Londres (Royal Opera House) – Tournée du Mariinsky – La Bayadère

La Bayadère
Londres, Royal Opera House
12 août et 13 août (matinée + soirée) 2011

A vrai dire, dans la Bayadère du Kirov, on ne se préoccupe guère de la « production », loin du faste matériel déployé par celle de Noureev – une oeuvre en soi, digne d’être commentée – ou par la sublime reconstruction de la version 1900 de Vikharev, donnée à Londres en 2003 et lâchement laissée de côté par le Mariinsky ces dernières saisons.

Les décors sont d’élégantes toiles peintes, qui reproduisent consciencieusement les dessins du XIXe siècle ; les costumes, colorés et sans sophistication particulière, sont en général jolis, agréables et de bon goût (avec une Manou sensiblement plus habillée que celle du Bolchoï…), mais pour le reste, il n’y a pas grand-chose à dire de plus. Si l’on y retrouve naturellement toutes les attractions exotiques attachées au ballet (un Brahmane implacable ressemblant à une gravure, incarné pour l’éternité par le grandiose vétéran Ponomarev, un Rajah d’opérette à la Iznogoud – RIP à son papa! -, des chaises à porteurs clinquantes comme il se doit, un bon vieux tigre en peluche synthétique, un éléphant monumental, qui vaut d’ailleurs bien celui de Paris, une Idole, très convenablement dorée…), on sent bien que tout cet attirail est d’ordre essentiellement symbolique et n’a qu’une fonction, celle de mettre en valeur la beauté de la danse et le lyrisme de l’école de Saint-Pétersbourg, le seul véritable sujet d’intérêt ici – exactement comme dans Le Lac des cygnes. De fait, tout le spectacle semble conçu pour culminer dans le tableau irréel de la Descente des Ombres, servi chaque soir par un corps de ballet et des solistes naturellement glorieux, en parfaits connaisseurs du livre qu’ils sont tous.

Du côté de la chorégraphie, les Parisiens n’ont pas de raison d’être dépaysés par cette Bayadère, donnée dans la version de 1941 revue par Vakhtang Chabukiani et Vladimir Ponomarev. Elle est en effet le modèle à partir duquel Rudolf Noureev (avec l’appui très notable de Ninel Kurgapkina) a monté la sienne à Paris, sans s’en écarter fondamentalement (et pourtant avec des droits d’auteur en prime). Pour le coup, il n’y a que les Anglais pour trouver que tout ça se finit un peu en queue de poisson, la version Kirov étant dépourvue du fameux quatrième acte de la destruction du temple, réinventé par Makarova en 1980.

Le Mariinsky n’est peut-être plus ce qu’il était, mais, à ma connaissance, aucune autre compagnie, pas même le Bolchoï (pourtant vu avec de très bonnes distributions dans ce ballet), n’est encore capable de nous aligner à la suite quatre Nikiya comme celles que Londres a pu admirer en conclusion de cette tournée : entre Tereshkina, Vichneva, Kondaurova et Lopatkina, toutes parfaites stylistes et puissantes interprètes, on se bat simplement pour savoir laquelle est la plus accomplie des quatre. Les Solor sont, eux, désespérément bons, voire excellents, y compris Korsuntsev, d’évidence le moins virtuose de la bande et le plus guindé dans l’incarnation du guerrier. Là où on l’on peut dire que ça pèche en revanche, contrairement à ce que peut nous offrir dans le même temps le Bolchoï, c’est du côté des Gamzatti : Anastasia Matvienko et Anastasia Kolegova ne sont certes pas de mauvaises danseuses, ou de celles qui flanchent douloureusement dans la technique, mais l’une et l’autre, avec des nuances (Kolegova a une danse tout de même bien plus policée que celle, très internationale, de Matvienko), peinent franchement à s’élever au niveau artistique des couples principaux. Il est vraiment regrettable que le Mariinsky, avec la réserve de solistes de talent qu’il possède, se contente actuellement de tout miser sur les deux rôles confiés aux étoiles et laisse celui de Gamzatti à des premières solistes au mieux efficaces, mais sans grande envergure et simplement bien en cour (où sont les Osmolkina, Novikova, Tkachenko, Zhelonkina…?). Peut-être éprouve-t-on cette même frustration avec l’Idole dorée (rôle interprété, selon les soirs, par Alexeï Timofeev, Vassili Tkachenko – un tout jeune que je n’ai pas vu malheureusement -, et Filip Stepin) qui ne laisse voir que de bons solistes, là où l’on attendrait pourtant (Thibault forever…) un virtuose éclatant du niveau de Shklyarov, qui a, désormais étoile, abandonné le rôle pour celui de Solor.

Bref, en dépit de ces réserves d’ordre général, j’ai pu apprécier trois des quatre représentations de cette petite série de Bayadère.

Viktoria Tereshkina et Vladimir Shklyarov sont très certainement l’image, présente et des années à venir, du Mariinsky et, par-delà leur fougue et leur technique superlatives à tous les deux, ils sont aussi le couple idéal à distribuer pour une première de ce type. Par l’autorité qu’elle dégage, Tereshkina peut sembler plus naturellement une Gamzatti, rôle qu’elle a interprété par ailleurs. Pourtant, son physique exotique, mystérieux, d’une infinie souplesse, ainsi que la passion débordante qu’elle déploie dans le jeu, font aussi d’elle une Nikiya très convaincante, ténébreuse et brûlante, dès les deux premiers actes, et pas seulement dans le troisième, taillé pour la perfection et le raffinement de sa technique classique. Sa Nikiya apparaît néanmoins pour l’instant un tantinet moins accomplie dans le détail que son Cygne (vraiment extraordinaire), ce qui donne parfois l’impression qu’elle domine trop son monde, à commencer par la Gamzatti – certes plutôt fade – d’Anastasia Matvienko, mais aussi, dans le deuxième acte, le Solor de Vladimir Shklyarov, redevenu tout petit garçon face à cette tragédienne envoûtante. Il faut dire que Shklyarov est plus prince (très très) charmant que sombre guerrier oriental, et, tout séduisant et brillant virtuose qu’il soit, il lui reste encore, avec l’autorité magistrale qu’il impose déjà, une petite marge de progression sur le plan de l’incarnation du personnage.

Pour la matinée du samedi, Ekaterina Kondaurova remplaçait, aux côtés de Denis Matvienko, Alina Somova, à la grande joie (secrète bien entendu) de maints balletomanes (Alina, peu distribuée sur cette tournée, semble pourtant être en grande voie de réhabilitation auprès des « spécialistes », ça aurait pu valoir le coup aussi de constater les changements…). De toutes les Nikiya du monde, Kondaurova est indubitablement la plus belle et la plus glamour, à défaut d’être la plus touchante – d’autant plus difficile dès lors de créer une image du personnage qui ne se confonde pas avec celle de sa propre beauté. Pourtant, on ne voit pas vraiment où est l’erreur, même si, en termes de projection, elle reste, sans qu’on sache trop expliquer pourquoi, en-deçà de Tereshkina, Lopatkina ou Vichneva (elle est beaucoup plus « jeune » aussi dans le rôle). Plus douce et humble que Tereshkina la veille, elle délivre un troisième acte d’une très grande pureté académique. Denis Matvienko est pour elle un partenaire impromptu mais efficace, en même temps qu’un Solor idéal à tous points de vue – et plus qu’éprouvé (avec quelle compagnie ne l’a-t-il pas dansé?). Avec Anastasia Matvienko en Gamzatti, plutôt meilleure que lors de la première, ce trio se révèle sans doute le plus équilibré de la série.

Avec Lopatkina en Nikiya, la tournée se terminait véritablement en apothéose, même si, avec le Mariinsky, l’on reste loin – et c’est très bien ainsi – de l’ambiance survoltée et des transes collectives provoquées par le Bolchoï en ces mêmes lieux. Dès la première seconde de son apparition en bayadère voilée, jusqu’à la fin du ballet en reines des Ombres, on est littéralement happé, hypnotisé par ce qu’elle offre, quelque part bien au-delà de la perfection technique et stylistique à peu près également partagée par les autres solistes ou étoiles de la compagnie. Lopatkina est parvenue à un tel sommet artistique que, dans ce rôle mystico-tragique qui semble écrit pour elle, au moins autant que celui d’Odette, elle n’a jamais besoin de « montrer » – d’être virtuose ou de jouer péniblement à l’actrice. Son intense spiritualité, la tendresse et l’intelligence dont se chargent tous ses gestes, conjuguées à la leçon de style magistrale qu’impose sa danse, suffisent amplement à nous emporter dans le rêve de Petipa. Lopakina en Nikiya est une révélation, elle donne au rôle tout simplement son sens. Korsuntsev ne s’élève évidemment pas au même niveau de virtuosité que Shklyarov, Matvienko ou Zelinsky, qu’on a loupé cette année (il remplace notamment la série de double-assemblés, merveilleusement exécutée par ses collègues, par un simple manège de grands jetés – magnifiques d’ailleurs), il n’a pas non plus l’énergie et la fougue rêvées d’un Solor, mais il possède cette force et cette autorité virile uniques – et fort appréciables – des danseurs du Mariinsky qui, à défaut de beaucoup danser dans les ballets classiques, savent toujours, de l’étoile au dernier figurant, imposer sur scène une noble et puissante allure.

Ce qui reste d’une Bayadère du Mariinsky, c’est, au moins autant que les étoiles, le corps de ballet – et notamment celui de la Descente des Ombres. D’une poésie et d’une musicalité uniques, respirant d’un même souffle, il ne faillit pas à sa réputation, même parvenu en bout de course. Les Trois Ombres se révèlent en revanche un peu inégales selon les représentations, surtout concernant la troisième, la plus difficile, systématiquement confiée, semble-t-il, à une très grande danseuse, aux lignes magnifiques, mais à la stabilité et aux articulations douteuses (Daria Vasnetsova en alternance avec Oxana Skorik). En revanche, Valeria Martynyuk (délicieuse dans la Manou également) en Première Ombre, Yana Selina ou Maria Shirinkina en Deuxième, sont musicalement et stylistiquement parfaites, exactement ce que l’on attend du Mariinsky. A part ça, révolution culturelle ou pas dans la compagnie, on semble aujourd’hui beaucoup moins dans la lutte aux développés célestes qu’il y a quelques années, comme en témoignent en particulier le pas de quatre des Bayadères et le très classique Grand pas du deuxième acte – un pur concentré de bonheur impérial.

Vladimir Ponomarev (le Brahmane), Ouliana Lopatkina (Nikiya), La Bayadère © Théâtre Mariinsky

Londres (Royal Opera House) – Tournée du Mariinsky – Anna Karénine

Anna Karénine (Chédrine / Ratmansky)
Londres, Royal Opera House
10 août 2011

Cette année, le Mariinsky célébrait à Covent Garden le cinquantième anniversaire de sa première tournée occidentale. Pour l’occasion, la troupe de Saint-Pétersbourg mettait les petits plats dans les grands en offrant au public une programmation riche et variée, comportant six affiches différentes, dont deux grandioses soirées mixtes, et des distributions qui se voulaient particulièrement soignées. Il est vrai qu’il lui fallait rattraper la dernière tournée de 2009, jugée quelque peu en demi-teinte par une partie de la presse et des balletomanes, et, surtout, succéder comme il se doit au Bolchoï, omnipotent à Londres comme partout ailleurs, et souvent plus à même aujourd’hui d’enthousiasmer les foules. On retrouvait ainsi, aux côtés des figures les plus emblématiques de la compagnie, telles qu’Ouliana Lopatkina, Diana Vichneva, Igor Kolb et Igor Zelinsky, la jeune garde déjà triomphante, avec notamment Viktoria Tereshkina, Vladimir Shklyarov et Ekaterina Kondaurova, tous trois particulièrement mis à l’honneur lors de ces trois semaines de tournée. Petite cerise sur le gâteau d’anniversaire, un invité américain de choix, en la personne de David Hallberg, principal à l’ABT, venait compléter la liste des solistes.

Une fois n’est pas coutume, une création récente figurait parmi les traditionnels blockbusters prisés des spectateurs et, plus encore, de Lilian et Victor Hochhauser, les deux éternels imprésarios des tournées des compagnies russes au Royaume-Uni, peu réputés d’ordinaire pour l’audace de leurs programmations estivales. Entre les classiques éprouvés de Petipa, Fokine, Balanchine et Robbins, le public londonien a donc pu découvrir l’Anna Karénine d’Alexeï Ratmansky, créé – ou plutôt recréé – en 2010 pour le Ballet du Mariinsky, à partir de la partition composée en 1972 par Rodion Chédrine pour un ballet éponyme avec Maïa Plissetskaïa.

Le roman de Tolstoï est « hénaurme », l’adaptation chorégraphique qu’en propose Ratmansky réussit la gageure de le faire tenir en deux actes et quatre-vingt cinq minutes à la fois très denses dans la composition et très filmiques dans l’écriture, en s’en tenant à quelques épisodes emblématiques et chorégraphiquement exploitables. Passé le prologue un peu facile en forme de retour anticipé sur la mort d’Anna, tout commence avec la première rencontre de l’héroïne et de Vronsky dans un train en partance pour Moscou, jusqu’à leur escapade interdite à Venise et au suicide final de l’héroïne sous les roues d’un train. On a beau voir beaucoup de monde évoluer sur scène – presque trop dans le premier acte pour que celui-ci soit toujours parfaitement lisible (bon, on n’est pas non plus obligé d’arriver vierge de toute culture livresque au ballet…) -, Ratmansky semble tout de même se préoccuper davantage de mettre au centre de la narration le triangle amoureux formé par Anna, son mari et son amant, et le conflit que celui-ci engendre, que de peindre une grande fresque romanesque et sociale immédiatement séduisante, tout en dentelles et en taffetas virevoltants. Les personnages de Levin et de Kitty qui, dans le roman, évoluent en contrepoint du couple tragique de Vronsky et Anna, en sont réduits à de courtes apparitions, presque anecdotiques, à l’instar d’autres protagonistes, aux contours également peu marquants. Les divers épisodes sont brefs, enchaînés sans véritable pause et de manière presque cinématographique, grâce à un dispositif scénique circulaire, ingénieux et plutôt efficace, sur lequel sont projetés des vidéos, destinées à planter pour chaque scène un décor symbolique. Le seul détail un tant soit peu spectaculaire est la présence, en forme de leitmotiv, d’un train mobile qui expose au public les personnages lors de leurs diverses pérégrinations. Cette scénographie en clair-obscur, tout à la fois sophistiquée et épurée, nous plonge en réalité davantage dans l’atmosphère d’une tragédie classique au déroulement inexorable que dans celle d’un grand roman épique et foisonnant. Tout au plus peut-on souligner la beauté des costumes de Mikael Melbye, dont la sobre élégance ne fait que sublimer un peu plus les silhouettes aristocratiques des danseurs du Mariinsky.

L’idée est sans doute un brin iconoclaste, tant Ratmansky est par ailleurs chorégraphe en vue et de talent, mais durant ces deux actes, qu’il n’arrive même pas à nous rendre ennuyeux, on en vient souvent à regretter le charme un peu passé, et bien plus pauvre en moyens scéniques, de la version psychiatrique de Boris Eifman, il est vrai conduite par un patchwork de pièces de Tchaïkovsky autrement plus appréciables que la pompe soviétique de Chédrine. Là où Eifman réussissait à tirer du roman tout son symbolisme – certes schématique, mais c’est un ballet que diable! – en construisant des scènes fortes, lisibles et subtilement alternées, Ratmansky nous offre une oeuvre sans climax qui, chorégraphiquement, ne décolle jamais vraiment, empêtrée qu’elle est dans la musique lourdingue et suintante d’académisme de Chédrine. S’il est sans doute plus à l’aise dans la comédie, l’humour distancié ou le maniement du clin d’oeil, le drame le rend en revanche terriblement terre-à-terre, le privant de l’imagination brillamment délurée à l’oeuvre dans l’excellent Petit Cheval Bossu, chorégraphié sur une autre partition de Chédrine, qui passe du reste beaucoup mieux auprès du spectateur. Dans certains tableaux-clé de l’acte II – on pense à la course hippique à laquelle participe Vronsky à Krasnoe Selo et durant laquelle il se blesse, ou encore à la sublime entrée d’Anna au théâtre dans la robe rouge de la femme adultère face à un public aux allures de tribunal -, on caresse un temps l’espoir d’une possible sortie du tunnel (si l’on peut dire), mais las! les scènes en question ont à peine commencé qu’on a déjà filé vers la suivante. Si cet ensemble de « flashs » est destiné avant tout à refléter les tourments intérieurs d’Anna, son enfermement progressif et inéluctable, alors oui, sans doute, d’un point de vue strictement psychologique, l’oeuvre est-elle réussie. Mais l’on aurait aimé que le corps de ballet soit davantage – et surtout mieux – sollicité dans la construction du drame et des conflits sociaux qu’il fait naître – tout de même pas un point de détail chez Tolstoï.

Il reste alors à admirer les interprètes, dans un registre inédit pour la plupart d’entre eux, tout en regrettant que des artistes aussi exceptionnels n’aient pas autre chose à se mettre sous le pied. Ouliana Lopatkina prouve dans le rôle-titre qu’elle est non seulement une styliste classique incomparable, une interprète d’un lyrisme intense dans les ballets purement pétersbourgeois, mais aussi une prodigieuse actrice, d’une grande distinction et maturité dramatique. Son jeu, plein de nuances dans l’expression de l’amour maternel comme de la passion, n’en rajoute pas non plus dans l’hystérie que le personnage d’Anna attire de lui-même. Youri Smekalov, plus coutumier du style néo-classique en tant qu’ancien soliste du Ballet Eifman, porte de son côté le ballet de Ratmansky à bout de bras. Du haut de son physique renversant, fin, délié et athlétique, il impressionne par sa stature dramatique, qui vaut largement celle des étoiles des grandes compagnies européennes rodés au répertoire néo-classique, et par sa danse impeccable, à la fois puissante et ciselée. Placé dans l’ombre du duo principal, Islom Baimuradov, merveilleux danseur de caractère, impose sa silhouette sombre et pathétique dans le rôle théâtral de Karénine. A ce duo, à ce trio, on aimerait voir confié un ballet dramatique de plus de poids et d’envergure, un Onéguine, une Dame aux camélias… qui, à coup sûr, nous promettrait vraiment le grand soir!

De Cranko ou de MacMillan, les maîtres du ballet dramatique, Ratmansky a gardé les défauts – l’absence de mise en valeur et de défi adressé au corps de ballet (quel dommage avec une compagnie pareille!) – sans en retrouver l’essence – la force inoubliable des soli ou des pas de deux comme reflets des passions humaines. Tout cela a finalement l’air d’une oeuvre de commande écrite à la va-vite, habilement cousue, mais de manière formelle et contrainte. Anna Karénine n’est certes pas un mauvais ballet, mais il n’est pas pour autant un grand ballet – ou le grand ballet qu’il devrait être. Triste époque néo-classique qui nous condamne sempiternellement à la nostalgie.

Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – Gala

Gala
Carmen Suite / Scotch Symphony / Etudes
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
28 décembre 2010

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Le gala de clôture est sans nul doute la principale attraction des tournées annuelles du Mariinsky à Baden-Baden. En contrepoint d’une programmation qui se contente le plus souvent de décliner les classiques que l’on attend de la maison, cette soirée sait toujours proposer, en guise de dessert aussi copieux qu’alléchant, des oeuvres rares ou inédites, associées aux traditionnelles séries de pas de deux. Cette année toutefois, le gala délaisse les divertissements virtuoses pour une soirée en forme de « triple bill », réunissant trois pièces d’ampleur conséquente et s’inscrivant dans des styles bien distincts. On goûte d’autant plus cette affiche 2010, aux couleurs du XXème siècle, que l’on a peu d’occasions de ce côté-ci de l’Europe de voir représentés Carmen Suite, Scotch Symphony, ou même encore Etudes, tous entrés au répertoire du Mariinsky la saison dernière.

Carmen Suite est l’un des avatars de la nouvelle histoire d’amour, passablement incongrue, entre le couple Plissetskaïa-Chédrine et le Théâtre Mariinsky, ou plutôt son chef éminent, Valery Gergiev. Dans ce contexte, l’oeuvre d’Alberto Alonso, chorégraphiée en 1967 sur la musique de Bizet revisitée par Chédrine, est entrée au répertoire de la compagnie à l’occasion du festival d’avril dernier, en même temps qu’Anna Karénine, sur une partition du même compositeur. Plus de quarante ans après sa création – pour Maïa -, le ballet frappe surtout par son étrangeté chorégraphique et musicale, « datée », comme on a coutume de dire, à bien des égards, qui en fait davantage une curiosité historique et esthétique qu’un sommet incontournable – un indispensable en quelque sorte – du répertoire d’aujourd’hui. Le caractère novateur de la scénographie, ainsi que l’érotisme latent de la chorégraphie, qui avait créé en son temps le scandale à Moscou, restent cependant encore aisément perceptibles. L’action, construite autour d’une suite de tableaux juxtaposés les uns aux autres de manière délibérément abrupte, se déroule dans l’espace clos d’une arène symbolique, conçue comme lieu du combat et de la fatalité. Un rideau de scène rouge et noir, à l’effigie d’une tête de taureau, place l’oeuvre sous le signe d’un constructivisme qui inspire l’ensemble de la scénographie. Cette Carmen Suite ressemble du reste à un exercice de géométrie : géométrie du décor, dominé par les couleurs primaires, géométrie de l’action, libérée de tout lyrisme et d’une certaine forme de pittoresque espagnol, géométrie des caractères, stylisés jusqu’à l’abstraction, géométrie des pas, tout en parallèles, en lignes droites et en angles coupants, à l’image des ces chaises étranges qui envahissent la scène. C’est un choc, il faut le dire, de voir le rideau s’ouvrir sur Ouliana Lopatkina, la paume ouverte et le bras tendu à la seconde, dans la pose aguicheuse immortalisée par Maïa Plissetskaïa. Mais Ouliana ne cherche pas à singer Maïa dans sa vulgarité ravageuse, ni à être la Carmen gouailleuse de l’imaginaire populaire, elle utilise plutôt la chorégraphie, véritable ode à la plastique de l’interprète, et sa technique, aussi flamboyante et aiguisée qu’un couteau de brigand andalou, pour camper une séductrice à la beauté implacable, jouant sans complexe de tout son corps avec les hommes jusqu’à la mort. Une physicalité qui pourtant ne s’abstrait jamais du sens. A ses côtés, Danila Korzuntsev semble avoir été catapulté en Don José de Lopatkina uniquement pour des raisons de partenariat. Il réussit toutefois à convertir son relatif manque d’étoffe dramatique en un jeu qui fait ressortir la fragilité sentimentale d’un héros manipulé par la femme et le destin. Konstantin Zverev domine ici la distribution, se jouant des bizarreries de la chorégraphie d’Alonso et imposant un Escamillo au grotesque parfaitement contrôlé, qui se hisse à la hauteur dramatique de Lopatkina. Yulia Stepanova, enfin, est une captivante figure du Destin, déployant un style impeccable et une technique affutée dans un costume de Fantômette interdisant la moindre défaillance. On retrouve ces mêmes qualités, servies par une plastique de rêve, chez Nadezhda Batoeva, Margarita Frolova et Olga Gromova, jeunes recrues du Mariinsky elles aussi, qui forment le trio des Brigandes.

Scotch Symphony, créé par Balanchine en 1952 à partir d’extraits de la symphonie éponyme de Mendelssohn, témoigne surtout de l’intérêt marqué – et sans doute un peu trop appuyé – de l’actuel directeur de la compagnie, Youri Fateev, pour le chorégraphe américain, dont il fut longtemps l’un des répétiteurs au Mariinsky. L’oeuvre, qui se veut une variation libre et brillante pour solistes et corps de ballet autour de l’imaginaire de La Sylphide, est tout à fait charmante, le décor et les costumes – mélange de pittoresque écossais et de romantisme éthéré – sont délicieux, le corps de ballet y est admirable de placement et d’élégance, mais l’on se demande franchement ce qui imposait cette entrée au répertoire, en-dehors du fait que le ballet – souvenir, souvenir… – fait partie des tout premiers Balanchine montés au Kirov à la fin des années 80 (avec, notamment, Thème et Variations, présenté l’an dernier en ces mêmes lieux). On ne peut s’empêcher de penser à cette occasion qu’une révision-résurrection de l’actuelle production pétersbourgeoise de La Sylphide, qui ressemble davantage à un objet de musée qu’à une oeuvre vivante au style accompli, aurait sans doute eu plus de pertinence que ce retour en grâce d’un Balanchine oublié. Pour le reste, cette Symphonie Ecossaise, aussi joliment dansée soit-elle, manque de style, ou plutôt respire un peu trop celui, gracieux et sophistiqué, du Kirov, pour que l’on y croit vraiment. Anastasia Matvienko offre une prestation légère et souriante, à la fois appliquée et musicale, mais sans grand mystère ni nuances. Ancienne danseuse principale du Mikhaïlovsky, il lui manque toujours cette aura unique et quelque peu magique – sans parler du pied sculpté – des ballerines du Mariinsky. La paire qu’elle forme avec Alexandre Serguéïev, bondissant et racé, se révèle pourtant fort harmonieuse. On préférera toutefois au couple principal les demi-solistes qui les accompagnent ici : Valeria Martiniuk, petit elfe virtuose déployant son charme dans la première variation, et Vassili Tkachenko et Alexeï Nedviga, dont les qualités vont bien au-delà du port impeccable du kilt et du béret.

Etudes, apothéose de virtuosité débridée aux frontières de l’indécence, apporte la conclusion voulue à ce gala – explosive, comme il se doit. Le ballet de Lander, monté une première fois en 2003, est revenu lui aussi la saison dernière au répertoire du Mariinsky, dans une version, sensiblement différente de celle de l’Opéra de Paris, du Danois Johnny Eliasen. Malgré l’attrait que suscite le ballet, défi technique permanent pour les danseurs, était-ce bien raisonnable d’achever une tournée – et un gala de fin de tournée – par cette débauche de pas d’école, ce déploiement pyrotechnique virant aisément à la démonstration circassienne? On en doute un peu à voir ces pieds coquins venant parfois rompre l’harmonie du corps de ballet, ou ces alignements approximatifs, notamment lors du final, qui ternissent quelque peu l’exécution brillante des danseurs du Mariinsky. Aidée il est vrai par une orchestration – et un orchestre – qui ont clairement renoncé en cette fin de soirée à toute subtilité, la troupe en livre une interprétation qui, à défaut d’être à chaque instant parfaitement policée, n’est pas non plus dépourvue de second degré ni d’humour. Le pur exercice technique et ses contraintes militaires, théâtralisé par Lander, en est ainsi mis légèrement à distance. Pour servir le propos du ballet, un trio d’étoiles de haut vol s’impose, et en l’absence de Léonide Sarafanov, le Mariinsky nous offre sans doute ce qu’il a de mieux en magasin, avec Denis Matvienko, Vladimir Shklyarov et Viktoria Tereshkina. Chez les garçons, on pourra toutefois regretter, en cette représentation un brin fatiguée, que les qualités de l’un semblent se perdre un tantinet chez l’autre. Matvienko a pour lui la puissance, l’énergie et la précision dans les sauts et les tours – et l’impeccable série de fouettés -, Shklyarov a le ballon, l’élégance, et l’enthousiasme d’une jeunesse irrésistible. Pour réconcilier tout le monde, Viktoria Tereshkina s’impose de manière incontestable à leurs côtés, malgré deux petites erreurs aussi incongrues qu’inhabituelles, comme la reine de la soirée. Sa danse ciselée et spirituelle, d’un raffinement qui évite les pièges du maniérisme, est de celle, rare, qui convertit la virtuosité en art. Une grande ballerine dont l’éclat et l’élégance honorent la tradition aristocratique d’une compagnie séculaire.

Anastasia Matvienko, Alexandre Serguéïev et Valeria Martiniuk, Scotch Symphony © artifact suite

Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – Le Lac des cygnes

Le Lac des cygnes
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
27 décembre
Lopatkina / Korzuntsev / Zverev

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Bien sûr, aussi charmant soit l’apéritif, on ne prétendra pas avoir fait le voyage à Baden-Baden pour un simple Casse-noisette, tout de blanc et de rose vêtu. Le vrai plat de résistance de cette tournée du Mariinsky, celui dont on sait à l’avance que, bien que vu et revu, il ne décevra pas, c’est Le Lac des cygnes, pour une unique représentation avec Ouliana Lopatkina, de retour en son royaume russe quelques jours seulement après son escapade parisienne. Deux aventureuses représentations dans le Lac de Noureev avec l’Opéra de Paris, c’est bien, une troisième en famille avec le Mariinsky, c’est encore mieux.

Loin des états d’âme du Prince Siegfried justement mis en scène par Noureev, Le Lac des cygnes du Mariinsky, dans la belle production en habits gothique-troubadour de Konstantin Serguéïev, permet de renouer avec une vision traditionnelle de l’argument originel, dans laquelle le Cygne, dans son incarnation aussi bien individuelle que collective, est à la fois le coeur de l’intrigue et le point focal de la chorégraphie. Ici, plus encore que dans d’autres versions, y compris russes (pensons à celle de Grigorovitch pour le Bolchoï), Siegfried et Rothbart ne sont que des comparses de l’héroïne, des archétypes symbolisant respectivement le combat du bien contre le mal, à la manière de Saint-Michel affrontant le dragon – une image multi-séculaire que retient d’ailleurs explicitement le final manichéen du ballet. Celui-ci, tellement complaisamment critiqué en Occident (ce qui n’enlève rien au demeurant à la beauté tragique de celui de Noureev), trouve pourtant toute sa cohérence dans le cadre de la narration fluide et lumineuse de Serguéïev. Dans cette lecture classique, proche du mythe, bien plus que du conte pour enfants sages, Odette n’est pas tant un personnage de théâtre (tous les éléments de pantomime du ballet de Petipa ont du reste été supprimés à l’époque soviétique) qu’une métaphore de l’idéal, obsessionnelle et omniprésente jusque dans le surgissement à l’acte III de son double maléfique, symbolisé par Odile. Autant d’éléments pour en faire le rôle par excellence de la ballerine russe – figure à la fois lyrique, plastique et dramatique – dont Lopatkina, par son intense spiritualité et sa perfection académique, représente sans nul doute aujourd’hui l’image la plus accomplie.

Si la plus accomplie des ballerines peut aussi avoir des jours « sans », Lopatkina se sera en tout cas montrée à Baden-Baden dans une forme radieuse, épanouie autant qu’inspirée, et dans un rapport d’intimité avec cette chorégraphie de Serguéïev, qui fait tout de même ressortir après coup l’étrangeté esthétique qu’a dû représenter pour elle celle de Noureev, même si l’acte II lui est en tous points semblable – à quelques détails près. Le partenariat y est ici pour beaucoup, tant celui construit patiemment au fil des ans avec Danila Korzuntsev paraît poli et désormais évident. Korzuntsev n’est certes pas un virtuose à la Sarafanov, apte à enflammer les foules au-delà du raisonnable, ni même une personnalité dramatique à la Kolb, mais son autorité aristocratique conjuguée à une délicatesse jamais prise en défaut savent s’imposer et accompagner à merveille la lenteur réflexive de Lopatkina. Cette lenteur déroutante, qui permet à son lyrisme de se déployer avec une éloquence toujours tempérée, lui aura en tout cas permis de nous gratifier dans les adages de quelques fabuleux équilibres en attitude, qui ne viennent toutefois jamais rompre la fluidité incroyablement musicale de sa danse. Tout est bien éloigné ici de l’usage de la technique pour la technique, de la pose plastique vue comme une fin en soi et destinée à être immortalisée par une « belle » photographie.

Lopatkina est réputée être plus une Odette qu’une Odile, tout comme elle est d’évidence plus une danseuse d’adage qu’une danseuse d’allegro, mais en réalité, cette différence d’appréciation tient davantage à un relatif manque de virtuosité dans les éléments chorégraphiques de pur brio qu’à un défaut de sensualité ou de tempérament terre-à-terre pour incarner le Cygne noir. Son Odile, d’une autorité impériale, est conçue non comme une figure de méchante utilisant et caricaturant tous les stéréotypes d’une certaine féminité, mais plutôt comme un double simiesque d’Odette, d’autant plus troublant qu’elle en imite de manière jouissive les ports de bras. Dans cette version qui lorgne clairement du côté du mythe, jusque dans sa structuration constamment binaire, son personnage ressort sans doute beaucoup mieux que dans la lecture dramatique et humanisée de Noureev, qui fonctionne dans un rapport à trois plus ambigu. Du point de vue de la danse pure, la variation, admirable de précision et de contrôle, laisse éclater son sens des nuances et des accents justement placés, même s’il faut bien reconnaître que ses fouettés, comme à Paris, se retrouvent vite gagnés par une certaine mollesse, se déplaçant de manière étrange sur la scène.

Face à l’Odette-Odile de Lopatkina, le Rothbart de Konstantin Zverev, qui semble en passe de devenir le premier titulaire du rôle au Mariinsky, offre une prestation remarquable, avec des sauts élégants, puissants, et d’une superbe élévation. On est loin des physiques athlétiques, voire robustes, des interprètes à qui ce genre de rôles pouvaient traditionnellement être confiés, mais l’effet produit par sa danse serpentine n’en est pas moins saisissant, loin du ridicule grotesque de bande dessinée dont on enrobe parfois ce personnage. Du côté des rôles virtuoses et bondissants, Grigory Popov, pourtant excellent d’ordinaire, se montre en revanche plutôt décevant en Bouffon, manquant de jus dans ce rôle qui mise tout sur l’exploit et le brio, délivrant notamment des tours en l’air malheureusement trop souvent désaxés et des pirouettes au fini quelque peu approximatif.

Le Pas de trois aura permis de découvrir la jeune recrue du Royal Ballet, Xander – rebaptisé Alexander – Parish. S’il paraît sans doute un peu trop grand pour ce type de chorégraphie explosive, sa danse, agrémentée de jolis sauts, se révèle néanmoins extrêmement propre et soignée, un peu trop peut-être pour laisser croire à une accommodation naturelle et aisée au style du Mariinsky. L’anglicité tranche ici avec la liberté scénique de Yulia Kasenkova et Valeria Martiniuk, ses deux acolytes spécialistes en rôles secondaires requérant technique et brio – deux poissons nageant avec bonheur dans l’eau de la virtuosité du Pas de trois. Toutes deux possèdent en tout cas une danse véloce et parfaitement articulée, qui permet notamment d’admirer une petite batterie et une saltation d’une qualité qu’on ne voit hélas plus si souvent à l’Opéra de Paris. Valeria Martiniuk en particulier, bondissante et toujours pleine d’énergie souriante, croit bon de nous rajouter, pour le plaisir et l’air de rien, quelques tours arabesque parfaitement contrôlés dans la seconde variation, histoire de la pimenter.

Lorsqu’on a encore en tête le pensum infligé par les danses de caractère made in Paris, désincarnées jusqu’au dessèchement, il faut avouer que c’est un vrai bonheur de retrouver à l’acte III celles que proposent les danseurs du Mariinsky. Noureev, qui en avait certes modifié l’ordre, ne s’en était d’ailleurs pas tellement éloigné sur le plan chorégraphique. Autant que pour ses Cygnes poétiques, on aime ce Lac pour cet écrin plein de vie et de couleurs, délicatement stylisé, qui est à la fois un contrepoint idéal aux actes blancs et un préambule d’une grande cohérence esthétique au climax que constitue le surgissement du Cygne noir. A côté d’un Islom Baimuradov un peu fatigué, Karen Ioanissian, plein de fougue et de flamme, brille à nouveau dans l’Espagnole de ce Lac, qui laisse voir toute l’élégance du danseur de caractère made in Saint-Pétersbourg. La Napolitaine est menée par deux interprètes d’expérience, Yana Selina et Alexeï Nedviga, toujours agréables à voir évoluer, tandis que la jeune Yulia Stepanova, radieuse, apporte une vivacité et une couleur appréciables à la Danse Hongroise.

Au moins autant que les solistes, le corps de ballet s’offre comme le vrai trésor d’une représentation du Lac avec le Mariinsky. Les étoiles passent, brillantes ou moins brillantes, mais le corps, lui, demeure, intangible, ossature et raison d’être d’une compagnie qui ne ressemble à aucune autre. Les jambes pétersbourgeoises paraissent du reste moins dans la démonstration qu’il y a encore quelques saisons (un changement d’esthétique en vue? on peine à le croire avec la si peu enthousiasmante direction Fateev…), et l’on y gagne en douceur et en moelleux. Alors oui, peut-être, le Mariinsky n’est plus ce qu’il était, oui, certaines colonnes de cygnes n’ont pas toujours la rigueur militaire et millimétrique qu’on a pu voir récemment à l’Opéra de Paris, mais pour autant, les actes blancs possèdent ici une vie, une fluidité, une musicalité, et pour tout dire une poésie, à nulle autre pareille. On décernera à cet égard une mention spéciale aux quatre Grands Cygnes (Yulianna Chereshkevitch, Oxana Skorik, Yulia Stepanova, Daria Vasnetsova), lyriques et puissants, pour leur ensemble particulièrement fier et harmonieux, dont l’unité, il est vrai, est toujours plus aisée à réaliser que celle des Petits Cygnes.

Konstantin Zverev (Rothbart), Ouliana Lopatkina (Odette) et Danila Korzuntsev (Siegfried) © dansomanie

Images de décembre, images de l’année?

Ouliana Lopatkina, Carmen-Suite © artifactsuite

Ouliana Lopatkina, Le Lac des cygnes © artifactsuite

Baden-Baden, Festspielhaus, 27 et 28 décembre 2010.

« Best of » 2009-2010

La nouvelle saison chorégraphique ne commence que dans une petite semaine (et tout en finesse, avec le Gala des Etoiles du XXIème siècle, pas vu depuis quelques années…), donc on va dire que j’ai encore le temps pour (ne pas) conclure sur la précédente…

Le « best of » est l’exercice, sinon obligé, du moins traditionnel, de toutes les fins de saison, et j’avoue que si j’aime à lire les « résultats des courses » chez les autres, rien que pour le plaisir  de m’y retrouver ou plutôt de ne pas m’y retrouver, la perspective de m’y soumettre ne suscite souvent en moi qu’un grand point d’interrogation, accompagné d’un « mais qu’est ce que je vais bien pouvoir  citer qui le mérite vraiment et surtout que je n’aurais pas envie de modifier une fois écrit et publié? ».  Sans compter que le jeu – car c’en est un – est forcément réducteur, à l’image de tout résumé d’oeuvre(s)… Est-ce parce que je suis une spectatrice « blasée » – comme certains aiment à dire de tout ce qui n’est pas « regard émerveillé sur tous ces grands artistes qui nous font l’honneur de nous offrir un spectacle »? Est-ce parce que j’ai la mémoire trop courte?  Est-ce parce qu’il y a trop de noms à citer? Ou pas assez dignes de l’être pour la postérité? Est-ce parce que le vertige de la liste annuelle implique forcément une catégorisation encore plus vertigineuse de toutes ces images éparses dans la mémoire?…

Au fond, soit on opte pour la spontanéité absolue, l’immédiateté, l’évidence du souvenir d’exception qui surgit d’emblée et sans crier gare, au risque de réduire la liste à peau de chagrin (en gros, le spectacle – ou l’artiste – qui reste quand on a tout oublié – délibérément ou non – le « truc » émotionnel, quoi…), soit on récapitule consciencieusement l’ensemble des spectacles vus (mon Dieu, j’en ai déjà mal à la tête!), et l’on accorde, après mûre réflexion et dans une démarche d’infinie mansuétude, une récompense ou un accessit à chacun ou presque, dans une catégorie définie d’avance (mais quel intérêt que cette remise des prix, forcément biaisée, comme les magazines ont coutume d’en faire, si l’affaire n’est pas enrobée d’un peu d’humour, voire contrebalancée par un « worst of » en miroir?).

J’ai vu pas mal de spectacles de danse cette année, assez divers de surcroît, en termes de lieu, de genre ou de style (dans la limite du raisonnable, enfin, de mon raisonnable à moi), certains dont j’ai parlé, certains dont je n’ai pas parlé, certains dont j’aurais aimé parler – mais faute de temps ou d’envie… -,  certains dont je n’ai pas su parler, certains aussi dont j’aurais peut-être pu m’abstenir de parler… Peu de franchement mauvais spectacles (si l’on doit en couronner un, résolument impossible à sauver, alors – lâchons- le enfin! – je ne vois que La Petite Danseuse de Degas qui en mérite autant), pas mal de bons et même de plaisants, à un titre ou à un autre (« de qualité » comme on dit dans les guides touristiques), mais aussi beaucoup de « aussitôt vu, aussitôt digéré, aussitôt oublié, en attendant le suivant »… A cet égard, la Bayadère de l’Opéra de Paris, nullement indigne en soi sans doute, me reste encore au travers de la gorge, tant elle illustre à sa petite échelle une tendance lourde de cette belle et antique maison : l’excellent travail du corps de ballet ou des demi-solistes (avec des hauts et des bas bien sûr, mais c’est la vie…) ne pouvant faire oublier la quasi-absence de vrais grands solistes – des étoiles? – sur les premiers rôles, de ceux qui résonnent au-delà d’eux-mêmes (et de trois pour La Baya!…). En gros, je parle ici de tout ce qui fait qu’on continue malgré tout à aimer aller voir ces compagnies, celles qui ont la chance d’avoir une histoire, et qu’on en retient durablement les noms et les visages des interprètes – au moins jusqu’à la rétrospective de fin de saison.

Bref, cette année, ou plutôt cette saison, considérant que le plus court billet est aussi parfois le plus efficace, pas d’hésitation, pas de justification, pas de « bla-bla » – y’a pas le temps pour ça de toute façon -, s’il n’en reste qu’un, ce sera celui-là – et j’ai déjà tout dit dessus :

Et puis en vrac, et sans beaucoup plus d’explications, pas un « best of » en bonne  et due forme, avec remise de prix bien calibrés, mais ces quelques moments rares de la saison, très personnalisés, que ma mémoire retient avant tout pour l’  « émotion » particulière qu’ils ont su procurer, et qui sont, exactement au même titre que le spectacle d’Israel Galván, a priori d’un autre style, sublimés par des interprètes véritables (parce que je n’en peux plus du pompeux mot d’ « artiste »), par des danseurs tout simplement, et dans la grande Tradition :

  • Delphine Moussin, pour beaucoup de petites choses, passées, revenues, bientôt arrêtées, et pour sa Nikiya d’un premier soir – malgré tout… Mais s’il ne faut retenir qu’une soirée à l’Opéra pour cette saison (pas toujours rendue inoubliable par ses distributions), alors ce sera sans aucun doute la Giselle du début d’année, pas n’importe laquelle, celle avec Clairemarie Osta et Mathieu Ganio, mélange rare de charme, de rigueur et de lyrisme. De mieux en mieux (surtout lorsqu’on se rappelle les aléas de 2006), ça devient vraiment très bien.

  • Semyon Velichko, soliste inconnu de l’obscur (enfin, plus maintenant) Ballet de Novossibirsk-aux-Ombres-magiques, pour son Apollon en particulier (et pour leur Apollon tout court), et une ou deux autres petites choses grandioses (pardon, le compte-rendu manque à l’appel). Quelque chose d’Emmanuel Thibault il y a cinq ou dix ans. Le regard terrible du merveilleux Sarafanov lors du premier acte du Lac ne (se) trompait pas. Rien que pour lui (mais pas que pour lui), Zelinsky n’a pas perdu son pari en s’exilant en Sibérie. On appelle ça la révélation de l’année.

 

 

Versailles (Théâtre Montansier) – Carte blanche à Ouliana Lopatkina

Carte blanche à Ouliana Lopatkina
Versailles, Théâtre Montansier
19 juin 2010

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Hors du temps

Sans tambour ni trompette – ni feux d’artifice royaux -, Versailles, berceau historique de la danse académique, accueille Ouliana Lopatkina, étoile du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg. Un effet d’annonce minimal et pourtant, un symbole puissant – et peu commun – pour célébrer en beauté l’année France-Russie. Pour une fois, la rhétorique publicitaire obligée, qui nous avait qualifié cette venue d’« exceptionnelle », n’aura pas trompé son monde. La ballerine est rare – a fortiori dans nos contrées – et le cadre intimiste dans lequel elle offre son récital est à son image – résolument intempestif. Le petit Théâtre Montansier, essentiellement dédié à l’art dramatique, se situe certes à mille lieux de l’immensité majestueuse du Théâtre Mariinsky, mais au fond, par-delà les distances, l’on y retrouve un même mélange de simplicité discrète et d’élégance aristocratique, une semblable aura de nostalgie, un je-ne-sais-quoi d’un autre temps, impérial là-bas, royal ici, aux antipodes du clinquant dont on est abreuvé ordinairement. Un lieu idéal pour une soirée dédiée à la grandeur du ballet classique, en forme d’antidote au bling-bling culturel…

Le spectacle dans son entier est lui-même bien éloigné de l’esprit des galas dont l’époque est coutumière. Nulle accumulation de numéros brillants, nulle démonstration de virtuosité – ce n’est pas vraiment le genre de la maison -, mais plutôt un concert « de chambre », conçu comme un hommage à trois grandes ballerines russes – Anna Pavlova, Galina Oulanova, Maïa Plissetskaïa -, qui révèle en creux la volonté réitérée de la danseuse de s’inscrire dans une histoire, dans une tradition, dans un héritage. S’exposer en pleine lumière, glorieusement, tout en sachant se retirer, avec une certaine humilité, devant le rideau rouge d’une histoire forcément plus grande que soi, voilà un peu sous quels auspices, réels ou symboliques, se présente cette « Carte blanche à Ouliana Lopatkina », pour laquelle la ballerine est accompagnée d’un partenaire apparemment inédit, Marat Shemiunov, premier danseur du Théâtre Mikhaïlovsky.

Construit chronologiquement, ce programme d’hommage est illustré par cinq miniatures chorégraphiques, entrecoupées par la projection d’images et de films d’archive, parfois rares, à la tonalité souvent bouleversante, malgré (ou peut-être aussi à cause de?) les inévitables changements d’esthétique. Si la rhétorique de la célébration est là, avec ses attendus et ses clichés, l’ensemble demeure néanmoins servi par un texte intelligent, nourri, et dit avec éloquence par Jean-Daniel Laval, directeur du théâtre et interprète – en paroles – de la ballerine russe. Dans sa concision même, cette soirée, surtout, sait prendre son temps, entre moments dansés et moments filmés, à l’image encore de Lopatkina, danseuse de la réflexivité et de la lenteur. A tous, une telle soirée semblera bien trop courte, suscitant le désir renaissant de pouvoir en prolonger l’émotion au-delà. Et l’on en savoure d’autant plus chaque seconde, comme si la beauté tenait précisément à la rareté de ces instants éphémères, suspendus, hors du temps…

Ballerine à la charnière de deux âges, Anna Pavlova est faite, tout autant, de la tradition de Petipa et du ballet impérial que de celle des Ballets russes de Diaghilev, qui a davantage retenu l’attention de l’Occident. Deux miniatures viennent revisiter ces deux facettes esthétiques : le pas de deux de John Neumeier, Pavlova et Cecchetti, extrait de son Casse-noisette, offert à Lopatkina par le chorégraphe alors qu’elle était encore élève de l’Académie Vaganova, et la Danse russe du Lac des cygnes, revue par Mikhaïl Fokine pour Pavlova elle-même. Placé en ouverture, Pavlova et Cecchetti n’a point pour sujet l’émotion lyrique ou dramatique, en tout cas de celle délivrée par les autres pièces au programme de la soirée. Dans un concentré de pas d’école, déclinés à la barre et au milieu, le duo nous parle plutôt d’héritage, d’apprentissage ininterrompu, de cette humble et fragile transmission de maître à élève, coeur et raison du ballet classique. Choc esthétique – sinon éthique -, toujours renouvelé, que ces bras, ces épaulements, qui savent vivre, précis, et pourtant si loin de la rigidité parisienne, qui frôle parfois la mort involontaire. Face à l’académisme déployé dans cette première miniature, la Danse russe n’oppose pas le classicisme hiératique, réputé « noble » et savant, à la danse de caractère, « populaire » et débridée, elle l’intègre sans heurts, présentant une image de la Russie stylisée – « sur pointes » -, civilisée sans doute, mais conservée dans son essence, avec ses clichés et ses couleurs – simultanément gaie et nostalgique. Tout autant qu’un Cygne marmoréen ou une Bayadère mystique, Lopatkina est – ou aurait pu être – aussi cette danseuse-là – celle de la terre et de la joie…

Après Pavlova, la tsarine de l’âge d’argent, Galina Oulanova est l’élue des années de plomb. Elle en est aussi comme l’avers, l’intériorité blessée, la révolte silencieuse, la mauvaise conscience peut-être. Lopatkina choisit de lui rendre hommage avec un extrait de Chopiniana, une oeuvre ayant joué un rôle très particulier dans la carrière d’Oulanova, qui l’a dansé dès sa sortie de l’Ecole de ballet de Léningrad, puis, à la fin de sa carrière, pour ses adieux à la scène du Bolchoï. Au sein du programme, la Valse de Chopiniana est aussi la seule pièce véritablement inédite (à ma connaissance) présentée par Lopatkina. Révélation inattendue du reste que cette Valse, où la ballerine semble évoluer en apesanteur, à la manière d’une Sylphide rêvée. On oublie ce physique imposant et statuesque, sculpté pour incarner les reines de drame, on ne voit que le tour de force artistique, la capacité à comprendre et à recréer ce romantisme essentiel, léger, aérien, impalpable, seul et unique sujet du poème chorégraphique de Fokine.

Maïa Plissetskaïa enfin, le tempérament flamboyant, libertaire, l’autre facette du ballet de l’ère soviétique, et la nécessaire contrepartie au lyrisme dramatique d’Oulanova. Le pas de deux de La Rose malade a été créé par Roland Petit pour elle, en 1973, en un temps où il devait probablement apparaître comme un sommet de rébellion chorégraphique au pays des soviets. Aujourd’hui, certes, il ne reste plus grand-chose de ce parfum vénéneux d’avant-garde, mais une fois de plus, comme dit le poète irlandais, How can we know the dancer from the dance?… Lopatkina, même si on la préfère dans ce duo aux côtés d’Ivan Kozlov, plus inspiré que Marat Shemiunov dans la gestuelle néo-classique, demeure l’une des rares interprètes, dans un monde du ballet guetté par un technicisme décérébré, apte à donner du poids – la pesanteur et la grâce – au rien ou au pas grand-chose dont la danse est souvent faite, à faire vivre ici – jusqu’à la mort – cette Rose malade, sans sombrer dans le pur plaisir plastique et la pompe ridicule qui guette tous les adages malhériens de la planète. Vibrante d’intensité spirituelle, sa danse révèle une chaleur, un abandon, une sensualité qui s’épuisent dans le final, dramatisé et paroxystique, la laissant pâmée dans l’étreinte, agonisante au creux des bras de son partenaire. Ses bras serpentins de bayadère orientale y semblent vivre et frémir jusqu’à l’exaspération du désir – une image ensorcelante, à superposer à celle, sublime et résolument autre, du cygne hyperboréen.

Plus qu’une conclusion et un morceau de bravoure personnel – une scie de concert obligée -, le Cygne est un symbole. Symbole d’une Russie fantasmatique, dont le ballet est fatalement le mode d’être et d’agir, grandeur et lamentation mêlées, aussi fascinantes qu’irritantes, au risque même de l’effroi. Après Anna, Galina, Maïa, et tant d’autres, avec elles et sans elles, Ouliana – dousha tanza – s’approprie donc cette mort rituelle, liturgie païenne et chrétienne, identique et cependant toujours différente, bien autre chose qu’un bis pour fans de ballet béats et enamourés – une métaphore de la danse elle-même.

Ouliana Lopatkina, Danse russe (M. Fokine / P. Tchaïkovsky) © artifactsuite

Xème Festival du Mariinsky – Anna Karénine (première)

Quelques photos (et une petite vidéo) des deux distributions de cette première (15/04 : Vichneva/Zverev ; 16/04 : Lopatkina/Smekalov), en lieu et place des compte-rendus d’un festival attendu, qui s’est malheureusement arrêté pour moi – comme pour d’autres – dans un aéroport…

Anna Karénine © Natasha Razina

Diana Vichneva (Anna) et Konstantin Zverev (Vronsky), Anna Karénine © Natasha Razina

Diana Vichneva (Anna) et Konstantin Zverev (Vronsky), Anna Karénine © Natasha Razina

Uliana Lopatkina (Anna) et Sergueï Berezhnoï (Karénine), Anna Karénine © Natasha Razina

Uliana Lopatkina (Anna) et Yuri Smekalov (Vronsky), Anna Karénine © Natasha Razina

Vidéo : Reportage sur « Anna Karénine » sur le site du Mariinsky

 

Xème Festival du Mariinsky (15-25 avril 2010) – Programme

15 avril
Anna Karénine – Première

Ballet en deux actes d’après le roman de Léon Tolstoï
Musique : Rodion Shchedrin
Chorégraphie : Alexeï Ratmansky
Directeur musical : Valéry Gergiev
Décors : Mikael Melbye
Vidéos : Wendall Harrington
Lumières : Jørn Melin
Conception dramatique : Martin Tulinius
Assistante du chorégraphe : Tatiana Ratmanskaya
Production de l’Opéra National de Pologne (Théâtre Wielki)

Anna Karénine : Diana Vichneva
Alexeï Karénine : Islom Baimuradov
Comte Vronsky : Konstantin Zverev
Princesse Shcherbatskaya (Kitty) : Evguénia Obraztsova
Stepan Oblonsky (Steve) : Dmitri Pikhachov
Daria Oblonskaya (Dolly) : Maya Dumchenko
Konstantin Levin : Filipp Stepin
Princesse Betsy : Sofia Gumerova

16 avril
Anna Karénine – Première

Ballet en deux actes d’après le roman de Léon Tolstoï
Musique : Rodion Shchedrin
Chorégraphie : Alexeï Ratmansky
Directeur musical : Valéry Gergiev
Décors : Mikael Melbye
Vidéos : Wendall Harrington
Lumières : Jørn Melin
Conception dramatique : Martin Tulinius
Assistante du chorégraphe : Tatiana Ratmanskaya
Production de l’Opéra National de Pologne (Théâtre Wielki)

Anna Karénine : Uliana Lopatkina
Alexeï Karénine : Sergueï Berezhnoï
Comte Vronsky : Yuri Smekalov
Princesse Shcherbatskaya (Kitty) : Svetlana Ivanova
Stepan Oblonsky (Steve) : Ruben Bobovnikov
Daria Oblonskaya (Dolly) : Yulia Kasenkova
Konstantin Levin : Alexeï Timofeev
Princesse Betsy : Alexandra Iosifidi

 

Alexei Ratmansky dirigeant une répétition d’Anna Karénine

17 avril
Roméo et Juliette

Ballet en trois actes et treize scènes
Musique : Sergueï Prokofiev
Chorégraphie : Léonide Lavrovsky (1940)
Livret : Andrian Piotrovsky, Sergueï Prokofiev, Sergueï Radlov et Léonide Lavrovsky, d’après la tragédie de William Shakespeare
Décors et costumes : Piotr Williams
Création : 11 janvier 1940, Théâtre Kirov, Léningrad

Juliette : Polina Semionova (Staatsballett Berlin)
Roméo : Vladimir Shklyarov
Tybalt : Ilya Kuznetsov
Mercutio : Alexandre Serguéïev

18 avril

La Bayadère

Centenaire de la naissance de Vakhtang Chabukiani
Ballet en trois actes
Musique : Ludwig Minkus
Chorégraphie : Marius Petipa (1877), révisée par Vladimir Ponomarev et Vakhtang Chabukiani (1941), avec des danses de Konstantin Sergueïev et Nikolaï Zubkovsky
Livret : Marius Petipa et Sergueï Khudekov
Décors : Mikhaïl Shishliannikov, d’après les décors d’Adolph Kvapp, Konstantin Ivanov, Piotr Lambin et Orest Allegri (production de 1900)
Costumes : Evguéni Ponomarev (production de 1900)
Lumières : Mikhaïl Shishliannikov
Création : 1877, Théâtre Bolchoï, Saint-Pétersbourg

Nikiya : Viktoria Tereshkina
Solor : Igor Zelensky
Gamzatti : Anastasia Matvienko

La Bayadère

19 avril
Carmen Suite – Etudes – Apollon

Carmen Suite – Première

Musique : Georges Bizet – Rodion Shchedrin
Chorégraphie : Alberto Alonso
Chorégraphe  de la production : Viktor Barykin
Décors : Boris Messerer

Carmen : Uliana Lopatkina
Jose : Danila Korsuntsev
Torero : Evguéni Ivanchenko

Etudes – Première d’une nouvelle version de la production

Musique : Carl Czerny
Arrangements : Knudege Riisager
Chorégraphie : Harald Lander (1948), remontée par Johnny Eliasen
Lumières : Alexander Naymov
Première : 15 janvier 1948, Ballet Royal du Danemark, Théâtre Royal, Copenhague,
Première au Théâtre Mariinsky : 18 avril 2003
Première de la nouvelle version : 27 février 2010

Avec Alina Somova, Filipp Steppin, Denis Matvienko, Alexandre Serguéïev

Apollon

Ballet en deux scènes
Musique : Igor Stravinsky (Apollon musagète)
Chorégraphie : George Balanchine (1928)
Livret : Igor Stravinsky
Version montée par Francia Russell
Décors et lumières originaux : Ronald Bates
Lumières : Vladimir Lukasevitch
Première mondiale : 12 juin 1928, Les Ballets Russes de Serge de Diaghilev, Théâtre Sarah Bernhardt, Paris
Première au Théâtre Mariinsky : 30 avril 1998

Apollon : Andrian Fadeev
Terpsichore : Anastasia Matvienko
Polymnie : Irina Golub
Calliope : Yana Selina

Uliana Lopatkina, Carmen Suite

20 avril
Giselle

Centenaire de la naissance de Tatiana Vecheslova

Ballet fantastique en deux actes
Musique : Adolphe Adam
Chorégraphie : Jean Coralli, Jules Perrot et Marius Petipa
Livret : Vernoy de Saint-Georges, Théophile Gautier et Jean Coralli
Décors : Igor Ivanov
Costumes : Irina Press
Consultant pour la reconstruction de la production (1978) : Yuri Slonimsky

Giselle : Natalia Osipova (Ballet du Bolchoï)
Albrecht : Léonide Sarafanov
Hans : Ilya Kuznetsov
Myrtha : Ekaterina Kondaurova

21 avril
Le Lac des cygnes

Ballet fantastique en trois actes et quatre scènes
Musique : Piotr Tchaïkovsky
Chorégraphie : Marius Petipa et Lev Ivanov (1895), révisée par Konstantin Serguéiev (1950)
Livret : Vladimir Begichev et Vassili Geltzer
Décors : Igor Ivanov
Costumes : Galina Soloviova
Création : 20 février 1877, Théâtre Bolchoï, Moscou (chorégraphie de Julius Reisinger)
Création à Saint-Pétersbourg: 15 janvier 1895, Théâtre Mariinsky  (chorégraphie de Lev Ivanov et Marius Petipa)
Version de Kontantin Serguéïev : 8 mars 1950, Théâtre Kirov, Léningrad

Odette-Odile : Svetlana Zakharova (Ballet du Bolchoï)
Siegfried : Andreï Uvarov (Ballet du Bolchoï)
Rothbart : Konstantin Zverev
Les Amis du Prince : Yana Selina, Valeria Martiniuk, Maxim Zyuzin
Le Bouffon : Grigory Popov

22 avril
Giselle
(Mats Ek)

Ballet en deux actes
Chorégraphie : Mats Ek
Musique : Adolphe Adam
Décors et costumes : Marie-Louise Ekman
Lumières : Jorgen Jansson
Chorégraphes – Assistants de la production : Ana Laguna, Monica Mengarelli
Décors – Assistant de la production : Peter Freiij
Costumes – Assistant de la production : Katrin Brännström

Ballet de l’Opéra de Lyon, dir. Yorgos Loukos

Giselle (Mats Ek)

23 avril
Soirée « Jeunes Chorégraphes » – Smekalov / Faski / Liang

Factory Bolero – Première

Musique : Maurice Ravel
Chorégraphie : Yuri Smekalov
Technical Designer : Alexander Letsius
Costumes : Tatiana Noginova
Lumières : Kamil Kutyev

Avec Viktoria Tereshkina
Anton Korsakov, Karen Ioannissian,
Alexander Sergueïev, Konstantin Zverev, Maxim Zyuzin,
Anton Pimonov, Danila Korsuntsev

Simple Things – Première

Musique : Arvo Pärt
Chorégraphie : Emil Faski
Costumes : Jérôme Marchand
Lumières : Vladimir Lukasevitch

Avec Ekaterina Kondaurova
Maxim Zyuzin, Anton Pimonov, Alexeï Timoféïev,
Fyodor Murashov, Ilya Petrov, Rafael Musin,
Vassili Tkachenko

Flight of Angels – Première

Musique : Marin Marais, John Taverner
Chorégraphie : Edwaard Liang

Avec Olesia Novikova et Léonide Sarafanov
Margarita Frolova, Anastasia Mikheikina,
Olga Gromova,
Kirill Safin, Ilya Levai, Filipp Stepin, Oleg Demchenko

24 avril
La Belle au bois dormant

Ballet-féerie en trois actes avec un prologue et une apothéose
Musique : Piotr Tchaïkovsky
Chorégraphie : Marius Petipa, révisée par Konstantin Serguéïev (1952)
Livret : Ivan Vsevolozhsky, Marius Petipa, d’après les contes de Charles Perrault
Décors et costumes : Simon Virsaladze
Création : 3 janvier 1890, Théâtre Mariinsky, Saint-Pétersbourg
Version révisée par Serguéïev : 25 mars 1952, Théâtre Kirov, Léningrad

Aurore : Alina Somova
Désiré : David Hallberg (ABT)
La Fée des Lilas : Daria Vasnetsova
La Fée Diamant : Valeria Martiniuk
La Princesse Florine : Oxana Skorik
L’Oiseau bleu : Maxim Zyuzin

25 avril

Gala-concert

Immortal Beloved

Musique : Philip Glass
Chorégraphie : Edwaard Liang
Décors et lumières : Edwaard Liang
Costumes : Yana Serebryakova
Directeur musical : Alexandre Novikov

Avec Igor Zelensky, Anna Zharova, Natalia Yershova, Elena Lytkina et les artistes du Ballet de Novossibirsk

Rubis
Musique : Igor Stravinsky
Chorégraphie : George Balanchine
Version montée par Karin von Aroldingen, Sarah Leland, Elyse Borne et Sean Lavery
Scénographie : Sean Lavery (1967)
Costumes : Karinska (1967)
Recréations des costumes supervisée par Holly Hines
Lumière originale : Ronald Bates
Lumière : Perry Silvey
Première mondiale : 13 avril 1967, New York City Ballet, New York State Theater
Première au Théâtre Mariinsky : 30 octobre 1999, Saint-Pétersbourg

Avec Hélène Bouchet (Ballet de Hambourg), Andrian Fadeev, Ekaterina Kondaurova

Divertissement

Scènes et pas de deux tirés de ballets et de compositions chorégraphiques

Avec Alina Cojocaru (Royal Ballet Covent Garden),
Uliana Lopatkina, Irma Nioradze,
Viktoria Tereshkina,
Ekaterina Kondaurova, Olesia Novikova
David Hallberg (American Ballet Theatre),
Martin Vedel (Béjart Ballet Lausanne),
Denis Matvienko, Léonide Sarafanov, Ilya Kuznetsov,
Vladimir Shklyarov

Igor Zelensky, Immortal Beloved

Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – Gala

Gala
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
28 décembre 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

A Baden-Baden, la tournée du Mariinsky s’achève, comme le veut la tradition, par un grand gala alternant les habituels divertissements attachés au genre et de courts ballets indépendants qui en font d’ordinaire tout le sel. Tradition respectée en ce que le programme effectif ne correspond jamais complètement à l’affiche annoncée… Nul doute que le charme du Mariinsky réside aussi dans cet effet de surprise sans cesse renouvelé… L’essentiel est toutefois préservé avec, cette année, la présentation pour la première fois au public occidental de deux oeuvres ayant fait leur retour la saison dernière dans le répertoire de la troupe : In the Night de Jerome Robbins et Thème et Variations de George Balanchine. Un programme placé sous le signe d’une Amérique néo-classique, qui porte sans conteste la marque du très balanchinien directeur « par intérim » de la troupe, Youri Fateev.

I- Divertissements

Le spectacle débute par les divertissements d’usage, dont la succession aléatoire ne semble guère, à vrai dire, avoir été réfléchie longuement – au risque pourtant de briser l’effet souhaité. En ouverture, le Grand Pas classique, qui se prête particulièrement bien aux circonstances, et dans lequel Evguénia Obraztsova évolue, aux côtés de Maxim Zyuzin, en remplacement d’Alina Somova, déjà partie se rafraîchir sous le ciel de Saint-Pétersbourg. On ne se plaindra certes pas du changement, qui assure, avec une agréable sérénité, le retour à un certain classicisme des formes et du style. Pourtant, si la danse solide et ciselée d’Obraztsova ne souffre d’aucune scorie, brillant notamment par son aplomb, elle ne possède pas non plus – du moins pas au même degré – l’autorité souveraine et l’élégance spirituelle de Viktoria Tereshkina, vue en ces lieux il y a deux ans aux côtés d’Anton Korsakov, et dont ce pas est, en quelque sorte, le morceau de bravoure personnel… Son élégant partenaire est lui-même irréprochable, mais entre « bon » et « grand », « soliste » et « étoile », il y a aussi, souvent, tout le poids de l’ennui…

Le Pas de six de La Vivandière (Markitanka en Russie) fait figure de choc esthétique après l’académisme aristocratique du Grand Pas d’Auber – entouré de surcroît de cette virtuosité brillante, sinon clinquante, que livrent d’ordinaire les galas. Tiré d’un ballet d’Arthur Saint-Léon, ce pas, reconstruit pour le Kirov par Pierre Lacotte en 1979, est conçu pour un couple de danseurs et quatre solistes féminines, et nous est surtout connu aujourd’hui en Occident grâce aux enregistrements vidéographiques avec les couples Alla Sizova/Boris Blankov ou Elena Pankova/Sergueï Vikharev, témoignages de la gloire d’une compagnie et de la grandeur d’un style. Le style romantique et terre-à-terre qu’il développe, avec son travail particulier du buste, ses ports de bras, sa batterie de petits pas taquetés et sautés, et ses étranges demi-pliés, paraît encore, en dépit de la continuité historique évidente, aux antipodes du style des grands ballets de Petipa, adopté universellement – et à tort – comme la quintessence du ballet classique. Malheureusement, ce répertoire est sans doute trop peu dansé aujourd’hui – ou dans des circonstances exceptionnelles -, pour que le résultat paraisse vraiment naturel et accompli. Confié de surcroît à des interprètes – avouons-le – de second rang au sein de la troupe – Elena Evsseva (seconde soliste venue du Mikhaïlovsky et recrutée sur le tard par le Mariinsky) et Filipp Steppin (second soliste depuis peu), entourés d’un quatuor de très jeunes danseuses du corps de ballet (Evguénia Dolmatova, Anna Lavrinenko, Yulianna Chereskevitch, Oksana Skorik) – le morceau, exécuté proprement, avec une plaisante ingénuité et d’impeccables cabrioles du côté d’Elena Evseeva, conserve une dimension par trop scolaire et appliquée pour vraiment enthousiasmer, a fortiori lorsqu’on a à l’esprit les modèles illustres cités plus haut. Pour le coup, dans ce registre exigeant davantage de vivacité que d’autorité proprement dite, Evguénia Obraztsova (qui a du reste déjà dansé l’Ondine de Lacotte), accompagnée éventuellement de Maxim Zyuzin, plus véloce et léger dans la saltation et la batterie que Filipp Steppin, aurait sans doute su apporter les qualités qui pouvaient manquer ici à l’interprétation…

Le duo de Shéhérazade, juste après la rustique Vivandière, est une autre incongruité stylistique, non prévue initialement, dans le cadre de ce programme de divertissements… L’extrait peine au demeurant à vivre coupé de son contexte dramatique flamboyant, tandis que les lumières – camaïeu de pastels rose et bleu -, paraissent bien inappropriées pour éclairer les étreintes passionnées de Zobéide et de l’Esclave doré. En dépit d’un cadre peu porteur, Ekaterina Kondaurova ne suscite pas l’ombre d’une réserve dans ce rôle taillé pour ses lignes félines et sa sensualité très dynamique, tempérée par un intrigant sens du mystère, dont on ne sait s’il est tourné vers la lumière ou les ténèbres. En revanche, Evguény Ivanchenko ne semble avoir que sa puissance fascinée à offrir à cette essence ambiguë de la féminité. Sa présence s’impose avec une force brutale, mais les contours de la passion, au travers des poses orientales stéréotypées qui émaillent la chorégraphie, manquent de nuances et d’un certain abandon lascif et sensuel – à la Rouzimatov…

Le Pas de deux de Tarantella, s’il nous montre un Léonid Sarafanov en virtuose bondissant et légèrement cabotin – celui que tout le monde attend -, pâtit du déséquilibre entre deux partenaires évoluant à des rythmes sensiblement différents pour un morceau de bravoure exigeant une énergie et une vélocité partagées. Tandis que Sarafanov se montre sous son jour le plus festif, flirtant ouvertement, le tambourin à la main, avec le public… et s’arrangeant quelque peu avec la chorégraphie, Nadezhda Gonchar aborde cette pièce impossible de Balanchine à la russe et surtout sans lui apporter le moindre accent, musical ou « dramatique », la transformant en un pénible exercice de virtuosité pure, dépourvu de second degré, où, sans surprise, Sarafanov joue et gagne… Pour le coup, deux jeunes et brillants coryphées de la troupe, Elizaveta Cheprasova et Kirill Safin, vus sur la scène du Mariinsky il y a quelques mois, s’étaient montrés bien plus enthousiasmants, avec leur dynamisme un peu juvénile, lors de leurs premiers pas dans ce même duo – respecté à la lettre.

Le sommet de cette première partie, inégale ou déséquilibrée il faut bien le dire, est venu sans nul doute du Grand Pas de deux chorégraphié par Christian Spuck et interprété par Uliana Lopatkina et Danila Korsuntsev, le couple emblématique du répertoire noble et lyrique au Mariinsky depuis de nombreuses saisons. Il s’agit là d’un pastiche d’un pas de deux classique, dans lequel l’image de la ballerine parfaite est gentiment moquée et mise à mal par le chorégraphe, au son d’une réjouissante musique de Rossini. Chaussée de lunettes et armée d’un petit sac, Uliana – l’Unique, la Divine, la Ballerine au raffinement incomparable – devient avec humour et pour quelques minutes une créature maladroite et passablement ridicule, tandis que Danila le cavalier idéal assiste avec une même ironie à ses évolutions grandiosement incontrôlées. Danila Korsuntsev n’a sans doute pas la présence dramatique d’Igor Kolb (avec lequel Lopatkina a dansé ce même pas de deux), mais son interprétation, inattendue, fonctionne, faisant d’autant plus sens qu’il est justement – d’ordinaire – Korsuntsev l’impénétrable. Odette-Odile ou Nikiya, on le sait, Lopatkina l’est avec noblesse et comme une évidence… Camper une ballerine d’opérette, tendance Trockadéro, tel était donc le véritable défi pour elle. Reconnaissons qu’il fallait du génie pour accepter de se moquer ainsi de soi-même – et y réussir. Toute autre qu’elle, sans doute, y serait pathétique, même si le succès de la parodie tient aussi à sa renommée particulière. La dernière ballerine est ici descendue de son piédestal, elle en ressort encore grandie.

La première partie aurait sans doute pu s’achever là, sur cette note de gaieté et d’accomplissement artistique. Le dispensable Pas de deux de Don Quichotte, servi ici comme un Grand Pas, avec corps de ballet et variation soliste en forme de décor inutile, ne fait qu’apporter la démonstration des perversions du système des galas internationaux, comme principal emblème de la danse classique d’aujourd’hui. Le couple Matvienko, en héros d’un tel circuit, nous inonde ainsi sans nuances de son efficacité, de sa technicité, de sa virtuosité, mais de style – de Kiev, de Saint-Pétersbourg, de Moscou ou d’ailleurs – point… Une mécanique professionnelle parfaitement huilée, jusque dans le côté légèrement négligé prise par la démonstration – ne pas trop faire dans le détail raffiné tout de même… -, et cependant, en-dehors de la présence de Yana Selina en éternel second rôle, comme qui dirait, un abîme de frustration artistique…

Evguénia Obraztsova et Maxim Zyuzin, Grand Pas classique © Marcus Gernsbeck

II- In the Night (J. Robbins)

On n’est pas rosse, et on n’en voudra pas trop longtemps à Anastasia et Denis distribués dans le rôle quelque peu factice des étoiles du XXIème siècle, car c’est paradoxalement ce même couple qui aura été le plus convaincant – en tant que couple – dans l’In the Night de Jerome Robbins. Le ballet a ainsi été remonté la saison dernière à Saint-Pétersbourg avec un certain succès – si l’on en juge par les reprises nombreuses et les distributions variées dont il a déjà fait l’objet – après une première entrée au répertoire en 1992. Il semble au demeurant avoir été chorégraphié tout exprès pour sublimer l’élégance aristocratique et la subtilité dramatique des danseurs du Mariinsky, même si, parfois, l’on attendrait plus de naturel dans ces déambulations nocturnes. Les Matvienko y interprètent le premier pas de deux, censé représenter la jeunesse et une certaine forme d’innocence, de naïveté dans le rapport amoureux. Il faut dire qu’il se dégage de cette paire, fusionnelle et habitée, une fluidité et une évidence qu’on voit rarement aujourd’hui sur scène, où les couples se font, se défont, sans heurts, mais sans qu’il se produise pour autant l’étincelle que le public attend. Pris quelques minutes auparavant dans l’automatisme et la trivialité, ils revisitent avec un éclat tempéré et réellement émouvant le Nocturne en mauve de Chopin revu et chorégraphié par Robbins. Dans le deuxième pas de deux, celui en brun, Ekaterina Kondaurova déploie son autorité mystérieuse et lointaine aux côtés du sombre Evguény Ivanchenko, mais comme pour le troisième pas de deux, associant Uliana Lopatkina et Danila Korsuntsev, les deux couples souffrent d’associer les silhouettes d’une ballerine et d’un cavalier, plutôt que celles de deux époux ou de deux amants. L’esthétique n’est pas classique, mais bien néo-classique (le mot prend ici tout son sens), et malgré la poésie et la magnificence des différents interprètes – presque échappés d’un tableau de maître -, on reste sur l’impression que l’homme conserve – comme une forme d’orgueil – ce désir de retrait et cette discrétion admirable qui font de la femme la seule héroïne véritable et possible du ballet. Le propos de Robbins est sensiblement différent puisqu’il parle de couples et non de partenaires, mais cette entrée au répertoire et ces prises de rôles simultanées n’en demeurent sans doute pas moins passionnantes à suivre.

III- Thème et Variations (G. Balanchine)

Contrepoint absolu à l’impressionnisme d’In the Night, Thème et Variations apporte une conclusion, sous forme d’apothéose pyrotechnique, à un gala à dominante clair-obscur – image d’une compagnie lunaire, encore miraculeuse et pourtant déclinante… A la manière d’un joyau fin-de-siècle… Lorsque deux grandes étoiles – Lopatkina et Tereshkina – se retrouvent presque seules, en reines incontestées, à devoir tenir une soirée de trois heures entre leurs mains… Le ballet de Balanchine, qui se doit d’être un feu d’artifice de virtuosité, souffre d’ailleurs ici – petit détail de forme – d’un éclairage presque tamisé, peu approprié à l’explosion visuelle qu’il est censé mettre en scène, sans parler de la lourdeur des costumes du corps de ballet, plus « tarte à la crème » bourgeoise qu’évocateurs d’un quelconque imaginaire impérial. Pour le reste, on peut difficilement imaginer un meilleur couple de solistes que celui formé de Viktoria Tereshkina et Vladimir Shklyarov pour interpréter ce ballet, conçu comme un hommage à l’académisme russe et au grand style pétersbourgeois. Leur partenariat, flamboyant, est relativement récent et semble au demeurant recueillir un succès qu’on espère voir approfondi au fil du temps… Dans le rôle de la ballerine, Viktoria Tereshkina épuise une nouvelle fois tous les superlatifs. Si Thème et Variations met particulièrement en valeur ses qualités les plus évidentes, l’on redira pourtant son élégance unique et sa technique brillante, jouissive même – pour elle autant que pour nous -, couronnée par un style, aristocratique et mesuré, qui sait ne pas sombrer pour autant dans la démonstration de force. Ces mêmes qualités de style lui permettent du reste de contourner le côté pompeux, voire pompier, de l’ensemble en lui conférant cette touche d’esprit et cette distance amusée qui font aussi partie intégrante de sa personnalité. A ses côtés, Vladimir Shklyarov se révèle un partenaire très attentif, en même temps qu’un soliste digne de rivaliser avec sa ballerine dans l’éclat et le brio qu’exige la chorégraphie, spirale incessante de difficultés techniques. L’intérêt est qu’au sein de ce couple contrasté, dont on perçoit pourtant la connivence – et le même amour de la virtuosité -, le tempérament dominant de l’un – un naturel enthousiaste chez Shklyarov, une autorité radieuse chez Tereshkina – trouve constamment à se nourrir et à s’équilibrer dans celui de l’autre. Si réserve il y a ici, elle est ailleurs, dans la prestation du corps de ballet et notamment des couples de demi-solistes : celui-ci, en dépit d’une élégance froide et hautaine se prêtant naturellement à ce type d’ouvrage, se montre bien trop brouillon pour être honnête en cette fin de tournée allemande. Reflet symbolique d’une soirée en demi-teinte, il rêve sans doute déjà d’autres cieux, laissant le couple d’étoiles briller seul – dans la nuit.

Viktoria Tereshkina et Vladimir Shklyarov, Thème et Variations © Natasha Razina