ailleurs), il n’a pas non plus l’énergie et la fougue rêvées d’un Solor, mais il possède cette force et cette autorité virile uniques – et fort appréciables – des danseurs du Mariinsky qui, à défaut de beaucoup danser dans les ballets classiques, savent toujours, de l’étoile au dernier figurant, imposer sur scène une noble et puissante allure.

Ce qui reste d’une Bayadère du Mariinsky, c’est, au moins autant que les étoiles, le corps de ballet – et notamment celui de la Descente des Ombres. D’une poésie et d’une musicalité uniques, respirant d’un même souffle, il ne faillit pas à sa réputation, même parvenu en bout de course. Les Trois Ombres se révèlent en revanche un peu inégales selon les représentations, surtout concernant la troisième, la plus difficile, systématiquement confiée, semble-t-il, à une très grande danseuse, aux lignes magnifiques, mais à la stabilité et aux articulations douteuses (Daria Vasnetsova en alternance avec Oxana Skorik). En revanche, Valeria Martynyuk (délicieuse dans la Manou également) en Première Ombre, Yana Selina ou Maria Shirinkina en Deuxième, sont musicalement et stylistiquement parfaites, exactement ce que l’on attend du Mariinsky. A part ça, révolution culturelle ou pas dans la compagnie, on semble aujourd’hui beaucoup moins dans la lutte aux développés célestes qu’il y a quelques années, comme en témoignent en particulier le pas de quatre des Bayadères et le très classique Grand pas du deuxième acte – un pur concentré de bonheur impérial.

Vladimir Ponomarev (le Brahmane), Ouliana Lopatkina (Nikiya), La Bayadère © Théâtre Mariinsky

Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – Gala

Gala
Carmen Suite / Scotch Symphony / Etudes
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
28 décembre 2010

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Le gala de clôture est sans nul doute la principale attraction des tournées annuelles du Mariinsky à Baden-Baden. En contrepoint d’une programmation qui se contente le plus souvent de décliner les classiques que l’on attend de la maison, cette soirée sait toujours proposer, en guise de dessert aussi copieux qu’alléchant, des oeuvres rares ou inédites, associées aux traditionnelles séries de pas de deux. Cette année toutefois, le gala délaisse les divertissements virtuoses pour une soirée en forme de « triple bill », réunissant trois pièces d’ampleur conséquente et s’inscrivant dans des styles bien distincts. On goûte d’autant plus cette affiche 2010, aux couleurs du XXème siècle, que l’on a peu d’occasions de ce côté-ci de l’Europe de voir représentés Carmen Suite, Scotch Symphony, ou même encore Etudes, tous entrés au répertoire du Mariinsky la saison dernière.

Carmen Suite est l’un des avatars de la nouvelle histoire d’amour, passablement incongrue, entre le couple Plissetskaïa-Chédrine et le Théâtre Mariinsky, ou plutôt son chef éminent, Valery Gergiev. Dans ce contexte, l’oeuvre d’Alberto Alonso, chorégraphiée en 1967 sur la musique de Bizet revisitée par Chédrine, est entrée au répertoire de la compagnie à l’occasion du festival d’avril dernier, en même temps qu’Anna Karénine, sur une partition du même compositeur. Plus de quarante ans après sa création – pour Maïa -, le ballet frappe surtout par son étrangeté chorégraphique et musicale, « datée », comme on a coutume de dire, à bien des égards, qui en fait davantage une curiosité historique et esthétique qu’un sommet incontournable – un indispensable en quelque sorte – du répertoire d’aujourd’hui. Le caractère novateur de la scénographie, ainsi que l’érotisme latent de la chorégraphie, qui avait créé en son temps le scandale à Moscou, restent cependant encore aisément perceptibles. L’action, construite autour d’une suite de tableaux juxtaposés les uns aux autres de manière délibérément abrupte, se déroule dans l’espace clos d’une arène symbolique, conçue comme lieu du combat et de la fatalité. Un rideau de scène rouge et noir, à l’effigie d’une tête de taureau, place l’oeuvre sous le signe d’un constructivisme qui inspire l’ensemble de la scénographie. Cette Carmen Suite ressemble du reste à un exercice de géométrie : géométrie du décor, dominé par les couleurs primaires, géométrie de l’action, libérée de tout lyrisme et d’une certaine forme de pittoresque espagnol, géométrie des caractères, stylisés jusqu’à l’abstraction, géométrie des pas, tout en parallèles, en lignes droites et en angles coupants, à l’image des ces chaises étranges qui envahissent la scène. C’est un choc, il faut le dire, de voir le rideau s’ouvrir sur Ouliana Lopatkina, la paume ouverte et le bras tendu à la seconde, dans la pose aguicheuse immortalisée par Maïa Plissetskaïa. Mais Ouliana ne cherche pas à singer Maïa dans sa vulgarité ravageuse, ni à être la Carmen gouailleuse de l’imaginaire populaire, elle utilise plutôt la chorégraphie, véritable ode à la plastique de l’interprète, et sa technique, aussi flamboyante et aiguisée qu’un couteau de brigand andalou, pour camper une séductrice à la beauté implacable, jouant sans complexe de tout son corps avec les hommes jusqu’à la mort. Une physicalité qui pourtant ne s’abstrait jamais du sens. A ses côtés, Danila Korzuntsev semble avoir été catapulté en Don José de Lopatkina uniquement pour des raisons de partenariat. Il réussit toutefois à convertir son relatif manque d’étoffe dramatique en un jeu qui fait ressortir la fragilité sentimentale d’un héros manipulé par la femme et le destin. Konstantin Zverev domine ici la distribution, se jouant des bizarreries de la chorégraphie d’Alonso et imposant un Escamillo au grotesque parfaitement contrôlé, qui se hisse à la hauteur dramatique de Lopatkina. Yulia Stepanova, enfin, est une captivante figure du Destin, déployant un style impeccable et une technique affutée dans un costume de Fantômette interdisant la moindre défaillance. On retrouve ces mêmes qualités, servies par une plastique de rêve, chez Nadezhda Batoeva, Margarita Frolova et Olga Gromova, jeunes recrues du Mariinsky elles aussi, qui forment le trio des Brigandes.

Scotch Symphony, créé par Balanchine en 1952 à partir d’extraits de la symphonie éponyme de Mendelssohn, témoigne surtout de l’intérêt marqué – et sans doute un peu trop appuyé – de l’actuel directeur de la compagnie, Youri Fateev, pour le chorégraphe américain, dont il fut longtemps l’un des répétiteurs au Mariinsky. L’oeuvre, qui se veut une variation libre et brillante pour solistes et corps de ballet autour de l’imaginaire de La Sylphide, est tout à fait charmante, le décor et les costumes – mélange de pittoresque écossais et de romantisme éthéré – sont délicieux, le corps de ballet y est admirable de placement et d’élégance, mais l’on se demande franchement ce qui imposait cette entrée au répertoire, en-dehors du fait que le ballet – souvenir, souvenir… – fait partie des tout premiers Balanchine montés au Kirov à la fin des années 80 (avec, notamment, Thème et Variations, présenté l’an dernier en ces mêmes lieux). On ne peut s’empêcher de penser à cette occasion qu’une révision-résurrection de l’actuelle production pétersbourgeoise de La Sylphide, qui ressemble davantage à un objet de musée qu’à une oeuvre vivante au style accompli, aurait sans doute eu plus de pertinence que ce retour en grâce d’un Balanchine oublié. Pour le reste, cette Symphonie Ecossaise, aussi joliment dansée soit-elle, manque de style, ou plutôt respire un peu trop celui, gracieux et sophistiqué, du Kirov, pour que l’on y croit vraiment. Anastasia Matvienko offre une prestation légère et souriante, à la fois appliquée et musicale, mais sans grand mystère ni nuances. Ancienne danseuse principale du Mikhaïlovsky, il lui manque toujours cette aura unique et quelque peu magique – sans parler du pied sculpté – des ballerines du Mariinsky. La paire qu’elle forme avec Alexandre Serguéïev, bondissant et racé, se révèle pourtant fort harmonieuse. On préférera toutefois au couple principal les demi-solistes qui les accompagnent ici : Valeria Martiniuk, petit elfe virtuose déployant son charme dans la première variation, et Vassili Tkachenko et Alexeï Nedviga, dont les qualités vont bien au-delà du port impeccable du kilt et du béret.

Etudes, apothéose de virtuosité débridée aux frontières de l’indécence, apporte la conclusion voulue à ce gala – explosive, comme il se doit. Le ballet de Lander, monté une première fois en 2003, est revenu lui aussi la saison dernière au répertoire du Mariinsky, dans une version, sensiblement différente de celle de l’Opéra de Paris, du Danois Johnny Eliasen. Malgré l’attrait que suscite le ballet, défi technique permanent pour les danseurs, était-ce bien raisonnable d’achever une tournée – et un gala de fin de tournée – par cette débauche de pas d’école, ce déploiement pyrotechnique virant aisément à la démonstration circassienne? On en doute un peu à voir ces pieds coquins venant parfois rompre l’harmonie du corps de ballet, ou ces alignements approximatifs, notamment lors du final, qui ternissent quelque peu l’exécution brillante des danseurs du Mariinsky. Aidée il est vrai par une orchestration – et un orchestre – qui ont clairement renoncé en cette fin de soirée à toute subtilité, la troupe en livre une interprétation qui, à défaut d’être à chaque instant parfaitement policée, n’est pas non plus dépourvue de second degré ni d’humour. Le pur exercice technique et ses contraintes militaires, théâtralisé par Lander, en est ainsi mis légèrement à distance. Pour servir le propos du ballet, un trio d’étoiles de haut vol s’impose, et en l’absence de Léonide Sarafanov, le Mariinsky nous offre sans doute ce qu’il a de mieux en magasin, avec Denis Matvienko, Vladimir Shklyarov et Viktoria Tereshkina. Chez les garçons, on pourra toutefois regretter, en cette représentation un brin fatiguée, que les qualités de l’un semblent se perdre un tantinet chez l’autre. Matvienko a pour lui la puissance, l’énergie et la précision dans les sauts et les tours – et l’impeccable série de fouettés -, Shklyarov a le ballon, l’élégance, et l’enthousiasme d’une jeunesse irrésistible. Pour réconcilier tout le monde, Viktoria Tereshkina s’impose de manière incontestable à leurs côtés, malgré deux petites erreurs aussi incongrues qu’inhabituelles, comme la reine de la soirée. Sa danse ciselée et spirituelle, d’un raffinement qui évite les pièges du maniérisme, est de celle, rare, qui convertit la virtuosité en art. Une grande ballerine dont l’éclat et l’élégance honorent la tradition aristocratique d’une compagnie séculaire.

Anastasia Matvienko, Alexandre Serguéïev et Valeria Martiniuk, Scotch Symphony © artifact suite

Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – Casse-noisette

Casse-noisette
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
26 décembre 2010
Novikova / Sarafanov

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Casse-noisette, c’est évidemment le rituel obligé de décembre, le ballet indissociable du folklore de Noël. Pas un hasard si le Mariinsky, envers et contre tout, et malgré des salles allemandes pas vraiment pleines, continue de l’imposer en série lors de ses visites annuelles à Baden-Baden, ville de carte postale qui dissimule forcément, au détour de quelque rue enneigée, la maison des Stahlbaum. Pour la troupe, cette tournée est d’ailleurs une occasion unique de danser, en lieu et place de la production modernisée de Simonov et Chemiakin, la vieille version classique de Vassili Vainonen, chorégraphiée en 1934 pour Galina Oulanova, et réservée à Saint-Pétersbourg aux seuls élèves de l’Académie Vaganova, qui la dansent traditionnellement sur la scène du Mariinsky durant les mois d’hiver.

Détaché de ses racines impériales et récupéré par une culture à dominante anglo-saxonne, Casse-noisette est devenu bien souvent, dans le monde du ballet occidental, l’objet kitsch par excellence. Pour les amateurs de productions sucrées et généreuses en paillettes ou en effets spéciaux, ou, à l’opposé, de celle, plus sombre et chic, de Rudolf Noureev, la version de Vainonen, avec ses tons passés, risque donc d’avoir l’air aujourd’hui un brin vieillotte, dépourvue qu’elle est, surtout, de toute la surenchère spectaculaire qu’on est censé venir chercher dans une oeuvre originellement dédiée à l’enfance. Le sapin de Macha, simple décor au centre du salon, ne subit aucune transformation extraordinaire, les costumes, sans artifices superfétatoires, ont l’air de sortir d’un antique coffret à panoplies enfantines et n’ont d’autre fonction que symbolique, la magie de la Valse des Flocons tient au seul génie chorégraphique de Vainonen conjugué à la poésie et au lyrisme d’un corps de ballet russe d’exception, et le royaume de Confiturembourg se déploie au troisième acte dans le camaïeu de rose des toiles un peu surannées de Virsaladze, dont l’onirisme relève plus d’un effort de l’imagination que d’un faste réel. Aucun mauvais goût là-dedans – on est au Mariinsky tout de même -, mais une sobriété de moyens, un réalisme naïf et stylisé, auxquels des yeux modernes et occidentaux ne sont sans doute plus guère habitués.

Bien plus que son absence de spectaculaire, cette production, dansée par la troupe, a quelque chose d’un peu frustrant sur le plan chorégraphique. Non que l’on éprouverait ici une quelconque nostalgie pour les déferlements infernaux de pas à la Noureev – on s’en nettoierait plutôt l’esprit! – mais force est de constater que le ballet, tel qu’il a été créé par Vainonen, convient mieux aujourd’hui à des élèves d’une école d’élite (Ivanov l’avait d’ailleurs chorégraphié pour les élèves de l’Ecole du Ballet Impérial) qu’à des danseurs connus par ailleurs pour leur virtuosité extrême. Dans le premier acte, les danses autour du sapin, traditionnellement réservées aux enfants, sont exécutées par les adultes, de même qu’au deuxième acte le combat des Rats, ce qui n’est pas sans faire naître un certain sentiment d’incongruité, et il faut attendre la Valse des Flocons – il est vrai, sublime – pour que le corps de ballet dispose enfin d’une nourriture chorégraphique un peu plus consistante. Les solistes principaux sont mieux traités, entre le joli pas de deux du rêve à la fin du deuxième acte et le grand pas final, pastichant allégrement l’Adage à la Rose de La Belle au bois dormant avec ses quatre cavaliers entourant l’héroïne Macha, mais pour autant, le ballet ne leur offre pas quantité de moments pour briller dans une pyrotechnie qu’ils seraient d’évidence à même de soutenir.

Il faut le reconnaître, on aurait sans doute du mal à envisager la production de Vainonen sous forme de longues séries de représentations à l’intérêt (a priori) sans cesse renouvelé, comme on en a l’habitude en Occident. Il n’empêche, le ballet, livré à petites doses et une fois l’an dans le cadre de cette tournée allemande, possède un charme certain, venant de l’évidente familiarité entre la troupe du Mariinsky et la chorégraphie, qui fait qu’à aucun moment on ne se pose la question de la pertinence de la version proposée, tant elle semble faire corps avec les danseurs. Par son découpage, ses images mêmes, à commencer par celle de l’arrivée des invités dans la maison des Stahlbaum, on comprend aussi qu’elle est la version « princeps » dont s’est nourri le jeune Noureev, le texte originel sur lequel il a pu rêver intensément, avant de concocter sa propre relecture, à l’imaginaire plus sombre et complexe, jusque dans l’écriture chorégraphique.

La représentation du 26 réunissait Olessia Novikova et Léonid Sarafanov dans les rôles principaux et s’annonçait surtout comme la « dernière » de Sarafanov au Mariinsky, engagé au Mikhaïlovsky comme danseur étoile à compter de janvier prochain. Tous deux ont incontestablement le charme juvénile et les physiques délicats qui se prêtent à ces rôles de fantaisie, ne péchant ni par un excès de dramatisme ni par une maturité physique déplacée. Olessia Novikova campe au début une petite fille naïve et émerveillée, dont le jeu, à la théâtralité certes conventionnelle (mais le ballet, construit autour d’archétypes de conte, en demande-t-il tellement plus?) met bien en valeur la dimension initiatique de l’intrigue, dès lors qu’elle se métamorphose dans le grand pas de deux final en une princesse imposant son autorité par le raffinement et l’élégance de sa danse. L’entente des deux danseurs est visible, bien que Sarafanov soit loin de se montrer le meilleur des partenaires sur le plan technique, commettant quelques erreurs dommageables dans les soutiens et portés des deux pas de deux du ballet. Sa variation au dernier acte est en revanche déconcertante d’aisance, de précision et de brio, au point qu’on se demande vraiment ce qu’il faut pour dérider le public allemand et le sortir de sa froideur polie. Au final, leur duo, qui cède parfois à une forme de démonstration, malheureusement non dépourvue de quelques approximations, n’effacera pas le souvenir de la pureté classique de Ekaterina Osmolkina et Vladimir Shklyarov, vus ensemble dans ce même ballet et en ces mêmes lieux il y a trois ans de cela.

Le ballet laisse peu de place à des rôles intéressants pour les demi-solistes – et il y a vraiment de quoi se désoler, entre autres petites choses, de voir l’excellente Yana Selina réduite au premier acte à celui de Luisa, qui n’a même pas ici de variation à portée de bras ou de pointe pour lui permettre de briller quelques brèves minutes. La prestation de Youri Smekalov en Drosselmeyer a néanmoins de quoi retenir l’attention au premier acte, plus peut-être que les divertissements qu’il offre successivement aux enfants, dont les interprètes apparaissent un peu en retrait, en-dehors de Fiodor Murashov, toujours parfait en Bouffon. Malgré le caractère très conventionnel de ce rôle de vieux magicien vaguement excentrique, Smekalov (qu’on avait pu apprécier dernièrement au Châtelet en génial Chambellan dans Le Petit Cheval Bossu de Ratmansky) parvient, par le seul art de la pantomime, à lui instiller quelque chose de personnel, laissant deviner toutes les qualités dramatiques d’un artiste qui a fait ses armes auprès de la troupe de Boris Eifman avant de rejoindre le Mariinsky. Dans le dernier acte, les danses de caractère ne permettent peut-être pas de livrer des prestations d’anthologie, mais demeurent une leçon pour les danseurs des troupes occidentales, souvent guindés ou trop peu naturels dans ce style de chorégraphie. Si le Trepak est un peu fatigué sur cette représentation et l’Orientale toujours aussi ennuyeuse, la Danse Espagnole, interprétée par Olga Belik et surtout l’impeccable Karen Ioannissian, se révèle très séduisante, de même que la Danse Chinoise, menée avec entrain et précision par Yulia Kasenkova et Islom Baimuradov. Le trio des Mirlitons laisse également voir un excellent Alexeï Timofeev, aux côtés des ravissantes Yana Selina et Irina Golub.

A défaut d’un feu d’artifice pour les divers solistes, ce Casse-noisette aura en tout cas permis d’apprécier le lyrisme et l’élégance uniques du corps de ballet du Mariinsky, particulièrement en forme sur cette représentation et sur les deux gros morceaux de bravoure que sont la Valse des Flocons et la Valse des Fleurs, qui accompagne le pas de deux final, transformé en partie en pas de six. La Valse des Flocons en particulier, malgré un très léger décalage entre les Deux Flocons en chef, Daria Vasnetsova et Oxana Skorik, est un miracle d’harmonie musicale et de poésie aérienne, qui parvient à faire oublier l’investissement physique qu’il demande, jusqu’au moment un peu plus laborieux de la « remontée des Flocons », sorte de pastiche inversé de la « descente des Ombres », destinée à conclure le tableau.

Olessia Novikova (Macha) et Léonide Sarafanov (le Prince Casse-Noisette) © dansomanie

Xème Festival du Mariinsky (15-25 avril 2010) – Programme

15 avril
Anna Karénine – Première

Ballet en deux actes d’après le roman de Léon Tolstoï
Musique : Rodion Shchedrin
Chorégraphie : Alexeï Ratmansky
Directeur musical : Valéry Gergiev
Décors : Mikael Melbye
Vidéos : Wendall Harrington
Lumières : Jørn Melin
Conception dramatique : Martin Tulinius
Assistante du chorégraphe : Tatiana Ratmanskaya
Production de l’Opéra National de Pologne (Théâtre Wielki)

Anna Karénine : Diana Vichneva
Alexeï Karénine : Islom Baimuradov
Comte Vronsky : Konstantin Zverev
Princesse Shcherbatskaya (Kitty) : Evguénia Obraztsova
Stepan Oblonsky (Steve) : Dmitri Pikhachov
Daria Oblonskaya (Dolly) : Maya Dumchenko
Konstantin Levin : Filipp Stepin
Princesse Betsy : Sofia Gumerova

16 avril
Anna Karénine – Première

Ballet en deux actes d’après le roman de Léon Tolstoï
Musique : Rodion Shchedrin
Chorégraphie : Alexeï Ratmansky
Directeur musical : Valéry Gergiev
Décors : Mikael Melbye
Vidéos : Wendall Harrington
Lumières : Jørn Melin
Conception dramatique : Martin Tulinius
Assistante du chorégraphe : Tatiana Ratmanskaya
Production de l’Opéra National de Pologne (Théâtre Wielki)

Anna Karénine : Uliana Lopatkina
Alexeï Karénine : Sergueï Berezhnoï
Comte Vronsky : Yuri Smekalov
Princesse Shcherbatskaya (Kitty) : Svetlana Ivanova
Stepan Oblonsky (Steve) : Ruben Bobovnikov
Daria Oblonskaya (Dolly) : Yulia Kasenkova
Konstantin Levin : Alexeï Timofeev
Princesse Betsy : Alexandra Iosifidi

 

Alexei Ratmansky dirigeant une répétition d’Anna Karénine

17 avril
Roméo et Juliette

Ballet en trois actes et treize scènes
Musique : Sergueï Prokofiev
Chorégraphie : Léonide Lavrovsky (1940)
Livret : Andrian Piotrovsky, Sergueï Prokofiev, Sergueï Radlov et Léonide Lavrovsky, d’après la tragédie de William Shakespeare
Décors et costumes : Piotr Williams
Création : 11 janvier 1940, Théâtre Kirov, Léningrad

Juliette : Polina Semionova (Staatsballett Berlin)
Roméo : Vladimir Shklyarov
Tybalt : Ilya Kuznetsov
Mercutio : Alexandre Serguéïev

18 avril

La Bayadère

Centenaire de la naissance de Vakhtang Chabukiani
Ballet en trois actes
Musique : Ludwig Minkus
Chorégraphie : Marius Petipa (1877), révisée par Vladimir Ponomarev et Vakhtang Chabukiani (1941), avec des danses de Konstantin Sergueïev et Nikolaï Zubkovsky
Livret : Marius Petipa et Sergueï Khudekov
Décors : Mikhaïl Shishliannikov, d’après les décors d’Adolph Kvapp, Konstantin Ivanov, Piotr Lambin et Orest Allegri (production de 1900)
Costumes : Evguéni Ponomarev (production de 1900)
Lumières : Mikhaïl Shishliannikov
Création : 1877, Théâtre Bolchoï, Saint-Pétersbourg

Nikiya : Viktoria Tereshkina
Solor : Igor Zelensky
Gamzatti : Anastasia Matvienko

La Bayadère

19 avril
Carmen Suite – Etudes – Apollon

Carmen Suite – Première

Musique : Georges Bizet – Rodion Shchedrin
Chorégraphie : Alberto Alonso
Chorégraphe  de la production : Viktor Barykin
Décors : Boris Messerer

Carmen : Uliana Lopatkina
Jose : Danila Korsuntsev
Torero : Evguéni Ivanchenko

Etudes – Première d’une nouvelle version de la production

Musique : Carl Czerny
Arrangements : Knudege Riisager
Chorégraphie : Harald Lander (1948), remontée par Johnny Eliasen
Lumières : Alexander Naymov
Première : 15 janvier 1948, Ballet Royal du Danemark, Théâtre Royal, Copenhague,
Première au Théâtre Mariinsky : 18 avril 2003
Première de la nouvelle version : 27 février 2010

Avec Alina Somova, Filipp Steppin, Denis Matvienko, Alexandre Serguéïev

Apollon

Ballet en deux scènes
Musique : Igor Stravinsky (Apollon musagète)
Chorégraphie : George Balanchine (1928)
Livret : Igor Stravinsky
Version montée par Francia Russell
Décors et lumières originaux : Ronald Bates
Lumières : Vladimir Lukasevitch
Première mondiale : 12 juin 1928, Les Ballets Russes de Serge de Diaghilev, Théâtre Sarah Bernhardt, Paris
Première au Théâtre Mariinsky : 30 avril 1998

Apollon : Andrian Fadeev
Terpsichore : Anastasia Matvienko
Polymnie : Irina Golub
Calliope : Yana Selina

Uliana Lopatkina, Carmen Suite

20 avril
Giselle

Centenaire de la naissance de Tatiana Vecheslova

Ballet fantastique en deux actes
Musique : Adolphe Adam
Chorégraphie : Jean Coralli, Jules Perrot et Marius Petipa
Livret : Vernoy de Saint-Georges, Théophile Gautier et Jean Coralli
Décors : Igor Ivanov
Costumes : Irina Press
Consultant pour la reconstruction de la production (1978) : Yuri Slonimsky

Giselle : Natalia Osipova (Ballet du Bolchoï)
Albrecht : Léonide Sarafanov
Hans : Ilya Kuznetsov
Myrtha : Ekaterina Kondaurova

21 avril
Le Lac des cygnes

Ballet fantastique en trois actes et quatre scènes
Musique : Piotr Tchaïkovsky
Chorégraphie : Marius Petipa et Lev Ivanov (1895), révisée par Konstantin Serguéiev (1950)
Livret : Vladimir Begichev et Vassili Geltzer
Décors : Igor Ivanov
Costumes : Galina Soloviova
Création : 20 février 1877, Théâtre Bolchoï, Moscou (chorégraphie de Julius Reisinger)
Création à Saint-Pétersbourg: 15 janvier 1895, Théâtre Mariinsky  (chorégraphie de Lev Ivanov et Marius Petipa)
Version de Kontantin Serguéïev : 8 mars 1950, Théâtre Kirov, Léningrad

Odette-Odile : Svetlana Zakharova (Ballet du Bolchoï)
Siegfried : Andreï Uvarov (Ballet du Bolchoï)
Rothbart : Konstantin Zverev
Les Amis du Prince : Yana Selina, Valeria Martiniuk, Maxim Zyuzin
Le Bouffon : Grigory Popov

22 avril
Giselle
(Mats Ek)

Ballet en deux actes
Chorégraphie : Mats Ek
Musique : Adolphe Adam
Décors et costumes : Marie-Louise Ekman
Lumières : Jorgen Jansson
Chorégraphes – Assistants de la production : Ana Laguna, Monica Mengarelli
Décors – Assistant de la production : Peter Freiij
Costumes – Assistant de la production : Katrin Brännström

Ballet de l’Opéra de Lyon, dir. Yorgos Loukos

Giselle (Mats Ek)

23 avril
Soirée « Jeunes Chorégraphes » – Smekalov / Faski / Liang

Factory Bolero – Première

Musique : Maurice Ravel
Chorégraphie : Yuri Smekalov
Technical Designer : Alexander Letsius
Costumes : Tatiana Noginova
Lumières : Kamil Kutyev

Avec Viktoria Tereshkina
Anton Korsakov, Karen Ioannissian,
Alexander Sergueïev, Konstantin Zverev, Maxim Zyuzin,
Anton Pimonov, Danila Korsuntsev

Simple Things – Première

Musique : Arvo Pärt
Chorégraphie : Emil Faski
Costumes : Jérôme Marchand
Lumières : Vladimir Lukasevitch

Avec Ekaterina Kondaurova
Maxim Zyuzin, Anton Pimonov, Alexeï Timoféïev,
Fyodor Murashov, Ilya Petrov, Rafael Musin,
Vassili Tkachenko

Flight of Angels – Première

Musique : Marin Marais, John Taverner
Chorégraphie : Edwaard Liang

Avec Olesia Novikova et Léonide Sarafanov
Margarita Frolova, Anastasia Mikheikina,
Olga Gromova,
Kirill Safin, Ilya Levai, Filipp Stepin, Oleg Demchenko

24 avril
La Belle au bois dormant

Ballet-féerie en trois actes avec un prologue et une apothéose
Musique : Piotr Tchaïkovsky
Chorégraphie : Marius Petipa, révisée par Konstantin Serguéïev (1952)
Livret : Ivan Vsevolozhsky, Marius Petipa, d’après les contes de Charles Perrault
Décors et costumes : Simon Virsaladze
Création : 3 janvier 1890, Théâtre Mariinsky, Saint-Pétersbourg
Version révisée par Serguéïev : 25 mars 1952, Théâtre Kirov, Léningrad

Aurore : Alina Somova
Désiré : David Hallberg (ABT)
La Fée des Lilas : Daria Vasnetsova
La Fée Diamant : Valeria Martiniuk
La Princesse Florine : Oxana Skorik
L’Oiseau bleu : Maxim Zyuzin

25 avril

Gala-concert

Immortal Beloved

Musique : Philip Glass
Chorégraphie : Edwaard Liang
Décors et lumières : Edwaard Liang
Costumes : Yana Serebryakova
Directeur musical : Alexandre Novikov

Avec Igor Zelensky, Anna Zharova, Natalia Yershova, Elena Lytkina et les artistes du Ballet de Novossibirsk

Rubis
Musique : Igor Stravinsky
Chorégraphie : George Balanchine
Version montée par Karin von Aroldingen, Sarah Leland, Elyse Borne et Sean Lavery
Scénographie : Sean Lavery (1967)
Costumes : Karinska (1967)
Recréations des costumes supervisée par Holly Hines
Lumière originale : Ronald Bates
Lumière : Perry Silvey
Première mondiale : 13 avril 1967, New York City Ballet, New York State Theater
Première au Théâtre Mariinsky : 30 octobre 1999, Saint-Pétersbourg

Avec Hélène Bouchet (Ballet de Hambourg), Andrian Fadeev, Ekaterina Kondaurova

Divertissement

Scènes et pas de deux tirés de ballets et de compositions chorégraphiques

Avec Alina Cojocaru (Royal Ballet Covent Garden),
Uliana Lopatkina, Irma Nioradze,
Viktoria Tereshkina,
Ekaterina Kondaurova, Olesia Novikova
David Hallberg (American Ballet Theatre),
Martin Vedel (Béjart Ballet Lausanne),
Denis Matvienko, Léonide Sarafanov, Ilya Kuznetsov,
Vladimir Shklyarov

Igor Zelensky, Immortal Beloved

Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – Gala

Gala
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
28 décembre 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

A Baden-Baden, la tournée du Mariinsky s’achève, comme le veut la tradition, par un grand gala alternant les habituels divertissements attachés au genre et de courts ballets indépendants qui en font d’ordinaire tout le sel. Tradition respectée en ce que le programme effectif ne correspond jamais complètement à l’affiche annoncée… Nul doute que le charme du Mariinsky réside aussi dans cet effet de surprise sans cesse renouvelé… L’essentiel est toutefois préservé avec, cette année, la présentation pour la première fois au public occidental de deux oeuvres ayant fait leur retour la saison dernière dans le répertoire de la troupe : In the Night de Jerome Robbins et Thème et Variations de George Balanchine. Un programme placé sous le signe d’une Amérique néo-classique, qui porte sans conteste la marque du très balanchinien directeur « par intérim » de la troupe, Youri Fateev.

I- Divertissements

Le spectacle débute par les divertissements d’usage, dont la succession aléatoire ne semble guère, à vrai dire, avoir été réfléchie longuement – au risque pourtant de briser l’effet souhaité. En ouverture, le Grand Pas classique, qui se prête particulièrement bien aux circonstances, et dans lequel Evguénia Obraztsova évolue, aux côtés de Maxim Zyuzin, en remplacement d’Alina Somova, déjà partie se rafraîchir sous le ciel de Saint-Pétersbourg. On ne se plaindra certes pas du changement, qui assure, avec une agréable sérénité, le retour à un certain classicisme des formes et du style. Pourtant, si la danse solide et ciselée d’Obraztsova ne souffre d’aucune scorie, brillant notamment par son aplomb, elle ne possède pas non plus – du moins pas au même degré – l’autorité souveraine et l’élégance spirituelle de Viktoria Tereshkina, vue en ces lieux il y a deux ans aux côtés d’Anton Korsakov, et dont ce pas est, en quelque sorte, le morceau de bravoure personnel… Son élégant partenaire est lui-même irréprochable, mais entre « bon » et « grand », « soliste » et « étoile », il y a aussi, souvent, tout le poids de l’ennui…

Le Pas de six de La Vivandière (Markitanka en Russie) fait figure de choc esthétique après l’académisme aristocratique du Grand Pas d’Auber – entouré de surcroît de cette virtuosité brillante, sinon clinquante, que livrent d’ordinaire les galas. Tiré d’un ballet d’Arthur Saint-Léon, ce pas, reconstruit pour le Kirov par Pierre Lacotte en 1979, est conçu pour un couple de danseurs et quatre solistes féminines, et nous est surtout connu aujourd’hui en Occident grâce aux enregistrements vidéographiques avec les couples Alla Sizova/Boris Blankov ou Elena Pankova/Sergueï Vikharev, témoignages de la gloire d’une compagnie et de la grandeur d’un style. Le style romantique et terre-à-terre qu’il développe, avec son travail particulier du buste, ses ports de bras, sa batterie de petits pas taquetés et sautés, et ses étranges demi-pliés, paraît encore, en dépit de la continuité historique évidente, aux antipodes du style des grands ballets de Petipa, adopté universellement – et à tort – comme la quintessence du ballet classique. Malheureusement, ce répertoire est sans doute trop peu dansé aujourd’hui – ou dans des circonstances exceptionnelles -, pour que le résultat paraisse vraiment naturel et accompli. Confié de surcroît à des interprètes – avouons-le – de second rang au sein de la troupe – Elena Evsseva (seconde soliste venue du Mikhaïlovsky et recrutée sur le tard par le Mariinsky) et Filipp Steppin (second soliste depuis peu), entourés d’un quatuor de très jeunes danseuses du corps de ballet (Evguénia Dolmatova, Anna Lavrinenko, Yulianna Chereskevitch, Oksana Skorik) – le morceau, exécuté proprement, avec une plaisante ingénuité et d’impeccables cabrioles du côté d’Elena Evseeva, conserve une dimension par trop scolaire et appliquée pour vraiment enthousiasmer, a fortiori lorsqu’on a à l’esprit les modèles illustres cités plus haut. Pour le coup, dans ce registre exigeant davantage de vivacité que d’autorité proprement dite, Evguénia Obraztsova (qui a du reste déjà dansé l’Ondine de Lacotte), accompagnée éventuellement de Maxim Zyuzin, plus véloce et léger dans la saltation et la batterie que Filipp Steppin, aurait sans doute su apporter les qualités qui pouvaient manquer ici à l’interprétation…

Le duo de Shéhérazade, juste après la rustique Vivandière, est une autre incongruité stylistique, non prévue initialement, dans le cadre de ce programme de divertissements… L’extrait peine au demeurant à vivre coupé de son contexte dramatique flamboyant, tandis que les lumières – camaïeu de pastels rose et bleu -, paraissent bien inappropriées pour éclairer les étreintes passionnées de Zobéide et de l’Esclave doré. En dépit d’un cadre peu porteur, Ekaterina Kondaurova ne suscite pas l’ombre d’une réserve dans ce rôle taillé pour ses lignes félines et sa sensualité très dynamique, tempérée par un intrigant sens du mystère, dont on ne sait s’il est tourné vers la lumière ou les ténèbres. En revanche, Evguény Ivanchenko ne semble avoir que sa puissance fascinée à offrir à cette essence ambiguë de la féminité. Sa présence s’impose avec une force brutale, mais les contours de la passion, au travers des poses orientales stéréotypées qui émaillent la chorégraphie, manquent de nuances et d’un certain abandon lascif et sensuel – à la Rouzimatov…

Le Pas de deux de Tarantella, s’il nous montre un Léonid Sarafanov en virtuose bondissant et légèrement cabotin – celui que tout le monde attend -, pâtit du déséquilibre entre deux partenaires évoluant à des rythmes sensiblement différents pour un morceau de bravoure exigeant une énergie et une vélocité partagées. Tandis que Sarafanov se montre sous son jour le plus festif, flirtant ouvertement, le tambourin à la main, avec le public… et s’arrangeant quelque peu avec la chorégraphie, Nadezhda Gonchar aborde cette pièce impossible de Balanchine à la russe et surtout sans lui apporter le moindre accent, musical ou « dramatique », la transformant en un pénible exercice de virtuosité pure, dépourvu de second degré, où, sans surprise, Sarafanov joue et gagne… Pour le coup, deux jeunes et brillants coryphées de la troupe, Elizaveta Cheprasova et Kirill Safin, vus sur la scène du Mariinsky il y a quelques mois, s’étaient montrés bien plus enthousiasmants, avec leur dynamisme un peu juvénile, lors de leurs premiers pas dans ce même duo – respecté à la lettre.

Le sommet de cette première partie, inégale ou déséquilibrée il faut bien le dire, est venu sans nul doute du Grand Pas de deux chorégraphié par Christian Spuck et interprété par Uliana Lopatkina et Danila Korsuntsev, le couple emblématique du répertoire noble et lyrique au Mariinsky depuis de nombreuses saisons. Il s’agit là d’un pastiche d’un pas de deux classique, dans lequel l’image de la ballerine parfaite est gentiment moquée et mise à mal par le chorégraphe, au son d’une réjouissante musique de Rossini. Chaussée de lunettes et armée d’un petit sac, Uliana – l’Unique, la Divine, la Ballerine au raffinement incomparable – devient avec humour et pour quelques minutes une créature maladroite et passablement ridicule, tandis que Danila le cavalier idéal assiste avec une même ironie à ses évolutions grandiosement incontrôlées. Danila Korsuntsev n’a sans doute pas la présence dramatique d’Igor Kolb (avec lequel Lopatkina a dansé ce même pas de deux), mais son interprétation, inattendue, fonctionne, faisant d’autant plus sens qu’il est justement – d’ordinaire – Korsuntsev l’impénétrable. Odette-Odile ou Nikiya, on le sait, Lopatkina l’est avec noblesse et comme une évidence… Camper une ballerine d’opérette, tendance Trockadéro, tel était donc le véritable défi pour elle. Reconnaissons qu’il fallait du génie pour accepter de se moquer ainsi de soi-même – et y réussir. Toute autre qu’elle, sans doute, y serait pathétique, même si le succès de la parodie tient aussi à sa renommée particulière. La dernière ballerine est ici descendue de son piédestal, elle en ressort encore grandie.

La première partie aurait sans doute pu s’achever là, sur cette note de gaieté et d’accomplissement artistique. Le dispensable Pas de deux de Don Quichotte, servi ici comme un Grand Pas, avec corps de ballet et variation soliste en forme de décor inutile, ne fait qu’apporter la démonstration des perversions du système des galas internationaux, comme principal emblème de la danse classique d’aujourd’hui. Le couple Matvienko, en héros d’un tel circuit, nous inonde ainsi sans nuances de son efficacité, de sa technicité, de sa virtuosité, mais de style – de Kiev, de Saint-Pétersbourg, de Moscou ou d’ailleurs – point… Une mécanique professionnelle parfaitement huilée, jusque dans le côté légèrement négligé prise par la démonstration – ne pas trop faire dans le détail raffiné tout de même… -, et cependant, en-dehors de la présence de Yana Selina en éternel second rôle, comme qui dirait, un abîme de frustration artistique…

Evguénia Obraztsova et Maxim Zyuzin, Grand Pas classique © Marcus Gernsbeck

II- In the Night (J. Robbins)

On n’est pas rosse, et on n’en voudra pas trop longtemps à Anastasia et Denis distribués dans le rôle quelque peu factice des étoiles du XXIème siècle, car c’est paradoxalement ce même couple qui aura été le plus convaincant – en tant que couple – dans l’In the Night de Jerome Robbins. Le ballet a ainsi été remonté la saison dernière à Saint-Pétersbourg avec un certain succès – si l’on en juge par les reprises nombreuses et les distributions variées dont il a déjà fait l’objet – après une première entrée au répertoire en 1992. Il semble au demeurant avoir été chorégraphié tout exprès pour sublimer l’élégance aristocratique et la subtilité dramatique des danseurs du Mariinsky, même si, parfois, l’on attendrait plus de naturel dans ces déambulations nocturnes. Les Matvienko y interprètent le premier pas de deux, censé représenter la jeunesse et une certaine forme d’innocence, de naïveté dans le rapport amoureux. Il faut dire qu’il se dégage de cette paire, fusionnelle et habitée, une fluidité et une évidence qu’on voit rarement aujourd’hui sur scène, où les couples se font, se défont, sans heurts, mais sans qu’il se produise pour autant l’étincelle que le public attend. Pris quelques minutes auparavant dans l’automatisme et la trivialité, ils revisitent avec un éclat tempéré et réellement émouvant le Nocturne en mauve de Chopin revu et chorégraphié par Robbins. Dans le deuxième pas de deux, celui en brun, Ekaterina Kondaurova déploie son autorité mystérieuse et lointaine aux côtés du sombre Evguény Ivanchenko, mais comme pour le troisième pas de deux, associant Uliana Lopatkina et Danila Korsuntsev, les deux couples souffrent d’associer les silhouettes d’une ballerine et d’un cavalier, plutôt que celles de deux époux ou de deux amants. L’esthétique n’est pas classique, mais bien néo-classique (le mot prend ici tout son sens), et malgré la poésie et la magnificence des différents interprètes – presque échappés d’un tableau de maître -, on reste sur l’impression que l’homme conserve – comme une forme d’orgueil – ce désir de retrait et cette discrétion admirable qui font de la femme la seule héroïne véritable et possible du ballet. Le propos de Robbins est sensiblement différent puisqu’il parle de couples et non de partenaires, mais cette entrée au répertoire et ces prises de rôles simultanées n’en demeurent sans doute pas moins passionnantes à suivre.

III- Thème et Variations (G. Balanchine)

Contrepoint absolu à l’impressionnisme d’In the Night, Thème et Variations apporte une conclusion, sous forme d’apothéose pyrotechnique, à un gala à dominante clair-obscur – image d’une compagnie lunaire, encore miraculeuse et pourtant déclinante… A la manière d’un joyau fin-de-siècle… Lorsque deux grandes étoiles – Lopatkina et Tereshkina – se retrouvent presque seules, en reines incontestées, à devoir tenir une soirée de trois heures entre leurs mains… Le ballet de Balanchine, qui se doit d’être un feu d’artifice de virtuosité, souffre d’ailleurs ici – petit détail de forme – d’un éclairage presque tamisé, peu approprié à l’explosion visuelle qu’il est censé mettre en scène, sans parler de la lourdeur des costumes du corps de ballet, plus « tarte à la crème » bourgeoise qu’évocateurs d’un quelconque imaginaire impérial. Pour le reste, on peut difficilement imaginer un meilleur couple de solistes que celui formé de Viktoria Tereshkina et Vladimir Shklyarov pour interpréter ce ballet, conçu comme un hommage à l’académisme russe et au grand style pétersbourgeois. Leur partenariat, flamboyant, est relativement récent et semble au demeurant recueillir un succès qu’on espère voir approfondi au fil du temps… Dans le rôle de la ballerine, Viktoria Tereshkina épuise une nouvelle fois tous les superlatifs. Si Thème et Variations met particulièrement en valeur ses qualités les plus évidentes, l’on redira pourtant son élégance unique et sa technique brillante, jouissive même – pour elle autant que pour nous -, couronnée par un style, aristocratique et mesuré, qui sait ne pas sombrer pour autant dans la démonstration de force. Ces mêmes qualités de style lui permettent du reste de contourner le côté pompeux, voire pompier, de l’ensemble en lui conférant cette touche d’esprit et cette distance amusée qui font aussi partie intégrante de sa personnalité. A ses côtés, Vladimir Shklyarov se révèle un partenaire très attentif, en même temps qu’un soliste digne de rivaliser avec sa ballerine dans l’éclat et le brio qu’exige la chorégraphie, spirale incessante de difficultés techniques. L’intérêt est qu’au sein de ce couple contrasté, dont on perçoit pourtant la connivence – et le même amour de la virtuosité -, le tempérament dominant de l’un – un naturel enthousiaste chez Shklyarov, une autorité radieuse chez Tereshkina – trouve constamment à se nourrir et à s’équilibrer dans celui de l’autre. Si réserve il y a ici, elle est ailleurs, dans la prestation du corps de ballet et notamment des couples de demi-solistes : celui-ci, en dépit d’une élégance froide et hautaine se prêtant naturellement à ce type d’ouvrage, se montre bien trop brouillon pour être honnête en cette fin de tournée allemande. Reflet symbolique d’une soirée en demi-teinte, il rêve sans doute déjà d’autres cieux, laissant le couple d’étoiles briller seul – dans la nuit.

Viktoria Tereshkina et Vladimir Shklyarov, Thème et Variations © Natasha Razina


Images de décembre

Evguenia Obraztsova et Léonide Sarafanov, La Sylphide © artifactsuite
Ekaterina Kondaurova et Evgueni Ivanchenko, Shéhérazade © artifactsuite
Viktoria Tereshkina et Vladimir Shklyarov, Thème et Variations © artifactsuite
Uliana Lopatkina, In the Night © artifactsuite
Baden-Baden, Festspielhaus, 27 et 28 décembre 2009.

Londres (Royal Opera House) – Tournée du Mariinsky – Rencontre avec Vladimir Shklyarov

vladimir_shklyarov_j_larionova A 24 ans, Vladimir Shklyarov est Premier Soliste du Théâtre Mariinsky et force est de reconnaître qu’il attire inexorablement le regard dès qu’il entre en scène. Pour un peu, et sans sortir abusivement de son rôle, il en éclipserait sa partenaire d’un jour. Une personnalité solaire et généreuse, une danse ardente qui possède l’énergie de la jeunesse et conjugue en une alchimie unique l’élégance, la pureté, en même temps qu’un brio enthousiasmant, il paraît disposer de toutes les qualités pour redonner à une danse masculine – qui en a sans doute bien besoin – toutes ses lettres de noblesse.

A Londres, où le programme le présente déjà – heureux présage ?- comme «étoile» du Théâtre Mariinsky, Vladimir Shklyarov a ainsi eu le privilège d’ouvrir la tournée de la compagnie dans le Roméo de Juliette de Léonide Lavrovsky. Un rôle dramatique complexe et imposant où, sans aucun doute, il ne suffit pas d’être ce jeune homme  beau, souriant et plein d’allant qui exécute les pas de manière virtuose. Outre cette première significative, le public de Covent Garden a pu le voir successivement dans les rôles du Prince Siegfried du Lac des cygnes et du Prince Désiré de La Belle au bois dormant, ainsi que dans l’Hommage à Balanchine où il était distribué à la fois dans le rôle du soliste de Rubis et dans le troisième mouvement de Symphonie en ut. Bref, Vladimir Shklyarov était omniprésent, et la revue de presse du Mariinsky, publiée sur le propre site du théâtre, n’a pas craint, au lendemain de la tournée londonienne, de citer son seul nom comme celui de la «star» découverte et consacrée par une presse anglaise unanime. Au-delà des engouements obligés et des raccourcis médiatiques, il faut bien avouer qu’il possède le don rare de faire naître dans la salle ce frisson si particulier que le spectateur guette souvent vainement en d’autres occasions, tout en offrant cette sensation bienvenue de renouveau qui suscite naturellement l’intérêt et la passion…

C’est à la suite d’une représentation de La Belle au bois dormant, programmée au dernier jour de la tournée, que l’on a pu rencontrer Vladimir Shklyarov. Un moment particulier où l’on se sent quelque peu importun, mais ainsi va le théâtre de la vie… Encore plongé dans son spectacle, il fait montre, en dépit de la fatigue probable – et palpable -, d’une politesse exquise, assortie d’une réserve teintée de sérieux et de mélancolie. On est bien loin du cliché du prince lisse et serein, au perpétuel sourire affiché au coin des lèvres, qu’il interprétait encore il y a quelques minutes. La complexité et un goût certain du  paradoxe se lisent du reste dans son être et dans ses propos, à rebours du personnage apollinien que la scène, dans le pouvoir qu’elle a de créer sans cesse de l’illusion, fait si souvent de lui. A coup sûr, Vladimir Shklyarov ne ressemble en rien au héros de conte, tendre et joyeux, qu’est cet Ivanushka – Ivan le Simple -, qu’il incarne dans le Petit Cheval Bossu

L’interview intégrale de Vladimir Shklyarov sur Dansomanie

Londres (Royal Opera House) – Tournée du Mariinsky – La Belle au bois dormant

La Belle au bois dormant
Ballet du Mariinsky
Londres, Royal Opera House
14 -15 août 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Il y a près de dix ans, le Mariinsky présentait en ouverture d’une prestigieuse tournée londonienne La Belle au bois dormant dans la spectaculaire version de 1890 reconstruite par Sergueï Vikharev. Comme l’apothéose d’une décennie fantastique. On peut sans doute affirmer aujourd’hui qu’elle constituait, en ces années « post-perestroïka », un essai d’une ambition folle pour retrouver, dans un élan de nostalgie joyeuse, la trace oubliée et le parfum perdu de la grandeur du Ballet Impérial. En 2009, après moultes changements au sein de la compagnie, le Mariinsky achevait sa saison d’été londonienne en proposant aux spectateurs de Covent Garden ce même ballet dans la version « soviétique » de Konstantin Sergueev et les décors de Simon Virsaladze. Retour en arrière ou choix regrettable, diront certains, le fameux hiatus entre les goûts dominants d’un certain public et ceux de l’institution est apparu, dans ce cas précis, particulièrement prégnant. Quoi qu’il en soit, cette Belle de 1952, qui bénéficie ouvertement des faveurs du directeur de la troupe, Youri Fateev, et des danseurs eux-mêmes, fait partie d’un héritage et d’une tradition profondément ancrée dans la compagnie, et à ce titre, mérite indéniablement de continuer à exister – elle aussi possède sa beauté et sa poésie propres – en espérant cependant que cela puisse se faire, dans le proche futur, sans exclusive.

Nonobstant le choix d’une version du ballet au détriment d’une autre, les représentations de cette Belle se sont heurté à divers problèmes, parmi lesquels le fait d’arriver en bout de course, à l’extrême fin de la saison et d’une tournée au programme particulièrement serré – ce dont la compagnie est toutefois coutumière. Beaucoup plus gênantes restent les coupures ponctuelles effectuées dans la chorégraphie, réduisant de fait une œuvre de près de 4h à une version allégée de 3h10, apparemment justifiée par les contraintes horaires locales. La très poétique scène de la Chasse, à l’acte II, était notamment privée de ses danses collectives, limitée en substance au solo du Prince Désiré, tandis que l’acte III se retrouvait tronqué d’une partie de ses précieux divertissements. Il faut bien avouer enfin que, envisagées globalement, tout au moins du côté de ces dames, les distributions, dont étaient absentes à la fois Diana Vishneva et Viktoria Tereshkina (cette dernière ayant été soudainement remplacée par Anastasia Kolegova, soliste sans doute compétente et consciencieuse, mais qu’on dira objectivement de second ordre), mais aussi Ekaterina Osmolkina (malheureusement blessée) et Olesia Novikova (en congé), manquaient singulièrement de panache pour une tournée effectuée dans un théâtre qui a connu, et connaît encore, de remarquables interprètes du rôle d’Aurore.

Pour cette Belle de fin de saison, c’est Evgenia Obraztsova qui incarnait, à l’occasion de la première, la Princesse Aurore, aux côtés d’Igor Kolb dans le rôle du Prince Désiré et d’Ekaterina Kondaurova dans celui de la Fée des Lilas. Evgenia Obraztova, par son physique ravissant et sa grâce juvénile, semble à vrai dire née pour interpréter un tel rôle, un rôle qui semble ne reposer sur rien, ou presque rien, si l’on s’en tient à l’aspect dramatique, tout en représentant beaucoup, sur le plan symbolique autant que chorégraphique. L’épaisseur psychologique du personnage étant à peu près inexistante, il s’agit ici, avant tout, de paraître – de paraître ce que l’on est substantiellement –, à savoir une princesse de conte de fées évoluant dans le contexte hautement aristocratique d’une cour de France rêvée et fantasmée. Il est évident que seule une ballerine à la forte personnalité scénique et artistique, peut parvenir, en plus de ses qualités techniques, à faire exister et tenir cette pure apparence, cet archétype littéraire, cette essence même de la beauté classique, durant trois longs actes.

Evgenia Obraztova possède sans conteste, et de manière superlative, l’aisance et la solidité technique exigées par la chorégraphie ainsi que le raffinement délicat qui sied tant au style du ballet qu’au caractère noble de l’héroïne. A cet égard, elle honore pleinement la tradition d’élégance, de perfection méticuleuse et de pureté académique du Mariinsky. Ses sauts sont à la fois légers et puissants – sans ces molles et si courantes retombées au sol de gymnaste -, ses équilibres durant l’Adage à la Rose ou la scène de la Vision ne connaissent pas la moindre hésitation et savent se faire spectaculaires sans excès, le travail du bas de jambe est toujours d’une impeccable précision, les épaulements et les ports de tête se révèlent subtils, chargés de nuances… L’entrée d’Aurore, au premier acte, empreinte de vivacité et d’allant, nous présente ainsi une princesse joyeuse et d’emblée conquérante, où le tempérament solaire de la danseuse trouve à s’exprimer avec une autorité et un bonheur gourmands. L’acte II, situé non plus dans le monde réel, mais dans le monde onirique d’une forêt magique – aux couleurs de l’automne – sur laquelle veille la Fée des Lilas, voit alors le personnage se teinter d’une aura de mystère : elle est ici la princesse endormie, irréelle et fantomatique qui apparaît en rêve au Prince durant un adage de toute beauté, auquel se joignent la Fée des Lilas et le corps de ballet, qui reste l’un des sommets esthétiques et émotionnels du ballet. Si la transformation s’avère jusque-là convaincante, l’acte III manque en revanche d’un certain air de grandeur dans l’interprétation. Le pas de deux final est certes parfaitement dansé, mais ressemble à un simple numéro de gala, dont la relative banalité se heurte à la majesté imposée par les circonstances. L’instant, qui se présente comme une forme d’apothéose pour les héros du conte, manque en quelque sorte de la théâtralité nécessaire pour exister avec éclat. Aurore reste la jeune princesse fraîche, radieuse et pleine de charme qu’elle était lors de son éveil à la vie, mais peine davantage à triompher sous les traits d’une femme que le temps a métamorphosée. Une certaine sophistication des effets, au-delà de sourires de convention quelque peu forcés, n’aurait sans doute pas paru superflu.

En Prince Désiré, Igor Kolb se montre de son côté un interprète puissant, à la danse impeccable et féline, en même temps qu’un partenaire hors pair et d’une générosité admirable. Ironie du temps qui passe, il était déjà Désiré, en 2000, ici même à Covent Garden, dans La Belle de Vikharev, alors que son nom n’était que celui d’un tout jeune soliste figurant dans des distributions à faire frémir de délice et de nostalgie… Son physique rugueux et son tempérament sombre, presque « intellectuel », lui permettent en outre de donner une véritable consistance à un rôle bien mince, tout en échappant au syndrome des princes trop charmants, si lisses et souriants qu’ils finissent par en paraître insupportables de niaiserie. Dans ce rôle de bravoure, limité à une certaine forme de virtuosité brillante, il faut néanmoins se donner la peine de voir et d’admirer aussi – une raison de croire et d’espérer! – Vladimir Shklyarov (désormais principal lui aussi, il officiait aux côtés d’Anastasia Kolegova lors de la matinée du 15 août), d’une stature apollinienne, qui offre au public ce petit frisson supplémentaire conférant à une excellente prestation un parfum d’exceptionnel.

C’est toutefois Ekaterina Kondaurova qui, en Fée des Lilas, a su illuminer d’un éclat tout particulier une représentation à certains égards en demi-teinte, si l’on veut bien se souvenir que c’est le Mariinsky que l’on regarde. Si son Odette-Odile, d’une perfection technique et d’une beauté formelle indéniables, avait peut-être pu laisser le spectateur sur sa faim du fait du relatif manque d’émotion qui s’y reflétait, sa Fée des Lilas ne suscite en revanche que des éloges appuyés. On ne peut même se retenir d’un profond sentiment de reconnaissance devant l’accomplissement artistique dont elle fait preuve ici, en contrepoint de l’image résolument moderne, glaciale et sexy, dont elle a pu être quelque peu prisonnière par le passé, notamment en tant qu’interprète privilégiée du répertoire de William Forsythe. En Fée des Lilas, elle parvient en effet à conjuguer son autorité naturelle et auréolée de mystère – cette intense force de persuasion qui la rend si propre à interpréter les personnages héroïques – à une sérénité et une douceur admirables, révélées par une danse infiniment moelleuse et lyrique. Pas la moindre extension forcée (là où Daria Vasnetsova nous aura livré dans le même rôle un véritable show – franchement épuisant -, contrôlé du reste à la perfection, mais plus balanchinien que classiquement classique et sans rapport avec l’image de la bienfaitrice d’Aurore), dans une chorégraphie qui pourrait pourtant les solliciter, une danse ample, fluide, élégante, dont les difficultés sont surmontées sans heurts et avec un brio toujours tempéré, un air de bonté naturelle et inaltérée, sa prestation ce soir-là n’était sans doute pas loin de ce qu’on appelle – en langage humain – la perfection. A cet égard, son duo avec Carabosse, interprétée par le ténébreux et inquiétant Islom Baimuradov, mérite spécialement d’être mentionné pour son impeccable théâtralité et le conflit moral que les deux personnages parvenaient ensemble à suggérer. Carabosse a d’ailleurs été huée sans retenue par le public anglais, conformément à la coutume locale, signe que l’interprète avait été à la hauteur d’un rôle qui exige de grandes qualités, à la fois plastiques et de mime, pour retenir l’attention et véritablement saisir le spectateur, sans sombrer dans un grotesque littéral qui n’a que peu à voir avec le personnage tel que cette version chorégraphique nous le dépeint.

En marge des rôles principaux, on retiendra une nouvelle fois, et avant toutes les autres, la prestation, digne de tous les superlatifs, de Yana Selina en Fée Violente (on la retrouvait encore en Chatte Blanche dans les divertissements de l’acte III, un rôle comique qu’elle incarne de manière magistrale). Par sa précision aiguë, presque désespérante, son sens de l’attaque et son talent à manier avec nuance les accents musicaux, elle parvient à métamorphoser une simple variation virtuose en un véritable bijou d’interprétation. Dans un style autre, léger et aérien, en conformité avec le tempérament qu’elle est censée incarner, Maria Shirinkina révèle quant à elle sa danse pure et cristalline dans la variation de la Fée Tendresse (Candide), sans doute la Fée la plus remarquable avec l’indispensable Fée Canari de Valeria Martiniuk. On regrette de n’avoir pu, pour cette fois, voir cette jeune coryphée formée à Perm en Princesse Florine, un rôle qu’elle possède également à son (jeune) répertoire. La Princesse Florine de cette première, Daria Vasnetsova (associée au talentueux et prometteur Maxim Zyuzin en Oiseau bleu), laisse en revanche plus perplexe notamment quant à son adéquation au rôle : si sa grande taille et son autorité naturelle, doublées d’un physique débordant de glamour, se prêtent aisément au personnage de la Fée des Lilas, (un rôle qu’elle incarnait lors de la matinée du 15 août), ses indéniables qualités scéniques paraissent en revanche peu en phase avec la nature profonde du Pas de deux en question, qui exige sans doute un style plus subtil, à la fois éthéré et gracieux (beaucoup mieux servi de ce point de vue par Irina Golub lors de la matinée du 15). Quant au corps de ballet, en dépit de la musicalité unique qu’il parvient à conserver envers et contre tout et qui transparaît notamment dans le Prologue enchanteur mettant en scène les Fées ou les volutes de la Valse des Fleurs, il faut bien avouer qu’en cette fin de tournée et à l’approche des vacances, il ne délivrait pas toujours la même impression, à la fois dynamique et sereine, d’harmonie classique que lors de la représentation donnée de ce même ouvrage il y a deux mois, durant les Nuits Blanches de Saint-Pétersbourg. Au fond, jamais il ne nous est apparu plus évident que c’est là-bas, et nulle part ailleurs, que cette Belle mal aimée, décousue et un brin fatiguée est faite pour briller dans toute sa plénitude. Il est des lieux où, imperceptiblement, souffle l’esprit.

kondaurovaEkaterina Kondaurova (Fée des Lilas) © artifactsuite

Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – Casse-Noisette

Casse-Noisette
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
26 décembre 2007 (matinée)

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Lorsqu’en un jour de Saint-Etienne, on se retrouve à sillonner une Forêt Noire de carte postale dépeuplée de ses habitants, dont les seuls hôtes semblent être les corbeaux réunis au milieu des champs enneigés, on songe alors, comme une évidence, à se réchauffer d’une tasse de chocolat fumant dans une maison qui pourrait bien être celle des Stahlbaum. Si la réalité ne la fera point surgir derrière un sapin, c’est le théâtre, ce royaume des illusions, qui remplira pour nous cet office. Voici donc venue l’heure de Casse-noisette, la confiserie obligée de Noël, servi dans cet improbable théâtre qu’est le Festspielhaus de Baden-Baden – ancienne gare wilhelminienne reconvertie en salle de spectacle impersonnelle – qui accueille en cette fin de décembre le Ballet du Mariinsky, dont la venue régulière en ces lieux semble participer du prestige local et international d’une petite ville du Bade-Wurtemberg tout droit sortie d’un livre d’images.

Bien qu’il ait été monté à Léningrad en 1934, le Casse-Noisette de Vassili Vainonen ne peut être appréhendé véritablement, si l’on ne prend pas conscience du fil qui le relie à la tradition impériale inaugurée par Marius Petipa. Si le contexte soviétique a en effet transformé le prénom, jugé trop germanique, de Klara en celui, plus évocateur pour le nouveau public prolétarien, de Macha, ce Casse-Noisette a néanmoins été conçu dans un esprit de respect et de fidélité à l’égard de Petipa et de la tradition russe. Il paraît alors impropre de parler à son sujet d’une version, soviétique en l’occurrence, du ballet – au sens où on l’entend en Occident – car il ne s’agit pas là d’une vision chorégraphique, comme on a pu en élaborer tant depuis, et notamment dans l’univers anglo-saxon. Casse-Noisette, à la différence des autres grands ballets de Petipa, se présentait à l’origine comme un conte pour enfants – au demeurant plutôt inspiré du texte, moins sombre et plus aseptisé, de Dumas que de celui d’Hoffmann – interprété de surcroît par des enfants: en 1892, le rôle de Klara était tenu par une élève de l’Ecole du Ballet Impérial et, parmi les personnages d’importance, seul le rôle de la Fée Dragée était attribué à une danseuse du Théâtre Impérial. Le ballet de Vainonen affiche lui aussi, et au premier chef, cette ambition d’un conte chorégraphique destiné avant tout aux enfants. On peut d’ailleurs signaler qu’à l’heure actuelle, en-dehors des tournées où il est dansé par les artistes de la compagnie, à Saint-Pétersbourg, ce sont les élèves de l’Ecole Vaganova qui le dansent et l’interprètent, la troupe ayant à présent inscrite à son répertoire, depuis 2001, la version montée par Kirill Simonov et Mikhaïl Chemiakin. C’est peut-être d’ailleurs par là que ce Casse-Noisette peut aujourd’hui laisser sur sa faim le spectateur: sucrerie en pain d’épices à l’imaginaire ancré dans le seul monde de l’enfance et des jouets, dépourvue de toute ironie et de toute forme de second degré, l’œuvre semble se prêter davantage à une interprétation d’école qu’à une interprétation de troupe.

Aux yeux du spectateur de 2007, et plus spécifiquement de l’Occidental souvent habitué à voir de fastueuses productions chorégraphiques – au risque parfois d’oublier la danse au profit de l’emballage -, le Casse-Noisette de Vainonen aura également de quoi surprendre par sa simplicité, une simplicité revendiquée comme principe à la fois esthétique et dramatique. Les décors sont essentiellement symboliques et évocateurs d’un milieu et d’une atmosphère ; ils font appel aux poncifs iconographiques des livres pour enfants et ne sont certes pas conçus pour créer un effet de sidération sur le public. Le premier tableau, tout de rose vêtu, entre chapiteau de cirque et œuf de Fabergé (en version prolétarienne plutôt qu’impériale toutefois…), reste plaisant : le décor, les costumes dépareillés, presque intemporels, et le sapin de fête foraine accentuent le côté très théâtralisé d’un ballet qui devient alors une sorte de Punch and Judy Show à la russe. Le monde du rêve est illustré par la suite de manière très conventionnelle : une chambre de style vaguement Biedermeier réduite à sa plus simple expression – le joli petit lit à baldaquins de Macha -, puis la forêt nocturne de la Valse des Flocons. Le troisième acte peine toutefois à émerveiller – cette fois la saturation de rose finit par écoeurer – et ne peut que décevoir celui qui a pu admirer les dessins des décors de 1892 : décidément, Konfiturembourg n’est plus ce qu’il était… En revanche, si la scénographie (on éprouve quelque difficulté à employer ce terme !) n’est pas des plus exaltantes, l’intrigue, structurée en trois tableaux, est d’une lisibilité divine, et met parfaitement en évidence, sans prétention démonstrative toutefois, le caractère initiatique de tout conte et la part d’inconscient que ceux-ci révèlent. Quant à la chorégraphie, loin d’une virtuosité baroque et boursouflée à la Noureev, elle brille, par son évidence musicale, comme l’écrin destiné avant tout à révéler le grand style aristocratique porté par la tradition du Mariinsky.

Casse-Noisette © Natasha Razina

Ekaterina Osmolkina, distribuée dans le rôle principal, n’est peut-être pas a priori l’interprète idéale de Macha, comme peut l’être une Evgenia Obraztsova aujourd’hui ou comme pouvait l’être une Larissa Lezhnina il y a quelques années. Cette soliste, qui brille notamment dans le rôle princier de Gamzatti, est en effet, plus qu’une actrice ou une personnalité scénique qui charmerait spontanément, une parfaite styliste qui illustre de superbe manière ce que peut être encore aujourd’hui l’école de Saint-Pétersbourg. Sa pantomime est éprouvée et d’une justesse étudiée jusque dans le moindre détail, mais elle manque d’un certain naturel et reste malgré tout conventionnelle : l’émotion n’affleure pas, et tel ne semble d’ailleurs pas son but. On peut d’ailleurs la louer de ne pas chercher à compenser le côté très intellectuel de sa danse ainsi qu’un physique très sophistiqué qui n’évoque pas d’emblée l’enfance, par des minauderies et un surjeu qui paraîtraient là insupportables ou inappropriés. Un modèle d’élégance et de bon goût donc, que l’on retrouve dans sa danse, irréprochable de bout en bout et dont la pureté académique culmine dans le Grand Pas de deux final, transformé en un Pas de six, où viennent s’adjoindre au partenaire principal quatre autres danseurs soutenant successivement la ballerine, dans une une sorte de variation chorégraphique sur le thème de l’Adage à la Rose. La technique, magistrale, intégrée, digérée comme une seconde nature, mais jamais assenée au public de manière agressive comme s’il s’agissait là d’un numéro de cirque, s’oublie et disparaît alors au profit des seules qualités musicales et stylistiques portées ici à leur paroxysme.

La véritable découverte de ce Casse-Noisette a toutefois été, au pays où les ballerines sont reines, celle de Vladimir Shklyarov dans le rôle du Prince Casse-Noisette. Les princes ne sont ordinairement pas notre fort : fades ou béats, il leur manque presque toujours quelque chose… Point de ces défauts chez Shklyarov qui, outre ses qualités de partenariat, possède à la fois la puissance et l’élégance, l’élévation et la précision, la noblesse et l’humanité, et par-dessus tout le panache qui en font un héros digne de ce ballet. Bref, on veut bien retourner en enfance pour ce prince-là, un prince juvénile et attachant – un vrai prince charmant! – qui a tous les talents d’un Sarafanov sans en avoir les travers…

D’autres artistes ont pu s’illustrer dans les nombreux petits rôles qu’offre le ballet. On mentionnera en particulier, dans le premier acte, Polina Rassadina, interprète féminine, d’une fraîcheur confondante, du rôle de Franz, le petit frère de Macha, ainsi que Maxim Zyuzin et Grigory Popov, virtuoses marionnettes – le premier est Arlequin, le second Maure ou Circassien – du petit divertissement offert par Drosselmeyer. Ce personnage, interprété par Piotr Stasiunas, se rapproche ici davantage d’une figure de savant original et bienveillant que d’une créature fantastique et troublante. On ne percevra nulle trace d’ »inquiétante étrangeté » chez ce héros-magicien plus inspiré par Dumas que par Hoffmann. Magie blanche contre magie magie noire : tous les effets grotesques (poussés à leur paroxysme chez le très hoffmannesque Drosselmeyer d’Anton Adasinsky dans la version de Simonov-Chemiakin) sont gommés au profit d’un mime juste, mais sobre et toujours tempéré : on mesure là aussi tout ce qui peut séparer esthétiquement le Mariinsky du Bolchoï, où le jeu des interprètes est beaucoup plus appuyé et théâtral. Dans le troisième acte, les danses de caractère se révèlent particulièrement séduisantes – comme c’est souvent le cas avec les compagnies russes – grâce à des interprètes au style toujours adéquat. La Danse Chinoise notamment, interprétée avec beaucoup de finesse par Yulia Kasenkova et Islom Baimuradov, ainsi que le Trepak, enlevé littéralement par Polina Rassadina, Maria Lebedeva et le très virtuose Grigory Popov, en ont été les meilleurs moments.

Comment toutefois terminer ce compte-rendu sans mentionner ce qui est à l’évidence, en marge et en contrepoint des deux solistes principaux, le héros le plus marquant – digne de tous les éloges et de toutes les admirations – du spectacle, à savoir le corps de ballet du Mariinsky ? Que ce soit dans la Valse des Flocons, et plus encore dans la Valse des Fleurs, on découvre – ou on redécouvre – et on comprend enfin en le voyant toute la profondeur de l’expression « corps de ballet » : des membres qui dansent à l’unisson comme s’ils n’étaient qu’un seul être. La Valse, pas plus exercice de virtuosité qu’épreuve d’athlétisme, se met soudain – et quelle surprise! – à obéir à une seule loi, celle de la musique: danse d’envol pour les Flocons, danse terrestre pour les Fleurs. Pas un seul port de bras, pas un seul cambré, pas une seule arabesque en décalage ne vient brouiller la vision de ces ensembles d’une harmonie et d’une poésie parfaites qui, dans leur fascinante géométrie, s’ouvrent et se ferment toujours à point nommé. Si l’on peine à déceler la moindre approximation dans ceux-ci – en-dehors des deux Flocons, Anastasia Kolegova et Ekaterina Kondaurova, idéalement associées pour la parenté de leur physique et de leur style, mais très légèrement décalées – , on est par-dessus tout séduit et emporté par leur musicalité. La danse ne fait ici que répondre, par une sorte d’évidence esthétique, à la beauté de la partition : nulle sensation d’effort ou d’énergie déplacée ne transparaît alors. Là est le trésor incommensurable d’une compagnie, là réside la magie d’un Casse-Noisette d’un autre temps et d’un autre monde, qui n’a ni l’excuse du minimalisme revendiqué ni celle du grand spectacle à l’anglo-saxonne, et qui ne brille que par la seule force et la seule grandeur de la danse et de ses interprètes. Ce qui reste quand on a tout oublié.

Ekaterina Osmolkina (Macha) et Vladimir Shklyarov (le Prince) © artifactsuite