Paris (Chaillot) – Ballet Biarritz – Magifique

Magifique (Tchaïkovsky Suites)
Malandain Ballet Biarritz
Paris, Théâtre National de Chaillot
10 février 2011

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Tout petit, Thierry Malandain a fait un rêve, et ce rêve s’appelle aujourd’hui Magifique. Avec son titre étrange et balbutiant – et sa lettre manquante qui semble ouvrir sur tous les possibles -, ce ballet en forme d’autobiographie déguisée tente de raconter l’émerveillement originel, celui d’un enfant dont les yeux fascinés découvrent pour la première fois l’univers de fantaisie des ballets classiques. Une petite madeleine chorégraphique en trois volets, un souvenir d’enfance plutôt doux qu’amer, que rythment naturellement les accords familiers de Tchaïkovsky.

Au départ, Magifique est un simple ouvrage de commande du Théâtre de Saint-Etienne. On attend là du chorégraphe une Cendrillon, et puis non, finalement, ce sont les suites de Tchaïkovsky tirées des ballets du compositeur (La Belle au bois dormant, Le Lac des cygnes et Casse-noisette) qui sortent de son chapeau pour servir d’écrin musical à sa dernière création. Construite autour de trois partitions fameuses, l’oeuvre n’est pourtant pas une relecture savante, psychologique, ou plus ou moins actualisée, des grands classiques de Petipa, à la manière d’un Mats Ek, elle s’offre plutôt comme une série de variations oniriques et légères sur des thèmes musicaux et chorégraphiques ancrés dans la tradition du ballet occidental. Le rêve est le ciment commun de ses trois actes, figuré ici par ces mystérieuses créatures de la nuit, toutes de noir vêtues, qui viennent introduire et faire le lien entre les différents tableaux, chacun dédié à un ballet de Tchaïkovsky. Pour cadre général à ce triptyque, un décor simple, épuré et miroitant, en perpétuel mouvement, dans lequel se faufile un duo récurrent, formé de Frederik Deberdt et Arnaud Mahouy, incarnant de manière symbolique le chorégraphe enfant, puis adulte. Les épisodes les plus célèbres des ballets de Petipa y sont repris, sans ordre spécifique ni logique proprement narrative, retravaillés dans une optique mêlant nostalgie, humour parodique et clins d’oeil amoureux.

D’un dispositif initial en forme de cube géant jaillissent des miroirs mobiles, puis des êtres apparaissent, courent, s’installent à la barre et se mettent à danser. Le coffre à jouets du songe ressuscite ainsi le souvenir primitif, celui d’un studio de danse, le lieu où tout commence pour n’importe quel apprenti-danseur ou chorégraphe. Cette première image, immédiatement parlante, ouvre sur l’évocation de La Belle au bois dormant. Des trois suites, c’était sans doute la plus risquée et, au final, c’est aussi la moins réussie. La chorégraphie, très physique et athlétique, voire acrobatique, notamment dans le passage revisité de l’Adage à la Rose, peine à ressaisir et à s’accommoder avec légèreté de ce sommet du ballet impérial, sinon sur un mode parodique qui frôle parfois la caricature. 

Dans Le Lac des cygnes, la distance humoristique revendiquée fonctionne en revanche de manière beaucoup plus convaincante. La chorégraphie dépasse là le formalisme du premier tableau, et le pur exercice de style néo-classique, plaisant mais somme toute un peu creux, se transforme en une relecture cocasse du ballet. On retrouve là la valse, un surprenant – et forcément incontournable – quatuor de Cygnes, dansé par quatre garçons, l’adage, ou encore les différentes danses de caractère, qui révèlent le talent particulier de Thierry Malandain à régler les ensembles. Les interprètes, avec leurs physiques très dissemblables – c’est le propre du Ballet Biarritz -, y brillent par leur dynamisme et un synchronisme musical qui n’a rien à envier à celui que l’on attend des meilleures troupes classiques.

Est-ce parce que Thierry Malandain s’était précédemment essayé à une relecture autonome du Casse-noisette, souvent reprise par la troupe, que l’ultime tableau apparaît comme le plus accompli du triptyque ? Cette variation libre autour de Casse-noisette est en tout cas un joyau d’inventivité, qui convoque même, en forme de clin d’oeil amusé – ou admiratif -, le traditionnel Défilé du Ballet de l’Opéra de Paris. La variation de la Fée Dragée, interprétée de manière significative par Frederik Deberdt, en profite pour nous rejouer l’air de la virtuosité et des applaudissements enthousiastes du public – comme au bon vieux temps disparu du ballet sur pointes. Par-delà l’humour un peu potache et le goût, très néo-classique, pour les références à l’histoire de la danse, ce précipité de Casse-noisette, à l’apparence légère et désinvolte, laisse finalement transparaître une nostalgie tenace.

Bordeaux (Grand-Théâtre) – Quatre Tendances (Malandain / Kylian / Brumachon / Forsythe)

Quatre Tendances
Malandain / Kylian / Brumachon / Forsythe
Ballet de l’Opéra National de Bordeaux
Bordeaux, Grand-Théâtre
3 novembre 2008

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

 

C’est par un programme tout à la fois éclectique et ambitieux, proposant des œuvres de quatre éminents chorégraphes d’aujourd’hui, que le Ballet de l’Opéra de Bordeaux ouvrait en cette fin d’octobre sa nouvelle saison. Des pièces célèbres de Jiří Kylián, Claude Brumachon, William Forsythe, ainsi qu’une création de Thierry Malandain, composaient ainsi l’affiche d’un spectacle intitulé « Quatre tendances », se voulant comme un condensé de ce que la création chorégraphique contemporaine peut offrir de meilleur.

 

Valse[s], de Thierry Malandain, créé spécifiquement pour le Ballet de Bordeaux et ce programme mixte, ouvrait la soirée. Oscillant entre singulier et pluriel, le titre de l’œuvre nous ramène d’abord à deux pièces de Maurice Ravel, les Valses nobles et sentimentales et La Valse, que le chorégraphe a réunies, comme l’avait fait du reste avant lui George Balanchine, pour servir d’écrin musical à son ballet. Si le choix de la partition de Ravel s’inscrit dans une tradition chorégraphique, il en est de même pour l’argument, inspiré du livret de Gemma, ballet de Théophile Gautier, sur une chorégraphie de Fanny Cerrito, monté à l’Académie Impériale de Musique en 1854.

Toutefois, cet argument complexe, qui met en scène un trio de protagonistes (pour résumer, le personnage éponyme, la Comtesse Gemma, amoureuse du peintre Massimo, se retrouve sous la coupe d’un adepte du magnétisme, le Marquis de Santa-Croce, qui l’hypnotise), est rapidement détourné au profit d’un ballet d’essence plus abstraite, ou du moins plus symbolique, dans lequel les trois solistes initiaux se retrouvent peu à peu submergés par les mouvements du corps de ballet, qui s’impose finalement comme l’élément central autour duquel se développe la chorégraphie de Malandain. Celle-ci est comme partagée, dans une ambivalence très romantique, entre une attirance vers le sol, que symbolise la récurrence du grand plié à la seconde, et un élan vers le ciel, que marque l’abondance des sauts et des portés valsés, qui culminent dans le tournoiement du mouvement final. Le corps de ballet évolue ainsi à la manière d’un chœur autour des solistes, se pliant et se dépliant au rythme de la musique et des mouvements complexes que lui imprime une chorégraphie qui prend successivement des accents de Sacre du Printemps ou de Valse Fantastique.

A cet égard, la scénographie, d’un esthétisme délibéré et appuyé, comme toujours chez Malandain, et notamment les costumes, illustrent idéalement la dichotomie portée par le texte chorégraphique tout en traduisant bien le charme précieux de la musique de Ravel. Les danseurs se retrouvent vêtus tour à tour de justaucorps de couleur chair, à l’aspect végétal, comme pour symboliser un retour à la nature et à la liberté, ou de robes de bal corsetées, à la beauté sombre et vénéneuse, aptes à suggérer le pouvoir d’enfermement des hommes sur les femmes, qu’illustre la fable de Gemma, point de départ de la chorégraphie.

Si les danseurs bordelais savent se montrer à la hauteur de ce ballet envoûtant – dans tous les sens du terme – qui, une fois n’est pas coutume, met particulièrement en valeur le corps de ballet, on aurait cependant aimé voir un peu plus de synchronisme dans les ensembles, auxquels manque surtout une certaine ampleur dans les portés et les mouvements valsés. Si l’exécution peut pour sa part mûrir encore, sur le plan chorégraphique, on aura simplement regretté que les pointes n’aient pas été utilisées pour les danseuses, dans la perspective de recréer, au travers de la musique de la valse, une danse d’envol, à la fois hypnotique et irréelle, en phase avec le propos développé par le ballet.

En parfait contrepoint à la sophistication de Valse[s], Click-Pause-Silence impose au spectateur une forme d’épure chorégraphique et musicale absolue qui confine à la fascination. Créée en 2000 pour le Nederlands Dans Theater, cette œuvre de Jiří Kylián, réglée pour trois danseurs et une danseuse, fait littéralement corps avec une âpre composition musicale de Dirk Haubrich, qui se présente comme une patiente déconstruction, suivie d’une reconstruction, du Prélude n°24 extrait du Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach.

Click, ou une danse à l’état encore fragmentaire, en train de s’ébaucher, des mouvements aux lignes brisés, une gestuelle à l’état brut, des couples qui se cherchent, s’étudient, sur fond d’accords disséminés. Une sorte d’ «arrêt sur image» réitéré, pour reprendre les termes de Kylián. Pause, comme ce flash violent qui plonge la scène dans l’obscurité, laissant le spectateur sous le choc de l’instant, comme désemparé. Silence enfin, pour un retour à l’ordre et à un semblant d’harmonie, au son d’un Bach retrouvé. Le miroir fidèle est là, dans un coin de la scène, associé à un écran vidéo montrant la danse à l’œuvre, en train de naître sous nos yeux… Le film – ou la pièce – peut alors s’achever.

Des quatre danseurs engagés, on retiendra notamment l’homogénéité d’un ensemble qui évolue sans heurts majeurs, et plus encore la puissance et la précision dans les placements manifestées par le trio masculin, composé de Roman Mikhalev, Vladimir Ippolitov et István Martin, dont la danse sans fioritures ni effets d’aucune sorte, s’inscrit parfaitement dans l’esprit et le style du chorégraphe tchèque.

Après une œuvre aussi forte et dense que celle de Kylián, dont l’émotion reste constamment du domaine du non-dit et de l’ineffable, Les Indomptés, de Claude Brumachon, paraît bien anecdotique, sans que la chorégraphie procure en soi un quelconque déplaisir. Ce bref interlude pour deux interprètes masculins, créé en 1997 sur une musique de Wim Mertens associant la voix au piano, diffuse, à l’inverse de la pièce de Kylian, une émotion très brute, très extériorisée, dont on peut se demander si elle n’est pas traitée un peu trop au premier degré, à l’instar de la chanson  qui l’accompagne, de la pop haut de gamme qui rappelle le John Cale néo-classique de Paris 1919 en version plus aseptisée. Dans ce duo métamorphosé en duel, les danseurs miment tous les éclats de la passion, jusque dans son animalité la plus extrême, comme le suggère la gestuelle taurine qu’ils adoptent tour à tour.

Interprétée avec force, sensualité et conviction par Ludovic Dussarps et István Martin, dont la relative gémellité contribue à semer le trouble (peut-on supposer qu’il en soit de même dans l’autre distribution, formée de Roman Mikhalev et Vladimir Ippolitov?), l’œuvre est sans conteste efficace, d’un accès immédiat et apte à plaire au plus grand nombre, sur le plan chorégraphique comme sur le plan musical. Cependant, seize ans après sa création, on a comme l’impression d’avoir vu répétée mille fois cette gestuelle brute et énergique, mélange de lyrisme et de sauvagerie, qui la caractérise de bout en bout. L’affrontement chorégraphié par Preljocaj dans Un Trait d’Union (qui date de 1990) vient à l’esprit, et la chorégraphie de Brumachon le rappelle – consciemment ou inconsciemment – à bien des égards, mais sans que l’on y retrouve le second degré, le regard ironique et grinçant porté sur la banalité du quotidien, qui contribuait chez Preljocaj à transcender le caractère quelque peu stéréotypé et artificiel du duo amoureux.

In The Middle Somewhat Elevated, qui achevait la soirée, faisait son entrée au répertoire du Ballet de l’Opéra de Bordeaux à l’occasion de ce programme. Confrontés à la pièce la plus fameuse de Forsythe, dansée dans le monde par les plus grands, de l’Opéra de Paris au Théâtre Mariinsky, et devenue l’emblème d’un style resté inégalé, les danseurs bordelais relèvent là un défi de taille, et qui leur fait honneur, en reprenant ce monument chorégraphique. Bien sûr, le «déjà-vu» est là, insistant dans les esprits, et il est difficile d’y échapper. On s’empresse alors d’oublier Guillem, d’oublier Hilaire, d’oublier Kondaurova et le corps de ballet électrisant du Mariinsky au Châtelet en 2005, pour ne parler que de l’ «ici et maintenant».

Du côté des solistes principaux, la distribution bordelaise est sans conteste dominée par Oksana Kucheruk et Roman Mikhalev, respectivement étoile et soliste de la compagnie. Le Ballet de l’Opéra de Bordeaux possède là deux artistes d’envergure internationale, qui se sont révélés proprement éblouissants dans leurs parties respectives, y déployant toutes les qualités exigées par la gestuelle d’un chorégraphe qui ne cesse de jouer avec l’extrême, celui du mouvement et celui du vocabulaire académique, retravaillé ici de manière paroxystique. Souplesse, précision technique et musicale, fluidité des lignes, énergie électrique, mais aussi sens de l’accélération et de la retenue, de la concentration et du relâchement, rien ne manque aux deux danseurs, pas même le charme, sous des dehors pourtant relativement ordinaires.

Vanessa Feuillatte et Diane Le Floc’h, deux talents prometteurs de la compagnie, se distinguent également par leur dynamisme et leur présence au sein de ce huis-clos urbain qu’est In the Middle. On soulignera enfin la qualité générale des ensembles qui dégagent une belle unité, montrant là que la réussite dans l’interprétation de l’ouvrage réside aussi, au-delà des divers soli et pas de deux, à l’exécution parfois inégale, dans l’expression d’une même énergie collective.

Au travers de quatre œuvres chorégraphiques, le programme mixte proposé en ouverture de la nouvelle saison de l’Opéra de Bordeaux aura ainsi permis de diffuser auprès du public bordelais, un autre visage de la danse contemporaine, dépassant les vains clivages entre tenants d’un classicisme étroit au risque de l’assèchement et disciples d’une modernité débridée et oublieuse de toute histoire. Des œuvres de notre temps certes, mais dont l’intérêt, la richesse et la pérennité ne font guère de doute.