Londres (Royal Opera House) – Tournée du Mariinsky – La Bayadère

La Bayadère
Londres, Royal Opera House
12 août et 13 août (matinée + soirée) 2011

A vrai dire, dans la Bayadère du Kirov, on ne se préoccupe guère de la « production », loin du faste matériel déployé par celle de Noureev – une oeuvre en soi, digne d’être commentée – ou par la sublime reconstruction de la version 1900 de Vikharev, donnée à Londres en 2003 et lâchement laissée de côté par le Mariinsky ces dernières saisons.

Les décors sont d’élégantes toiles peintes, qui reproduisent consciencieusement les dessins du XIXe siècle ; les costumes, colorés et sans sophistication particulière, sont en général jolis, agréables et de bon goût (avec une Manou sensiblement plus habillée que celle du Bolchoï…), mais pour le reste, il n’y a pas grand-chose à dire de plus. Si l’on y retrouve naturellement toutes les attractions exotiques attachées au ballet (un Brahmane implacable ressemblant à une gravure, incarné pour l’éternité par le grandiose vétéran Ponomarev, un Rajah d’opérette à la Iznogoud – RIP à son papa! -, des chaises à porteurs clinquantes comme il se doit, un bon vieux tigre en peluche synthétique, un éléphant monumental, qui vaut d’ailleurs bien celui de Paris, une Idole, très convenablement dorée…), on sent bien que tout cet attirail est d’ordre essentiellement symbolique et n’a qu’une fonction, celle de mettre en valeur la beauté de la danse et le lyrisme de l’école de Saint-Pétersbourg, le seul véritable sujet d’intérêt ici – exactement comme dans Le Lac des cygnes. De fait, tout le spectacle semble conçu pour culminer dans le tableau irréel de la Descente des Ombres, servi chaque soir par un corps de ballet et des solistes naturellement glorieux, en parfaits connaisseurs du livre qu’ils sont tous.

Du côté de la chorégraphie, les Parisiens n’ont pas de raison d’être dépaysés par cette Bayadère, donnée dans la version de 1941 revue par Vakhtang Chabukiani et Vladimir Ponomarev. Elle est en effet le modèle à partir duquel Rudolf Noureev (avec l’appui très notable de Ninel Kurgapkina) a monté la sienne à Paris, sans s’en écarter fondamentalement (et pourtant avec des droits d’auteur en prime). Pour le coup, il n’y a que les Anglais pour trouver que tout ça se finit un peu en queue de poisson, la version Kirov étant dépourvue du fameux quatrième acte de la destruction du temple, réinventé par Makarova en 1980.

Le Mariinsky n’est peut-être plus ce qu’il était, mais, à ma connaissance, aucune autre compagnie, pas même le Bolchoï (pourtant vu avec de très bonnes distributions dans ce ballet), n’est encore capable de nous aligner à la suite quatre Nikiya comme celles que Londres a pu admirer en conclusion de cette tournée : entre Tereshkina, Vichneva, Kondaurova et Lopatkina, toutes parfaites stylistes et puissantes interprètes, on se bat simplement pour savoir laquelle est la plus accomplie des quatre. Les Solor sont, eux, désespérément bons, voire excellents, y compris Korsuntsev, d’évidence le moins virtuose de la bande et le plus guindé dans l’incarnation du guerrier. Là où on l’on peut dire que ça pèche en revanche, contrairement à ce que peut nous offrir dans le même temps le Bolchoï, c’est du côté des Gamzatti : Anastasia Matvienko et Anastasia Kolegova ne sont certes pas de mauvaises danseuses, ou de celles qui flanchent douloureusement dans la technique, mais l’une et l’autre, avec des nuances (Kolegova a une danse tout de même bien plus policée que celle, très internationale, de Matvienko), peinent franchement à s’élever au niveau artistique des couples principaux. Il est vraiment regrettable que le Mariinsky, avec la réserve de solistes de talent qu’il possède, se contente actuellement de tout miser sur les deux rôles confiés aux étoiles et laisse celui de Gamzatti à des premières solistes au mieux efficaces, mais sans grande envergure et simplement bien en cour (où sont les Osmolkina, Novikova, Tkachenko, Zhelonkina…?). Peut-être éprouve-t-on cette même frustration avec l’Idole dorée (rôle interprété, selon les soirs, par Alexeï Timofeev, Vassili Tkachenko – un tout jeune que je n’ai pas vu malheureusement -, et Filip Stepin) qui ne laisse voir que de bons solistes, là où l’on attendrait pourtant (Thibault forever…) un virtuose éclatant du niveau de Shklyarov, qui a, désormais étoile, abandonné le rôle pour celui de Solor.

Bref, en dépit de ces réserves d’ordre général, j’ai pu apprécier trois des quatre représentations de cette petite série de Bayadère.

Viktoria Tereshkina et Vladimir Shklyarov sont très certainement l’image, présente et des années à venir, du Mariinsky et, par-delà leur fougue et leur technique superlatives à tous les deux, ils sont aussi le couple idéal à distribuer pour une première de ce type. Par l’autorité qu’elle dégage, Tereshkina peut sembler plus naturellement une Gamzatti, rôle qu’elle a interprété par ailleurs. Pourtant, son physique exotique, mystérieux, d’une infinie souplesse, ainsi que la passion débordante qu’elle déploie dans le jeu, font aussi d’elle une Nikiya très convaincante, ténébreuse et brûlante, dès les deux premiers actes, et pas seulement dans le troisième, taillé pour la perfection et le raffinement de sa technique classique. Sa Nikiya apparaît néanmoins pour l’instant un tantinet moins accomplie dans le détail que son Cygne (vraiment extraordinaire), ce qui donne parfois l’impression qu’elle domine trop son monde, à commencer par la Gamzatti – certes plutôt fade – d’Anastasia Matvienko, mais aussi, dans le deuxième acte, le Solor de Vladimir Shklyarov, redevenu tout petit garçon face à cette tragédienne envoûtante. Il faut dire que Shklyarov est plus prince (très très) charmant que sombre guerrier oriental, et, tout séduisant et brillant virtuose qu’il soit, il lui reste encore, avec l’autorité magistrale qu’il impose déjà, une petite marge de progression sur le plan de l’incarnation du personnage.

Pour la matinée du samedi, Ekaterina Kondaurova remplaçait, aux côtés de Denis Matvienko, Alina Somova, à la grande joie (secrète bien entendu) de maints balletomanes (Alina, peu distribuée sur cette tournée, semble pourtant être en grande voie de réhabilitation auprès des « spécialistes », ça aurait pu valoir le coup aussi de constater les changements…). De toutes les Nikiya du monde, Kondaurova est indubitablement la plus belle et la plus glamour, à défaut d’être la plus touchante – d’autant plus difficile dès lors de créer une image du personnage qui ne se confonde pas avec celle de sa propre beauté. Pourtant, on ne voit pas vraiment où est l’erreur, même si, en termes de projection, elle reste, sans qu’on sache trop expliquer pourquoi, en-deçà de Tereshkina, Lopatkina ou Vichneva (elle est beaucoup plus « jeune » aussi dans le rôle). Plus douce et humble que Tereshkina la veille, elle délivre un troisième acte d’une très grande pureté académique. Denis Matvienko est pour elle un partenaire impromptu mais efficace, en même temps qu’un Solor idéal à tous points de vue – et plus qu’éprouvé (avec quelle compagnie ne l’a-t-il pas dansé?). Avec Anastasia Matvienko en Gamzatti, plutôt meilleure que lors de la première, ce trio se révèle sans doute le plus équilibré de la série.

Avec Lopatkina en Nikiya, la tournée se terminait véritablement en apothéose, même si, avec le Mariinsky, l’on reste loin – et c’est très bien ainsi – de l’ambiance survoltée et des transes collectives provoquées par le Bolchoï en ces mêmes lieux. Dès la première seconde de son apparition en bayadère voilée, jusqu’à la fin du ballet en reines des Ombres, on est littéralement happé, hypnotisé par ce qu’elle offre, quelque part bien au-delà de la perfection technique et stylistique à peu près également partagée par les autres solistes ou étoiles de la compagnie. Lopatkina est parvenue à un tel sommet artistique que, dans ce rôle mystico-tragique qui semble écrit pour elle, au moins autant que celui d’Odette, elle n’a jamais besoin de « montrer » – d’être virtuose ou de jouer péniblement à l’actrice. Son intense spiritualité, la tendresse et l’intelligence dont se chargent tous ses gestes, conjuguées à la leçon de style magistrale qu’impose sa danse, suffisent amplement à nous emporter dans le rêve de Petipa. Lopakina en Nikiya est une révélation, elle donne au rôle tout simplement son sens. Korsuntsev ne s’élève évidemment pas au même niveau de virtuosité que Shklyarov, Matvienko ou Zelinsky, qu’on a loupé cette année (il remplace notamment la série de double-assemblés, merveilleusement exécutée par ses collègues, par un simple manège de grands jetés – magnifiques d’ailleurs), il n’a pas non plus l’énergie et la fougue rêvées d’un Solor, mais il possède cette force et cette autorité virile uniques – et fort appréciables – des danseurs du Mariinsky qui, à défaut de beaucoup danser dans les ballets classiques, savent toujours, de l’étoile au dernier figurant, imposer sur scène une noble et puissante allure.

Ce qui reste d’une Bayadère du Mariinsky, c’est, au moins autant que les étoiles, le corps de ballet – et notamment celui de la Descente des Ombres. D’une poésie et d’une musicalité uniques, respirant d’un même souffle, il ne faillit pas à sa réputation, même parvenu en bout de course. Les Trois Ombres se révèlent en revanche un peu inégales selon les représentations, surtout concernant la troisième, la plus difficile, systématiquement confiée, semble-t-il, à une très grande danseuse, aux lignes magnifiques, mais à la stabilité et aux articulations douteuses (Daria Vasnetsova en alternance avec Oxana Skorik). En revanche, Valeria Martynyuk (délicieuse dans la Manou également) en Première Ombre, Yana Selina ou Maria Shirinkina en Deuxième, sont musicalement et stylistiquement parfaites, exactement ce que l’on attend du Mariinsky. A part ça, révolution culturelle ou pas dans la compagnie, on semble aujourd’hui beaucoup moins dans la lutte aux développés célestes qu’il y a quelques années, comme en témoignent en particulier le pas de quatre des Bayadères et le très classique Grand pas du deuxième acte – un pur concentré de bonheur impérial.

Vladimir Ponomarev (le Brahmane), Ouliana Lopatkina (Nikiya), La Bayadère © Théâtre Mariinsky

Xème Festival du Mariinsky (15-25 avril 2010) – Programme

15 avril
Anna Karénine – Première

Ballet en deux actes d’après le roman de Léon Tolstoï
Musique : Rodion Shchedrin
Chorégraphie : Alexeï Ratmansky
Directeur musical : Valéry Gergiev
Décors : Mikael Melbye
Vidéos : Wendall Harrington
Lumières : Jørn Melin
Conception dramatique : Martin Tulinius
Assistante du chorégraphe : Tatiana Ratmanskaya
Production de l’Opéra National de Pologne (Théâtre Wielki)

Anna Karénine : Diana Vichneva
Alexeï Karénine : Islom Baimuradov
Comte Vronsky : Konstantin Zverev
Princesse Shcherbatskaya (Kitty) : Evguénia Obraztsova
Stepan Oblonsky (Steve) : Dmitri Pikhachov
Daria Oblonskaya (Dolly) : Maya Dumchenko
Konstantin Levin : Filipp Stepin
Princesse Betsy : Sofia Gumerova

16 avril
Anna Karénine – Première

Ballet en deux actes d’après le roman de Léon Tolstoï
Musique : Rodion Shchedrin
Chorégraphie : Alexeï Ratmansky
Directeur musical : Valéry Gergiev
Décors : Mikael Melbye
Vidéos : Wendall Harrington
Lumières : Jørn Melin
Conception dramatique : Martin Tulinius
Assistante du chorégraphe : Tatiana Ratmanskaya
Production de l’Opéra National de Pologne (Théâtre Wielki)

Anna Karénine : Uliana Lopatkina
Alexeï Karénine : Sergueï Berezhnoï
Comte Vronsky : Yuri Smekalov
Princesse Shcherbatskaya (Kitty) : Svetlana Ivanova
Stepan Oblonsky (Steve) : Ruben Bobovnikov
Daria Oblonskaya (Dolly) : Yulia Kasenkova
Konstantin Levin : Alexeï Timofeev
Princesse Betsy : Alexandra Iosifidi

 

Alexei Ratmansky dirigeant une répétition d’Anna Karénine

17 avril
Roméo et Juliette

Ballet en trois actes et treize scènes
Musique : Sergueï Prokofiev
Chorégraphie : Léonide Lavrovsky (1940)
Livret : Andrian Piotrovsky, Sergueï Prokofiev, Sergueï Radlov et Léonide Lavrovsky, d’après la tragédie de William Shakespeare
Décors et costumes : Piotr Williams
Création : 11 janvier 1940, Théâtre Kirov, Léningrad

Juliette : Polina Semionova (Staatsballett Berlin)
Roméo : Vladimir Shklyarov
Tybalt : Ilya Kuznetsov
Mercutio : Alexandre Serguéïev

18 avril

La Bayadère

Centenaire de la naissance de Vakhtang Chabukiani
Ballet en trois actes
Musique : Ludwig Minkus
Chorégraphie : Marius Petipa (1877), révisée par Vladimir Ponomarev et Vakhtang Chabukiani (1941), avec des danses de Konstantin Sergueïev et Nikolaï Zubkovsky
Livret : Marius Petipa et Sergueï Khudekov
Décors : Mikhaïl Shishliannikov, d’après les décors d’Adolph Kvapp, Konstantin Ivanov, Piotr Lambin et Orest Allegri (production de 1900)
Costumes : Evguéni Ponomarev (production de 1900)
Lumières : Mikhaïl Shishliannikov
Création : 1877, Théâtre Bolchoï, Saint-Pétersbourg

Nikiya : Viktoria Tereshkina
Solor : Igor Zelensky
Gamzatti : Anastasia Matvienko

La Bayadère

19 avril
Carmen Suite – Etudes – Apollon

Carmen Suite – Première

Musique : Georges Bizet – Rodion Shchedrin
Chorégraphie : Alberto Alonso
Chorégraphe  de la production : Viktor Barykin
Décors : Boris Messerer

Carmen : Uliana Lopatkina
Jose : Danila Korsuntsev
Torero : Evguéni Ivanchenko

Etudes – Première d’une nouvelle version de la production

Musique : Carl Czerny
Arrangements : Knudege Riisager
Chorégraphie : Harald Lander (1948), remontée par Johnny Eliasen
Lumières : Alexander Naymov
Première : 15 janvier 1948, Ballet Royal du Danemark, Théâtre Royal, Copenhague,
Première au Théâtre Mariinsky : 18 avril 2003
Première de la nouvelle version : 27 février 2010

Avec Alina Somova, Filipp Steppin, Denis Matvienko, Alexandre Serguéïev

Apollon

Ballet en deux scènes
Musique : Igor Stravinsky (Apollon musagète)
Chorégraphie : George Balanchine (1928)
Livret : Igor Stravinsky
Version montée par Francia Russell
Décors et lumières originaux : Ronald Bates
Lumières : Vladimir Lukasevitch
Première mondiale : 12 juin 1928, Les Ballets Russes de Serge de Diaghilev, Théâtre Sarah Bernhardt, Paris
Première au Théâtre Mariinsky : 30 avril 1998

Apollon : Andrian Fadeev
Terpsichore : Anastasia Matvienko
Polymnie : Irina Golub
Calliope : Yana Selina

Uliana Lopatkina, Carmen Suite

20 avril
Giselle

Centenaire de la naissance de Tatiana Vecheslova

Ballet fantastique en deux actes
Musique : Adolphe Adam
Chorégraphie : Jean Coralli, Jules Perrot et Marius Petipa
Livret : Vernoy de Saint-Georges, Théophile Gautier et Jean Coralli
Décors : Igor Ivanov
Costumes : Irina Press
Consultant pour la reconstruction de la production (1978) : Yuri Slonimsky

Giselle : Natalia Osipova (Ballet du Bolchoï)
Albrecht : Léonide Sarafanov
Hans : Ilya Kuznetsov
Myrtha : Ekaterina Kondaurova

21 avril
Le Lac des cygnes

Ballet fantastique en trois actes et quatre scènes
Musique : Piotr Tchaïkovsky
Chorégraphie : Marius Petipa et Lev Ivanov (1895), révisée par Konstantin Serguéiev (1950)
Livret : Vladimir Begichev et Vassili Geltzer
Décors : Igor Ivanov
Costumes : Galina Soloviova
Création : 20 février 1877, Théâtre Bolchoï, Moscou (chorégraphie de Julius Reisinger)
Création à Saint-Pétersbourg: 15 janvier 1895, Théâtre Mariinsky  (chorégraphie de Lev Ivanov et Marius Petipa)
Version de Kontantin Serguéïev : 8 mars 1950, Théâtre Kirov, Léningrad

Odette-Odile : Svetlana Zakharova (Ballet du Bolchoï)
Siegfried : Andreï Uvarov (Ballet du Bolchoï)
Rothbart : Konstantin Zverev
Les Amis du Prince : Yana Selina, Valeria Martiniuk, Maxim Zyuzin
Le Bouffon : Grigory Popov

22 avril
Giselle
(Mats Ek)

Ballet en deux actes
Chorégraphie : Mats Ek
Musique : Adolphe Adam
Décors et costumes : Marie-Louise Ekman
Lumières : Jorgen Jansson
Chorégraphes – Assistants de la production : Ana Laguna, Monica Mengarelli
Décors – Assistant de la production : Peter Freiij
Costumes – Assistant de la production : Katrin Brännström

Ballet de l’Opéra de Lyon, dir. Yorgos Loukos

Giselle (Mats Ek)

23 avril
Soirée « Jeunes Chorégraphes » – Smekalov / Faski / Liang

Factory Bolero – Première

Musique : Maurice Ravel
Chorégraphie : Yuri Smekalov
Technical Designer : Alexander Letsius
Costumes : Tatiana Noginova
Lumières : Kamil Kutyev

Avec Viktoria Tereshkina
Anton Korsakov, Karen Ioannissian,
Alexander Sergueïev, Konstantin Zverev, Maxim Zyuzin,
Anton Pimonov, Danila Korsuntsev

Simple Things – Première

Musique : Arvo Pärt
Chorégraphie : Emil Faski
Costumes : Jérôme Marchand
Lumières : Vladimir Lukasevitch

Avec Ekaterina Kondaurova
Maxim Zyuzin, Anton Pimonov, Alexeï Timoféïev,
Fyodor Murashov, Ilya Petrov, Rafael Musin,
Vassili Tkachenko

Flight of Angels – Première

Musique : Marin Marais, John Taverner
Chorégraphie : Edwaard Liang

Avec Olesia Novikova et Léonide Sarafanov
Margarita Frolova, Anastasia Mikheikina,
Olga Gromova,
Kirill Safin, Ilya Levai, Filipp Stepin, Oleg Demchenko

24 avril
La Belle au bois dormant

Ballet-féerie en trois actes avec un prologue et une apothéose
Musique : Piotr Tchaïkovsky
Chorégraphie : Marius Petipa, révisée par Konstantin Serguéïev (1952)
Livret : Ivan Vsevolozhsky, Marius Petipa, d’après les contes de Charles Perrault
Décors et costumes : Simon Virsaladze
Création : 3 janvier 1890, Théâtre Mariinsky, Saint-Pétersbourg
Version révisée par Serguéïev : 25 mars 1952, Théâtre Kirov, Léningrad

Aurore : Alina Somova
Désiré : David Hallberg (ABT)
La Fée des Lilas : Daria Vasnetsova
La Fée Diamant : Valeria Martiniuk
La Princesse Florine : Oxana Skorik
L’Oiseau bleu : Maxim Zyuzin

25 avril

Gala-concert

Immortal Beloved

Musique : Philip Glass
Chorégraphie : Edwaard Liang
Décors et lumières : Edwaard Liang
Costumes : Yana Serebryakova
Directeur musical : Alexandre Novikov

Avec Igor Zelensky, Anna Zharova, Natalia Yershova, Elena Lytkina et les artistes du Ballet de Novossibirsk

Rubis
Musique : Igor Stravinsky
Chorégraphie : George Balanchine
Version montée par Karin von Aroldingen, Sarah Leland, Elyse Borne et Sean Lavery
Scénographie : Sean Lavery (1967)
Costumes : Karinska (1967)
Recréations des costumes supervisée par Holly Hines
Lumière originale : Ronald Bates
Lumière : Perry Silvey
Première mondiale : 13 avril 1967, New York City Ballet, New York State Theater
Première au Théâtre Mariinsky : 30 octobre 1999, Saint-Pétersbourg

Avec Hélène Bouchet (Ballet de Hambourg), Andrian Fadeev, Ekaterina Kondaurova

Divertissement

Scènes et pas de deux tirés de ballets et de compositions chorégraphiques

Avec Alina Cojocaru (Royal Ballet Covent Garden),
Uliana Lopatkina, Irma Nioradze,
Viktoria Tereshkina,
Ekaterina Kondaurova, Olesia Novikova
David Hallberg (American Ballet Theatre),
Martin Vedel (Béjart Ballet Lausanne),
Denis Matvienko, Léonide Sarafanov, Ilya Kuznetsov,
Vladimir Shklyarov

Igor Zelensky, Immortal Beloved

Paris (TCE) – Les Saisons russes du XXIème siècle

Les Saisons russes du XXIème siècle
Le Pavillon d’Armide – L’Après-midi d’un Faune – L’Oiseau de feu
Paris, Théâtre des Champs-Elysées
6 mars 2010

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

En 2010, l’hommage aux Ballets russes continue (en passant, et en écho au succès obtenu par l’expression dans les recherches, on en a profité pour créer ici même une catégorie générique « Ballets russes »)…

En route donc, en ce mois de mars, pour de nouvelles aventures au pays merveilleux de la commémoration en carton-pâte, avec cette fois un projet privé, initié par Andris Liepa, et baptisé sans complexe « les Saisons russes du XXIème siècle »… Affiche pompeuse, titre grandiloquent, programme « novaritch », reconstitutions aussi littérales qu’incertaines, « grands effets et petits moyens », comme disait ma grand-mère…,  tous les ingrédients sont là pour que le mot kitsch vienne immédiatement à la bouche des esprits savants et vaguement ironiques. Alors certes, il n’y a pas ici le polissage esthétique, le travail raffiné, léché (trop?), que peut apporter avec elle une grande compagnie, de par ses traditions et de par ses  moyens artistiques et financiers, à l’occasion de programmations du même type (on pense notamment à une mémorable soirée Fokine du Mariinsky ou au récent hommage de l’Opéra de Paris, très beau, à défaut d’être très fort), pour autant, le spectacle, qui bénéficie de la présence de solistes prestigieux en mission cachetonneuse,  n’a rien d’indigne ni de déplaisant dans le paysage commémorativo-commercial actuel. Décor et lumières mis à part (pas un détail, il est vrai, ici),  et muséologie pour muséologie, le Faune de Tsiskaridze n’est sans doute pas plus – ni moins – ridicule, dans son étonnante différence, que tous les mauvais  – et gentils – Faunes parisiens vus cet hiver (seul Jude  le Magnifique a encore son mot à dire ici – tradition lifarienne oblige…), il nous convainc simplement que ceux, revisités, de Cherkaoui (vu en novembre) ou de Malandain (vu cette semaine), bénéficiant de surcroît l’un et l’autre de magnifiques interprètes, leur sont, à tous, mille  et une fois préférables aujourd’hui…  Pour clore la digression, si les Saisons russes d’Andris Liepa n’illustrent  peut-être pas la  facette la plus accomplie du principe de la reconstitution chorégraphique (à commencer par l’absence regrettable d’un orchestre), n’ont-elles pas  le mérite de soulever  involontairement une question sacrilège, dissimulée sous des décennies de mythification livresque :  en convoquant tous les arts à la même table pour un festin digne d’un prince oriental, les Ballets russes  de Diaghilev se voulaient-ils  franchement, il y a cent ans, l’incarnation scénique du « bon goût » – fût-il d’ascendance russe?…

Pour la deuxième année consécutive, les Saisons russes du XXIème siècle reviennent au Théâtre des Champs-Elysées, dont la scène fameuse vit notamment la création – quelque peu retentissante – du Sacre du printemps. A l’affiche de la tournée 2010, deux grands classiques, régulièrement repris, datés de la première période des Ballets russes, L’Oiseau de feu et L’Après-midi d’un Faune, et un ouvrage à peu près inédit pour le public d’aujourd’hui, Le Pavillon d’Armide, symbolique en ce qu’il est celui qui ouvrit en 1909 la toute première saison parisienne de la troupe de Diaghilev au Théâtre du Châtelet. De la production de musée sans doute, enrobée dans le commerce commémoratif, et où il s’agit de faire « comme si », mais de quoi aiguiser cependant la curiosité de l’amateur – fût-elle seulement visuelle…

Oublié, en dépit de son aura mythique, Le Pavillon d’Armide a donné lieu en 2009, à l’initiative du projet patrimonial d’Andris Liepa, à une reconstruction, menée par le chorégraphe lituanien Jurius Smoriginas, pour le Ballet du Kremlin. Conformément au principe « archéologique » régissant les Saisons russes, qui doit toutefois s’accommoder ici d’une chorégraphie d’origine perdue, les décors et les costumes de la production ont fait l’objet d’un soin particulier, se voulant proches des scénographies originales, dont les traces picturales, on le sait, abondent, formant pour notre temps un gigantesque et inépuisable livre d’images. Une fois de plus avec les Ballets russes, appréhendés en cette période de commémoration intense comme un pur objet muséographique, le plaisir du spectacle semble essentiellement résider dans cette réussite visuelle et esthétique – un peu toujours aux frontières du kitsch et de l’indigestion de couleurs et de formes. Plaisir d’esthète nostalgique et un brin décadent, ce Pavillon d’Armide revisité est un pur divertissement, exotique et onirique, dans le goût du XIXème siècle finissant, rien d’autre qu’un tableau mouvant aux mille coloris, dédié à la seule danse, comme l’aurait aimé ou rêvé un Théophile Gautier – dont l’intrigue du ballet s’inspire du reste.

Sur le plan dramatique, le ballet est, avouons-le, assez proche du néant, réduisant le livret original de Benois, composé de trois tableaux successifs, à une action aux contours peu lisibles et s’étirant en longueur dans un décor unique. Le cadre fantastique du récit est malheureusement trop peu exploité par la scénographie, décorative, là où l’intrigue, inspirée d’un conte de Gautier, Omphale, l’aurait voulue participant elle-même au drame, au même titre que les personnages. Le ballet semble ainsi se résumer à la mise en scène chorégraphique du grand divertissement central de l’ouvrage de Fokine – appelé « la bacchanale » -, qui voit la rencontre, sous l’égide d’un étrange marquis-magicien, du jeune Vicomte de Beaugency, métamorphosé en chevalier Renaud, et de la magicienne Armide, jaillie de la tapisserie fantastique qui la figure. Il fallait sans doute toute la flamboyance et l’autorité de Maria Alexandrova pour réussir à faire vivre ce ballet léger-léger – et jamais vraiment passionnant -, bien accompagnée du reste dans ses évolutions virtuoses par Mikhaïl Lobukhin, dans le rôle quelque peu ingrat du Vicomte de Beaugency, et Mikhaïl Martynyuk, dans celui, plus brillant, de l’Esclave, jadis créé par Nijinsky. Corps de ballet et demi-solistes – les deux délicieuses Amies, Alia Khassenova et Alexandra Timofeïeva, méritent tout particulièrement d’être mentionnées – sont à l’unisson, dans une chorégraphie d’apparat, aux exigences limitées, qui vise surtout à suggérer l’harmonie, l’ordre et la sérénité d’un jardin à la française enchanté. Fontaines roucoulantes, bosquets verdoyants, odalisques, négrillons, eunuques, bouffons, créatures exotiques et bizarres – et un Mage qui en suggère déjà d’autres… -, tout ici respire le joli, le charmant, le précieux, le mièvre et l’agréablement superficiel, jusqu’à cette musique illustrative de Tcherepnine, qui rappelle, presque à la manière d’un pastiche, les langueurs impériales de Glazounov. Bref, un concentré d’un autre siècle, restitué de manière un peu vaine, et à goûter avec modération – sans trop faire usage de sa raison.

Avec L’Après-midi d’un Faune, comme avec L’Oiseau de feu qui clôture le programme, l’effet de découverte et de surprise est évidemment atténué. Les moyens malgré tout limités des Saisons russes, conjugués à la recherche soucieuse d’authenticité scénographique, se font aussi sentir davantage, si l’on a à l’esprit la superbe production monochrome de l’Opéra de Paris pour le premier ballet, et celle, véritablement éblouissante, du Mariinsky, pour le second. Le trait du peintre, comme celui du coloriste, sont d’évidence ici plus grossiers, moins délicats, dans la reproduction des toiles de Bakst, et les éclairages pèchent parfois par un certain manque de subtilité. Il reste alors le ballet dans sa fonction « pédagogique », pour en quelque sorte connaître et apprendre les « Ballets russes » par la forme et par le geste, à défaut d’autre chose…

Dans le ballet de Nijinsky, Nikolaï Tsiskaridze campe un Faune nerveux, puissant, à la brutalité assumée, qui, loin de l’élégante et souvent trop humaine sensualité parisienne, parvient à recréer le trouble dionysiaque primitif, sans pour autant atteindre l’ambiguïté rêvée. Pas de langueur ni de respiration rassurantes ou esthétiques chez ce Faune, dont la longue silhouette dominatrice semble à dessein ignorer la Nymphe dans l’ « étreinte », pour mieux affirmer sa puissance animale et barbare. Contraint, codifié jusqu’à l’extrême, écrasé par le mythe et la légende, alimenté par tous les fantasmes, on se demande toutefois si le rôle créé par Nijinsky dans ce véritable ballet de musée est encore sérieusement interprétable aujourd’hui, tout au moins dans la perspective « archéologique » qui est celle dans laquelle s’inscrivent les Saisons russes et, plus généralement, les compagnies classiques qui l’ont à leur répertoire.

L’Oiseau de feu, à l’instar de Petrouchka, est peut-être, à l’inverse, l’un des ballets restés les plus vivants du répertoire de la troupe de Diaghilev. Même restitué dans sa lourde et spectaculaire scénographie d’époque, le ballet, fort d’un livret solide et d’une musique évocatrice, semble encore conserver tous ses possibles et tous ses rêves. Après le Faune inquiétant, étrange et radical de Tsiskaridze, l’Oiseau de feu de Kristina Kretova, formellement irréprochable, paraît sans doute un peu trop empreint de joliesse et d’humanité, d’une humanité rappelant ici ou là quelque cygne perdu au bord d’un lac allemand. La danse est légère, véloce, bondissante, sensuelle – on pense parfois à Diana Vichneva -, et agrémentée de bras très séduisants, mais il lui manque peut-être cette puissance et cette autorité d’un autre monde, que possède notamment Ekaterina Kondaurova, pour rendre le tableau vraiment saisissant. A cet égard, le contraste avec la délicieuse Natalia Balakhnitcheva, Princesse de la Beauté Sublime d’un lyrisme et d’une tendresse admirables, ne ressort pas suffisamment. Au milieu de ce duo féminin, Artem Yachmenikov joue très bien au Prince de conte russe, naïf, angélique autant que malicieux, offrant un contrepoint idéal aux forces du mal représentées par Kochtcheï l’Immortel, campé par Roman Martichkine, interprète percutant à la théâtralité très précise. Néanmoins, au-delà de la qualité des interprètes et d’un travail scénographique qui reste, de façon générale et en dépit des réserves, très propre et consciencieux, on ne peut que souligner le manque que constitue, a fortiori dans le cadre de ces Saisons russes au caractère délibérément muséographique, l’absence frustrante d’un orchestre, palliée ici par le recours à une bande enregistrée. Rapportée à l’esthétique prônée par Diaghilev et ses épigones, celle d’une oeuvre réunissant tous les arts, cette quête éperdue d’un répertoire oublié en devient presque alors un contre-sens.

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Sur ce blog, un petit développement historique sur le ballet de Fokine, Le Pavillon d’Armide : Le Pavillon d’Armide (1907) – Retour sur un ballet oublié

Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – Gala

Gala
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
28 décembre 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

A Baden-Baden, la tournée du Mariinsky s’achève, comme le veut la tradition, par un grand gala alternant les habituels divertissements attachés au genre et de courts ballets indépendants qui en font d’ordinaire tout le sel. Tradition respectée en ce que le programme effectif ne correspond jamais complètement à l’affiche annoncée… Nul doute que le charme du Mariinsky réside aussi dans cet effet de surprise sans cesse renouvelé… L’essentiel est toutefois préservé avec, cette année, la présentation pour la première fois au public occidental de deux oeuvres ayant fait leur retour la saison dernière dans le répertoire de la troupe : In the Night de Jerome Robbins et Thème et Variations de George Balanchine. Un programme placé sous le signe d’une Amérique néo-classique, qui porte sans conteste la marque du très balanchinien directeur « par intérim » de la troupe, Youri Fateev.

I- Divertissements

Le spectacle débute par les divertissements d’usage, dont la succession aléatoire ne semble guère, à vrai dire, avoir été réfléchie longuement – au risque pourtant de briser l’effet souhaité. En ouverture, le Grand Pas classique, qui se prête particulièrement bien aux circonstances, et dans lequel Evguénia Obraztsova évolue, aux côtés de Maxim Zyuzin, en remplacement d’Alina Somova, déjà partie se rafraîchir sous le ciel de Saint-Pétersbourg. On ne se plaindra certes pas du changement, qui assure, avec une agréable sérénité, le retour à un certain classicisme des formes et du style. Pourtant, si la danse solide et ciselée d’Obraztsova ne souffre d’aucune scorie, brillant notamment par son aplomb, elle ne possède pas non plus – du moins pas au même degré – l’autorité souveraine et l’élégance spirituelle de Viktoria Tereshkina, vue en ces lieux il y a deux ans aux côtés d’Anton Korsakov, et dont ce pas est, en quelque sorte, le morceau de bravoure personnel… Son élégant partenaire est lui-même irréprochable, mais entre « bon » et « grand », « soliste » et « étoile », il y a aussi, souvent, tout le poids de l’ennui…

Le Pas de six de La Vivandière (Markitanka en Russie) fait figure de choc esthétique après l’académisme aristocratique du Grand Pas d’Auber – entouré de surcroît de cette virtuosité brillante, sinon clinquante, que livrent d’ordinaire les galas. Tiré d’un ballet d’Arthur Saint-Léon, ce pas, reconstruit pour le Kirov par Pierre Lacotte en 1979, est conçu pour un couple de danseurs et quatre solistes féminines, et nous est surtout connu aujourd’hui en Occident grâce aux enregistrements vidéographiques avec les couples Alla Sizova/Boris Blankov ou Elena Pankova/Sergueï Vikharev, témoignages de la gloire d’une compagnie et de la grandeur d’un style. Le style romantique et terre-à-terre qu’il développe, avec son travail particulier du buste, ses ports de bras, sa batterie de petits pas taquetés et sautés, et ses étranges demi-pliés, paraît encore, en dépit de la continuité historique évidente, aux antipodes du style des grands ballets de Petipa, adopté universellement – et à tort – comme la quintessence du ballet classique. Malheureusement, ce répertoire est sans doute trop peu dansé aujourd’hui – ou dans des circonstances exceptionnelles -, pour que le résultat paraisse vraiment naturel et accompli. Confié de surcroît à des interprètes – avouons-le – de second rang au sein de la troupe – Elena Evsseva (seconde soliste venue du Mikhaïlovsky et recrutée sur le tard par le Mariinsky) et Filipp Steppin (second soliste depuis peu), entourés d’un quatuor de très jeunes danseuses du corps de ballet (Evguénia Dolmatova, Anna Lavrinenko, Yulianna Chereskevitch, Oksana Skorik) – le morceau, exécuté proprement, avec une plaisante ingénuité et d’impeccables cabrioles du côté d’Elena Evseeva, conserve une dimension par trop scolaire et appliquée pour vraiment enthousiasmer, a fortiori lorsqu’on a à l’esprit les modèles illustres cités plus haut. Pour le coup, dans ce registre exigeant davantage de vivacité que d’autorité proprement dite, Evguénia Obraztsova (qui a du reste déjà dansé l’Ondine de Lacotte), accompagnée éventuellement de Maxim Zyuzin, plus véloce et léger dans la saltation et la batterie que Filipp Steppin, aurait sans doute su apporter les qualités qui pouvaient manquer ici à l’interprétation…

Le duo de Shéhérazade, juste après la rustique Vivandière, est une autre incongruité stylistique, non prévue initialement, dans le cadre de ce programme de divertissements… L’extrait peine au demeurant à vivre coupé de son contexte dramatique flamboyant, tandis que les lumières – camaïeu de pastels rose et bleu -, paraissent bien inappropriées pour éclairer les étreintes passionnées de Zobéide et de l’Esclave doré. En dépit d’un cadre peu porteur, Ekaterina Kondaurova ne suscite pas l’ombre d’une réserve dans ce rôle taillé pour ses lignes félines et sa sensualité très dynamique, tempérée par un intrigant sens du mystère, dont on ne sait s’il est tourné vers la lumière ou les ténèbres. En revanche, Evguény Ivanchenko ne semble avoir que sa puissance fascinée à offrir à cette essence ambiguë de la féminité. Sa présence s’impose avec une force brutale, mais les contours de la passion, au travers des poses orientales stéréotypées qui émaillent la chorégraphie, manquent de nuances et d’un certain abandon lascif et sensuel – à la Rouzimatov…

Le Pas de deux de Tarantella, s’il nous montre un Léonid Sarafanov en virtuose bondissant et légèrement cabotin – celui que tout le monde attend -, pâtit du déséquilibre entre deux partenaires évoluant à des rythmes sensiblement différents pour un morceau de bravoure exigeant une énergie et une vélocité partagées. Tandis que Sarafanov se montre sous son jour le plus festif, flirtant ouvertement, le tambourin à la main, avec le public… et s’arrangeant quelque peu avec la chorégraphie, Nadezhda Gonchar aborde cette pièce impossible de Balanchine à la russe et surtout sans lui apporter le moindre accent, musical ou « dramatique », la transformant en un pénible exercice de virtuosité pure, dépourvu de second degré, où, sans surprise, Sarafanov joue et gagne… Pour le coup, deux jeunes et brillants coryphées de la troupe, Elizaveta Cheprasova et Kirill Safin, vus sur la scène du Mariinsky il y a quelques mois, s’étaient montrés bien plus enthousiasmants, avec leur dynamisme un peu juvénile, lors de leurs premiers pas dans ce même duo – respecté à la lettre.

Le sommet de cette première partie, inégale ou déséquilibrée il faut bien le dire, est venu sans nul doute du Grand Pas de deux chorégraphié par Christian Spuck et interprété par Uliana Lopatkina et Danila Korsuntsev, le couple emblématique du répertoire noble et lyrique au Mariinsky depuis de nombreuses saisons. Il s’agit là d’un pastiche d’un pas de deux classique, dans lequel l’image de la ballerine parfaite est gentiment moquée et mise à mal par le chorégraphe, au son d’une réjouissante musique de Rossini. Chaussée de lunettes et armée d’un petit sac, Uliana – l’Unique, la Divine, la Ballerine au raffinement incomparable – devient avec humour et pour quelques minutes une créature maladroite et passablement ridicule, tandis que Danila le cavalier idéal assiste avec une même ironie à ses évolutions grandiosement incontrôlées. Danila Korsuntsev n’a sans doute pas la présence dramatique d’Igor Kolb (avec lequel Lopatkina a dansé ce même pas de deux), mais son interprétation, inattendue, fonctionne, faisant d’autant plus sens qu’il est justement – d’ordinaire – Korsuntsev l’impénétrable. Odette-Odile ou Nikiya, on le sait, Lopatkina l’est avec noblesse et comme une évidence… Camper une ballerine d’opérette, tendance Trockadéro, tel était donc le véritable défi pour elle. Reconnaissons qu’il fallait du génie pour accepter de se moquer ainsi de soi-même – et y réussir. Toute autre qu’elle, sans doute, y serait pathétique, même si le succès de la parodie tient aussi à sa renommée particulière. La dernière ballerine est ici descendue de son piédestal, elle en ressort encore grandie.

La première partie aurait sans doute pu s’achever là, sur cette note de gaieté et d’accomplissement artistique. Le dispensable Pas de deux de Don Quichotte, servi ici comme un Grand Pas, avec corps de ballet et variation soliste en forme de décor inutile, ne fait qu’apporter la démonstration des perversions du système des galas internationaux, comme principal emblème de la danse classique d’aujourd’hui. Le couple Matvienko, en héros d’un tel circuit, nous inonde ainsi sans nuances de son efficacité, de sa technicité, de sa virtuosité, mais de style – de Kiev, de Saint-Pétersbourg, de Moscou ou d’ailleurs – point… Une mécanique professionnelle parfaitement huilée, jusque dans le côté légèrement négligé prise par la démonstration – ne pas trop faire dans le détail raffiné tout de même… -, et cependant, en-dehors de la présence de Yana Selina en éternel second rôle, comme qui dirait, un abîme de frustration artistique…

Evguénia Obraztsova et Maxim Zyuzin, Grand Pas classique © Marcus Gernsbeck

II- In the Night (J. Robbins)

On n’est pas rosse, et on n’en voudra pas trop longtemps à Anastasia et Denis distribués dans le rôle quelque peu factice des étoiles du XXIème siècle, car c’est paradoxalement ce même couple qui aura été le plus convaincant – en tant que couple – dans l’In the Night de Jerome Robbins. Le ballet a ainsi été remonté la saison dernière à Saint-Pétersbourg avec un certain succès – si l’on en juge par les reprises nombreuses et les distributions variées dont il a déjà fait l’objet – après une première entrée au répertoire en 1992. Il semble au demeurant avoir été chorégraphié tout exprès pour sublimer l’élégance aristocratique et la subtilité dramatique des danseurs du Mariinsky, même si, parfois, l’on attendrait plus de naturel dans ces déambulations nocturnes. Les Matvienko y interprètent le premier pas de deux, censé représenter la jeunesse et une certaine forme d’innocence, de naïveté dans le rapport amoureux. Il faut dire qu’il se dégage de cette paire, fusionnelle et habitée, une fluidité et une évidence qu’on voit rarement aujourd’hui sur scène, où les couples se font, se défont, sans heurts, mais sans qu’il se produise pour autant l’étincelle que le public attend. Pris quelques minutes auparavant dans l’automatisme et la trivialité, ils revisitent avec un éclat tempéré et réellement émouvant le Nocturne en mauve de Chopin revu et chorégraphié par Robbins. Dans le deuxième pas de deux, celui en brun, Ekaterina Kondaurova déploie son autorité mystérieuse et lointaine aux côtés du sombre Evguény Ivanchenko, mais comme pour le troisième pas de deux, associant Uliana Lopatkina et Danila Korsuntsev, les deux couples souffrent d’associer les silhouettes d’une ballerine et d’un cavalier, plutôt que celles de deux époux ou de deux amants. L’esthétique n’est pas classique, mais bien néo-classique (le mot prend ici tout son sens), et malgré la poésie et la magnificence des différents interprètes – presque échappés d’un tableau de maître -, on reste sur l’impression que l’homme conserve – comme une forme d’orgueil – ce désir de retrait et cette discrétion admirable qui font de la femme la seule héroïne véritable et possible du ballet. Le propos de Robbins est sensiblement différent puisqu’il parle de couples et non de partenaires, mais cette entrée au répertoire et ces prises de rôles simultanées n’en demeurent sans doute pas moins passionnantes à suivre.

III- Thème et Variations (G. Balanchine)

Contrepoint absolu à l’impressionnisme d’In the Night, Thème et Variations apporte une conclusion, sous forme d’apothéose pyrotechnique, à un gala à dominante clair-obscur – image d’une compagnie lunaire, encore miraculeuse et pourtant déclinante… A la manière d’un joyau fin-de-siècle… Lorsque deux grandes étoiles – Lopatkina et Tereshkina – se retrouvent presque seules, en reines incontestées, à devoir tenir une soirée de trois heures entre leurs mains… Le ballet de Balanchine, qui se doit d’être un feu d’artifice de virtuosité, souffre d’ailleurs ici – petit détail de forme – d’un éclairage presque tamisé, peu approprié à l’explosion visuelle qu’il est censé mettre en scène, sans parler de la lourdeur des costumes du corps de ballet, plus « tarte à la crème » bourgeoise qu’évocateurs d’un quelconque imaginaire impérial. Pour le reste, on peut difficilement imaginer un meilleur couple de solistes que celui formé de Viktoria Tereshkina et Vladimir Shklyarov pour interpréter ce ballet, conçu comme un hommage à l’académisme russe et au grand style pétersbourgeois. Leur partenariat, flamboyant, est relativement récent et semble au demeurant recueillir un succès qu’on espère voir approfondi au fil du temps… Dans le rôle de la ballerine, Viktoria Tereshkina épuise une nouvelle fois tous les superlatifs. Si Thème et Variations met particulièrement en valeur ses qualités les plus évidentes, l’on redira pourtant son élégance unique et sa technique brillante, jouissive même – pour elle autant que pour nous -, couronnée par un style, aristocratique et mesuré, qui sait ne pas sombrer pour autant dans la démonstration de force. Ces mêmes qualités de style lui permettent du reste de contourner le côté pompeux, voire pompier, de l’ensemble en lui conférant cette touche d’esprit et cette distance amusée qui font aussi partie intégrante de sa personnalité. A ses côtés, Vladimir Shklyarov se révèle un partenaire très attentif, en même temps qu’un soliste digne de rivaliser avec sa ballerine dans l’éclat et le brio qu’exige la chorégraphie, spirale incessante de difficultés techniques. L’intérêt est qu’au sein de ce couple contrasté, dont on perçoit pourtant la connivence – et le même amour de la virtuosité -, le tempérament dominant de l’un – un naturel enthousiaste chez Shklyarov, une autorité radieuse chez Tereshkina – trouve constamment à se nourrir et à s’équilibrer dans celui de l’autre. Si réserve il y a ici, elle est ailleurs, dans la prestation du corps de ballet et notamment des couples de demi-solistes : celui-ci, en dépit d’une élégance froide et hautaine se prêtant naturellement à ce type d’ouvrage, se montre bien trop brouillon pour être honnête en cette fin de tournée allemande. Reflet symbolique d’une soirée en demi-teinte, il rêve sans doute déjà d’autres cieux, laissant le couple d’étoiles briller seul – dans la nuit.

Viktoria Tereshkina et Vladimir Shklyarov, Thème et Variations © Natasha Razina


Images de décembre

Evguenia Obraztsova et Léonide Sarafanov, La Sylphide © artifactsuite
Ekaterina Kondaurova et Evgueni Ivanchenko, Shéhérazade © artifactsuite
Viktoria Tereshkina et Vladimir Shklyarov, Thème et Variations © artifactsuite
Uliana Lopatkina, In the Night © artifactsuite
Baden-Baden, Festspielhaus, 27 et 28 décembre 2009.

Londres (Royal Opera House) – Tournée du Mariinsky – La Belle au bois dormant

La Belle au bois dormant
Ballet du Mariinsky
Londres, Royal Opera House
14 -15 août 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Il y a près de dix ans, le Mariinsky présentait en ouverture d’une prestigieuse tournée londonienne La Belle au bois dormant dans la spectaculaire version de 1890 reconstruite par Sergueï Vikharev. Comme l’apothéose d’une décennie fantastique. On peut sans doute affirmer aujourd’hui qu’elle constituait, en ces années « post-perestroïka », un essai d’une ambition folle pour retrouver, dans un élan de nostalgie joyeuse, la trace oubliée et le parfum perdu de la grandeur du Ballet Impérial. En 2009, après moultes changements au sein de la compagnie, le Mariinsky achevait sa saison d’été londonienne en proposant aux spectateurs de Covent Garden ce même ballet dans la version « soviétique » de Konstantin Sergueev et les décors de Simon Virsaladze. Retour en arrière ou choix regrettable, diront certains, le fameux hiatus entre les goûts dominants d’un certain public et ceux de l’institution est apparu, dans ce cas précis, particulièrement prégnant. Quoi qu’il en soit, cette Belle de 1952, qui bénéficie ouvertement des faveurs du directeur de la troupe, Youri Fateev, et des danseurs eux-mêmes, fait partie d’un héritage et d’une tradition profondément ancrée dans la compagnie, et à ce titre, mérite indéniablement de continuer à exister – elle aussi possède sa beauté et sa poésie propres – en espérant cependant que cela puisse se faire, dans le proche futur, sans exclusive.

Nonobstant le choix d’une version du ballet au détriment d’une autre, les représentations de cette Belle se sont heurté à divers problèmes, parmi lesquels le fait d’arriver en bout de course, à l’extrême fin de la saison et d’une tournée au programme particulièrement serré – ce dont la compagnie est toutefois coutumière. Beaucoup plus gênantes restent les coupures ponctuelles effectuées dans la chorégraphie, réduisant de fait une œuvre de près de 4h à une version allégée de 3h10, apparemment justifiée par les contraintes horaires locales. La très poétique scène de la Chasse, à l’acte II, était notamment privée de ses danses collectives, limitée en substance au solo du Prince Désiré, tandis que l’acte III se retrouvait tronqué d’une partie de ses précieux divertissements. Il faut bien avouer enfin que, envisagées globalement, tout au moins du côté de ces dames, les distributions, dont étaient absentes à la fois Diana Vishneva et Viktoria Tereshkina (cette dernière ayant été soudainement remplacée par Anastasia Kolegova, soliste sans doute compétente et consciencieuse, mais qu’on dira objectivement de second ordre), mais aussi Ekaterina Osmolkina (malheureusement blessée) et Olesia Novikova (en congé), manquaient singulièrement de panache pour une tournée effectuée dans un théâtre qui a connu, et connaît encore, de remarquables interprètes du rôle d’Aurore.

Pour cette Belle de fin de saison, c’est Evgenia Obraztsova qui incarnait, à l’occasion de la première, la Princesse Aurore, aux côtés d’Igor Kolb dans le rôle du Prince Désiré et d’Ekaterina Kondaurova dans celui de la Fée des Lilas. Evgenia Obraztova, par son physique ravissant et sa grâce juvénile, semble à vrai dire née pour interpréter un tel rôle, un rôle qui semble ne reposer sur rien, ou presque rien, si l’on s’en tient à l’aspect dramatique, tout en représentant beaucoup, sur le plan symbolique autant que chorégraphique. L’épaisseur psychologique du personnage étant à peu près inexistante, il s’agit ici, avant tout, de paraître – de paraître ce que l’on est substantiellement –, à savoir une princesse de conte de fées évoluant dans le contexte hautement aristocratique d’une cour de France rêvée et fantasmée. Il est évident que seule une ballerine à la forte personnalité scénique et artistique, peut parvenir, en plus de ses qualités techniques, à faire exister et tenir cette pure apparence, cet archétype littéraire, cette essence même de la beauté classique, durant trois longs actes.

Evgenia Obraztova possède sans conteste, et de manière superlative, l’aisance et la solidité technique exigées par la chorégraphie ainsi que le raffinement délicat qui sied tant au style du ballet qu’au caractère noble de l’héroïne. A cet égard, elle honore pleinement la tradition d’élégance, de perfection méticuleuse et de pureté académique du Mariinsky. Ses sauts sont à la fois légers et puissants – sans ces molles et si courantes retombées au sol de gymnaste -, ses équilibres durant l’Adage à la Rose ou la scène de la Vision ne connaissent pas la moindre hésitation et savent se faire spectaculaires sans excès, le travail du bas de jambe est toujours d’une impeccable précision, les épaulements et les ports de tête se révèlent subtils, chargés de nuances… L’entrée d’Aurore, au premier acte, empreinte de vivacité et d’allant, nous présente ainsi une princesse joyeuse et d’emblée conquérante, où le tempérament solaire de la danseuse trouve à s’exprimer avec une autorité et un bonheur gourmands. L’acte II, situé non plus dans le monde réel, mais dans le monde onirique d’une forêt magique – aux couleurs de l’automne – sur laquelle veille la Fée des Lilas, voit alors le personnage se teinter d’une aura de mystère : elle est ici la princesse endormie, irréelle et fantomatique qui apparaît en rêve au Prince durant un adage de toute beauté, auquel se joignent la Fée des Lilas et le corps de ballet, qui reste l’un des sommets esthétiques et émotionnels du ballet. Si la transformation s’avère jusque-là convaincante, l’acte III manque en revanche d’un certain air de grandeur dans l’interprétation. Le pas de deux final est certes parfaitement dansé, mais ressemble à un simple numéro de gala, dont la relative banalité se heurte à la majesté imposée par les circonstances. L’instant, qui se présente comme une forme d’apothéose pour les héros du conte, manque en quelque sorte de la théâtralité nécessaire pour exister avec éclat. Aurore reste la jeune princesse fraîche, radieuse et pleine de charme qu’elle était lors de son éveil à la vie, mais peine davantage à triompher sous les traits d’une femme que le temps a métamorphosée. Une certaine sophistication des effets, au-delà de sourires de convention quelque peu forcés, n’aurait sans doute pas paru superflu.

En Prince Désiré, Igor Kolb se montre de son côté un interprète puissant, à la danse impeccable et féline, en même temps qu’un partenaire hors pair et d’une générosité admirable. Ironie du temps qui passe, il était déjà Désiré, en 2000, ici même à Covent Garden, dans La Belle de Vikharev, alors que son nom n’était que celui d’un tout jeune soliste figurant dans des distributions à faire frémir de délice et de nostalgie… Son physique rugueux et son tempérament sombre, presque « intellectuel », lui permettent en outre de donner une véritable consistance à un rôle bien mince, tout en échappant au syndrome des princes trop charmants, si lisses et souriants qu’ils finissent par en paraître insupportables de niaiserie. Dans ce rôle de bravoure, limité à une certaine forme de virtuosité brillante, il faut néanmoins se donner la peine de voir et d’admirer aussi – une raison de croire et d’espérer! – Vladimir Shklyarov (désormais principal lui aussi, il officiait aux côtés d’Anastasia Kolegova lors de la matinée du 15 août), d’une stature apollinienne, qui offre au public ce petit frisson supplémentaire conférant à une excellente prestation un parfum d’exceptionnel.

C’est toutefois Ekaterina Kondaurova qui, en Fée des Lilas, a su illuminer d’un éclat tout particulier une représentation à certains égards en demi-teinte, si l’on veut bien se souvenir que c’est le Mariinsky que l’on regarde. Si son Odette-Odile, d’une perfection technique et d’une beauté formelle indéniables, avait peut-être pu laisser le spectateur sur sa faim du fait du relatif manque d’émotion qui s’y reflétait, sa Fée des Lilas ne suscite en revanche que des éloges appuyés. On ne peut même se retenir d’un profond sentiment de reconnaissance devant l’accomplissement artistique dont elle fait preuve ici, en contrepoint de l’image résolument moderne, glaciale et sexy, dont elle a pu être quelque peu prisonnière par le passé, notamment en tant qu’interprète privilégiée du répertoire de William Forsythe. En Fée des Lilas, elle parvient en effet à conjuguer son autorité naturelle et auréolée de mystère – cette intense force de persuasion qui la rend si propre à interpréter les personnages héroïques – à une sérénité et une douceur admirables, révélées par une danse infiniment moelleuse et lyrique. Pas la moindre extension forcée (là où Daria Vasnetsova nous aura livré dans le même rôle un véritable show – franchement épuisant -, contrôlé du reste à la perfection, mais plus balanchinien que classiquement classique et sans rapport avec l’image de la bienfaitrice d’Aurore), dans une chorégraphie qui pourrait pourtant les solliciter, une danse ample, fluide, élégante, dont les difficultés sont surmontées sans heurts et avec un brio toujours tempéré, un air de bonté naturelle et inaltérée, sa prestation ce soir-là n’était sans doute pas loin de ce qu’on appelle – en langage humain – la perfection. A cet égard, son duo avec Carabosse, interprétée par le ténébreux et inquiétant Islom Baimuradov, mérite spécialement d’être mentionné pour son impeccable théâtralité et le conflit moral que les deux personnages parvenaient ensemble à suggérer. Carabosse a d’ailleurs été huée sans retenue par le public anglais, conformément à la coutume locale, signe que l’interprète avait été à la hauteur d’un rôle qui exige de grandes qualités, à la fois plastiques et de mime, pour retenir l’attention et véritablement saisir le spectateur, sans sombrer dans un grotesque littéral qui n’a que peu à voir avec le personnage tel que cette version chorégraphique nous le dépeint.

En marge des rôles principaux, on retiendra une nouvelle fois, et avant toutes les autres, la prestation, digne de tous les superlatifs, de Yana Selina en Fée Violente (on la retrouvait encore en Chatte Blanche dans les divertissements de l’acte III, un rôle comique qu’elle incarne de manière magistrale). Par sa précision aiguë, presque désespérante, son sens de l’attaque et son talent à manier avec nuance les accents musicaux, elle parvient à métamorphoser une simple variation virtuose en un véritable bijou d’interprétation. Dans un style autre, léger et aérien, en conformité avec le tempérament qu’elle est censée incarner, Maria Shirinkina révèle quant à elle sa danse pure et cristalline dans la variation de la Fée Tendresse (Candide), sans doute la Fée la plus remarquable avec l’indispensable Fée Canari de Valeria Martiniuk. On regrette de n’avoir pu, pour cette fois, voir cette jeune coryphée formée à Perm en Princesse Florine, un rôle qu’elle possède également à son (jeune) répertoire. La Princesse Florine de cette première, Daria Vasnetsova (associée au talentueux et prometteur Maxim Zyuzin en Oiseau bleu), laisse en revanche plus perplexe notamment quant à son adéquation au rôle : si sa grande taille et son autorité naturelle, doublées d’un physique débordant de glamour, se prêtent aisément au personnage de la Fée des Lilas, (un rôle qu’elle incarnait lors de la matinée du 15 août), ses indéniables qualités scéniques paraissent en revanche peu en phase avec la nature profonde du Pas de deux en question, qui exige sans doute un style plus subtil, à la fois éthéré et gracieux (beaucoup mieux servi de ce point de vue par Irina Golub lors de la matinée du 15). Quant au corps de ballet, en dépit de la musicalité unique qu’il parvient à conserver envers et contre tout et qui transparaît notamment dans le Prologue enchanteur mettant en scène les Fées ou les volutes de la Valse des Fleurs, il faut bien avouer qu’en cette fin de tournée et à l’approche des vacances, il ne délivrait pas toujours la même impression, à la fois dynamique et sereine, d’harmonie classique que lors de la représentation donnée de ce même ouvrage il y a deux mois, durant les Nuits Blanches de Saint-Pétersbourg. Au fond, jamais il ne nous est apparu plus évident que c’est là-bas, et nulle part ailleurs, que cette Belle mal aimée, décousue et un brin fatiguée est faite pour briller dans toute sa plénitude. Il est des lieux où, imperceptiblement, souffle l’esprit.

kondaurovaEkaterina Kondaurova (Fée des Lilas) © artifactsuite

Londres (Royal Opera House) – Tournée du Mariinsky – Le Lac des cygnes

Le Lac des cygnes
Ballet du Mariinsky
Londres, Royal Opera House
7, 8 (m, s) août 2009

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

S’il paraît légitime de déplorer le caractère très conventionnel de la programmation offerte par le Mariinsky à l’occasion de sa tournée londonienne de l’été 2009 – à visée clairement commerciale -, notamment l’absence complète de créations et de l’une ou l’autre de ces reconstructions chorégraphiques récentes dont sont en général avides les amateurs, il faut bien avouer qu’une tournée du Mariinsky sans Lac des cygnes aurait quelque chose d’incongru, sinon de frustrant pour le spectateur, que celui-ci soit néophyte ou chevronné. Londres a certes vu beaucoup (trop ?) de cygnes durant cette saison, mais ceux du Mariinsky restent, en dépit de tout, proprement incomparables et d’une musicalité inégalable. Les représentations d’un même ballet ont beau s’enchaîner à Covent Garden de manière mécanique et sans doute épuisante pour une compagnie qui fonctionne d’ordinaire avec le système strict de l’alternance – ici, la générale est dansée le même jour que la première, en plus du programme particulièrement serré imposé par les organisateurs -, le Mariinsky n’arrive pas vraiment à faire taire la réputation d’harmonie unique de son corps de ballet dans cet ouvrage, et cette impression enthousiasmante ne fait que s’accentuer lorsqu’il affiche successivement dans le rôle d’Odette-Odile des ballerines du calibre d’Uliana Lopatkina, Ekaterina Kondaurova et Viktoria Tereshkina. Chacun pourra bien dire et penser ce qu’il veut de la production de Konstantin Sergeev (en ce qui me concerne, s’il ne doit en rester qu’une, ce sera sans hésiter celle-là), qui n’a rien – on le sait bien – d’une reproduction authentique de l’original de Petipa, force est pourtant de reconnaître qu’elle semble aussi essentielle aux danseurs de la troupe que le sang qui coule dans leurs veines, aussi constitutive d’eux-mêmes que leurs propres gènes. Quand la culture devient nature…

C’est Uliana Lopatkina qui ouvrait le bal fantastique des Cygnes aux côtés de son fidèle partenaire, Danila Korsuntsev. Le rôle d’Odette-Odile, qu’elle interprète et approfondit depuis des années, lui est aujourd’hui attaché de manière tellement forte et singulière, qu’on se demande bien comment la ballerine qu’elle est indéniablement peut encore parvenir à surprendre et à revivifier sa propre interprétation – et par là même le commentaire – sans les faire inéluctablement sombrer dans la tautologie. Sublime, forcément sublime, oui peut-être, et pourtant, Uliana Lopatkina peut aussi décevoir, et ce fut le cas lors de cette première londonienne, surtout si on l’estime à l’aune des deux représentations suivantes… On s’en doute, un tel jugement reste infiniment relatif et subjectif – la presse anglaise, qui n’a du reste pas toujours été tendre avec cette tournée, l’a en revanche unanimement encensée – et sa prestation conserve une majesté unique, tant dans les mouvements des bras et du dos que dans l’extraordinaire musicalité du phrasé et la profonde spiritualité qui se dégage de sa danse, mais un certain manque d’inspiration dans la narration – ou peut-être un défaut de chair – était pourtant palpable, en plus de menues approximations techniques, au long des trois tableaux où apparaît l’héroïne du conte. Son Cygne noir notamment, d’ordinaire grandiose, même s’il se situe délibérément à contre-courant de tous les effets de séduction faciles dont usent et abusent de soi-disant modernes ballerines au sourire mécanique, paraissait privé de vie et d’expression, encore englué dans les glaces d’un adage blanc engagé dans un tempo tellement lent et difficile qu’il semblait constamment au bord de l’exténuation. L’extrême sophistication des poses, l’interprétation à la fois marmoréenne et profondément humaine – tout ce qui fait le « génie » de Lopatkina – semblaient ici comme figées dans des « tics » destinés à une première obligée – une représentation de musée en quelque sorte.

A ses côtés, Danila Korsuntsev s’est une nouvelle fois montré le partenaire idéal – tellement idéal qu’il mériterait qu’un prix spécial soit créé en son honneur – celui apte à soutenir et à mettre généreusement en valeur sa ballerine, sans pour autant disparaître ni perdre en force et en noblesse. Il n’est certes pas de la race des Sarafanov ou des Shklyarov, à la jeunesse bondissante et à la virtuosité presque irréelle, ni même des Kolb, merveilleux danseur et artiste accompli tout à la fois, mais son « être en scène », de même que son partenariat avec Lopatkina, construit patiemment au fil du temps, parvient véritablement à le rendre émouvant et mémorable. En marge, ou plutôt en travers, de cette paire, Ilya Kuznetsov s’impose avec une réelle grandeur dans le rôle du sorcier Rothbart, tant par son brio et sa puissance de saut que par sa noirceur soutenue et son sens dramatique prononcé, jamais grotesque ni caricatural.

Après le trio éprouvé de la première, la deuxième représentation, en matinée, apportait comme un vent d’air frais et d’inédit – d’excitation aussi – dans les distributions de ce Lac, avec le couple formé de Ekaterina Kondaurova et Igor Kolb (auquel se joignait une nouvelle fois Ilya Kuznetsov en Rothbart, en remplacement de l’excellentissime Konstantin Zverev, malheureusement blessé à la suite de la générale). On parle d’emblée de « couple », car si Kondaurova a vraiment tout de l’ « étoile » apte à faire rêver le public – et pas seulement ce « glamour » un peu superficiel dont d’autres se contentent – on ne peut pas dire qu’elle règne sur scène en héroïne solitaire à la manière impériale d’une Lopatkina. Le partenariat avec Kolb, très judicieux, contribue à cet égard à rééquilibrer les caractères, bien que Siegfried ne soit pas – et ne puisse pas être – un rôle au sens plein du terme (comme l’est notamment celui d’Albrecht) dans la version dansée au Mariinsky. Ekaterina Kondaurova et Igor Kolb possèdent en effet tous deux, au-delà d’une technique magistrale (à laquelle on ne prête d’ailleurs même plus attention, tellement elle est dominée et digérée sans heurts) et de la beauté des formes qu’ils créent, ce quelque chose de mystérieux et d’ambigu qui donne à leur duo une aura nouvelle et véritablement fascinante. Interprète depuis seulement quelques mois de l’héroïne du Lac des cygnes, Ekaterina Kondaurova parvient à imprimer sa marque au Cygne blanc en lui conférant une douceur et une fragilité insoupçonnées, elle qu’on attend davantage en Cygne noir, un rôle dans lequel sa sensualité naturelle, auréolée d’une chevelure éblouissante, et son tempérament de séductrice, modérées toutefois par une élégance très aristocratique, peuvent évidemment s’en donner à cœur joie. Odile à l’instinct venimeux et à la joie de vivre contagieuse, elle charme, au sens le plus fort, un Siegfried envoûté et séduit par l’autorité qu’elle déploie, mais au fond parfaitement consentant. Ce n’est plus un simple conte, à la trame binaire et au prince un brin naïf, mais bien une histoire d’adultes, presque charnelle, que nous jouent alors ces deux interprètes. Kolb apporte là son intelligence aiguë et sa subtilité d’interprète – difficile d’aller plus loin dans l’approfondissement d’un caractère à peine ébauché, sinon justifié, par l’intrigue… D’une civilité pleine de noblesse et de générosité aux côtés des courtisans dans le long tableau du premier acte, il se transforme ensuite en héros romantique amoureux d’une créature idéale, tour à tour mélancolique ou exalté, tout en demeurant le partenaire d’exception que l’on connaît. C’est lui, artiste magistral, qui « emporte » paradoxalement cette représentation (et cette tournée ?), là où Kondaurova, irréprochable interprète sans doute, dont chaque mouvement semble pensé et étudié avec goût, reste cette sublime image, d’où l’on peine à discerner le moindre défaut, inapte encore à briser la glace et à s’ouvrir à l’émotion, celle qui passe comme un souffle de la scène à la salle…

Et puis Tereshkina vint… et Tereshkina offrit tout ce qu’on peut rêver d’un Cygne venu du Mariinsky, celui que l’on aime d’amour et qui sait peut-être aussi nous décevoir à la hauteur de l’amour qu’on lui porte… Une technique d’une clarté et d’un brio inouïs qui peut sembler inhumaine à force d’être parfaite, un style raffiné, perceptible jusqu’à l’extrémité de son plus petit doigt (elle se permet même de nous livrer des développés seconde comme on n’en voit plus guère – d’un temps perdu d’avant Yulia Makhalina), mais aussi, et surtout, une sensibilité frémissante qui traduit par le mouvement la recherche constante de l’incarnation, que ce soit dans le rôle d’Odette ou dans celui d’Odile. Ce qui rend par-dessus tout sa prestation admirable, c’est qu’on sent constamment chez elle la volonté de transcender la technique – une technique dont on sait qu’elle ne doute pas un instant de l’accomplissement – pour parvenir à une vérité de l’interprétation et à l’expression de l’émotion. Son Cygne noir est une pure jouissance – jouissance de l’interprète, jouissance du spectateur -, l’exposition de la libido dominandi dans toute sa splendeur (comment le dire autrement ?), mais ne sacrifie pas pour autant à la seule virtuosité et aux seuls exploits gymniques ou athlétiques, répandus à peu près partout aujourd’hui dans le monde du ballet, et qui font le plus souvent office de travail artistique. Son Cygne blanc, vibrant, passionné, est à l’inverse proche de la brisure, d’un déséquilibre savamment contrôlé qui le rend tout à fait unique et personnel. Il parvient du reste à exister théâtralement et avec force jusqu’à l’ultime fin du ballet et ce n’est pas un mince exploit, à vrai dire, de rendre supportable le dernier acte, en blanc et noir, de ce Lac de Sergeev, qui reste toutefois une merveille de lisibilité et de cohérence esthétique.

On en oublie un peu le jeune Ivan Sitnikov qui faisait là des débuts prometteurs en Rothbart et Evgueny Ivanchenko, partenaire habituel de Viktoria Tereshkina dans ce même ballet. Celui-ci, avouons-le, n’est pas le plus exaltant des danseurs – son solo pâtit notamment d’une certaine lourdeur dans les réceptions -, mais sa noble réserve et un certain air de grandeur – à la Korsuntsev – le rendent toutefois juste et convaincant, à défaut d’être enthousiasmant, auprès d’une ballerine d’exception en route pour user d’ici quelques années tous les qualificatifs… Bien au-delà des sourires de convention, des lignes idéales et des poses photogéniques – quelle banalité ! – auxquelles on se limite bien souvent, faute d’autre nourriture, pour juger des prestations des unes ou des autres, Viktoria Tereshkina s’impose ici comme une grande, une vraie ballerine qui a su utiliser d’incroyables qualités naturelles non comme une fin en soi à exploiter sans limites, mais pour les dépasser et tenter de créer autre chose. Or, n’est-ce pas cela l’art ? Seule, elle a su briser la glace – celle qui ne fond qu’exceptionnellement – et rien que pour cela, on peut sabrer le champagne en son honneur…

En marge des trois rôles principaux, cette série de Lac des cygnes offrait dans les différents rôles de demi-solistes des distributions qui variaient peu d’une représentation à l’autre. Si la série des Belle au bois dormant a pu parfois laisser pour le moins perplexe sur ce plan – en voulant bien laisser de côté la fatigue évidente d’une fin de tournée délirante située en plein mois d’août – on ne saurait faire la fine bouche devant les distributions de ces Lac, prises dans le détail : chacun paraît ici parfaitement à sa place et dans son rôle et il n’y a simplement pas grand-chose à redire des différentes prestations individuelles ou collectives, qui respiraient toutes l’adéquation stylistique, ainsi que, en miniature, une véritable forme d’accomplissement artistique. Le Bouffon d’Andreï Ivanov, qui alternait avec Grigory Popov, est toujours vif, bondissant et des plus efficace dans ce petit rôle de bravoure et recueille sans peine les applaudissements et les rappels de l’auditoire. Le Pas de trois du premier acte était plus particulièrement digne d’éloges, réservant de merveilleux moments de danse, avec notamment Yana Selina, présente sur deux des trois représentations et évoquée pour sa danse incroyablement brillante et stylée (un saut délicat et une batterie de rêve comme on n’en voit plus guère !) jusque dans les colonnes des quotidiens généralistes anglais qui se limitent d’ordinaire à mentionner les premiers rôles. « Mr Fateyev, more power to Yana Selina, pleeeaaase !… » Les interprètes masculins, Maxim Zyuzin, Alexeï Timofeev ou Filipp Steppin selon les représentations, ont su également, chacun à leur manière, faire preuve d’une virtuosité non seulement remarquable, mais franchement enthousiasmante dans les variations de ce même Pas. L’impeccable quatuor des Petits Cygnes, formé d’Elena Chmil, Elisaveta Cheprasova, Valeria Martinyuk et Elena Yushkovskaya, était pour sa part d’une précision et d’une harmonie à couper le souffle lors de chaque spectacle, tandis que le divertissement du troisième tableau permettait d’admirer une série de danses de caractère pleines de vie et de flamme et dont au fond on ne parvient guère à se lasser : on aura là particulièrement goûté les prestations enthousiastes d’Islom Baimuradov et Alexandre Sergeev dans la Danse Espagnole, la Danse Hongroise, interprétée par Polina Rassadina et Karen Ioanissian, tous deux d’une folle élégance, comme venue d’un autre âge, ainsi que la Danse Napolitaine, menée par Anna Lavrinenko, en alternance avec Yana Selina, et surtout Alexei Nedviga, petit danseur à la mandoline d’une légèreté et d’une douceur admirables.

tereshkinaivanchenkoViktoria Tereshkina (Odette) et Evguéni Ivanchenko (Siegfried) © artifactsuite

Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – Soirée Fokine

 

Soirée Fokine
Le Spectre de la rose – La Mort du cygne – L’Oiseau de feu – Shéhérazade
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
2
7 décembre 2007

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Placée sous le signe d’une certaine nostalgie, celle du monde enchanteur et irrémédiablement disparu des Ballets Russes, la soirée Fokine proposée par la troupe du Mariinsky présentait lors d’une même soirée quatre ballets – dont trois ont fait l’objet de reconstructions récentes – probablement parmi les plus emblématiques du chorégraphe : pour commencer, Le Spectre de la rose et La Mort du cygne, œuvres brèves de nature impressionniste, puis, dans un effet de contraste et de crescendo dramatique, deux ballets narratifs pleins de bruit et de fureur, ancrés dans l’univers des mythes et des légendes, L’Oiseau de feu, tiré d’un conte russe et Shéhérazade, à l’argument emprunté aux Mille et une nuits. « A la recherche d’un temps perdu », pourrait-on ainsi inscrire en épigraphe à l’ensemble de cette programmation dédiée à Mikhaïl Fokine… Comme pour souligner à dessein ce passé que l’on s’apprête à ressusciter, le spectacle s’ouvre sur un majestueux rideau de scène bleu foncé, orné de lettrines inspirées des programmes des Saisons Russes, celles-là mêmes que le spectateur parisien découvrait il y a près de cent ans au Châtelet ou à l’Opéra.

A l’exception de La Mort du cygne, solo interprété pour la première fois par Anna Pavlova en 1907 sur la scène du Théâtre Mariinsky, les trois autres ballets de Fokine à l’affiche de ce programme furent tous créés en France, sous l’égide de la compagnie des Ballets Russes de Serge de Diaghilev : au Théâtre du Châtelet pour Shéhérazade en 1910, à l’Opéra de Paris pour L’Oiseau de feu la même année, enfin, au Théâtre de Monte-Carlo pour Le Spectre de la rose, qui vit le jour un an plus tard, en 1911. Du fait de la destinée itinérante des Ballets Russes de Diaghilev, puis de la révolution bolchevique qui éparpilla à travers le monde les artistes russes, ces œuvres ne firent leur retour que récemment au répertoire du Mariinsky, où elles donnèrent lieu à de fastueuses résurrections, comme seule la Russie est peut-être encore aujourd’hui capable d’en imaginer et d’en assumer. C’est Isabelle Fokine notamment, la petite-fille du chorégraphe, qui s’attacha, de manière quasi-archéologique, à faire revivre ce répertoire à Saint-Pétersbourg dans les années 90. En collaboration avec le danseur Andris Liepa, elle remonta ainsi Shéhérazade et L’Oiseau de feu qui purent faire leur entrée au répertoire du Mariinsky en 1994, dans des décors et des costumes d’Anna Nezhnaya et Anatoly Nezhny, inspirés des originaux signés entre autres de Léon Bakst. Quant au Spectre de la rose, toujours grâce à Isabelle Fokine, il fut remonté en 1997, dans les décors de Viacheslav Okunev et les costumes de Léon Bakst reproduits d’après ceux de la création.

La volonté de recréer et de faire revivre les joyaux du répertoire des Ballets Russes, en s’attachant à l’authenticité des reconstitutions, en premier lieu sur un plan formel, est perceptible dès le lever de rideau qui laisse découvrir un décor à la fois simple et raffiné, celui de la chambre, au charme romantique et désuet, de la rêveuse héroïne du Spectre de la rose. Vaslav Nijinsky et Tamara Karsavina ne sont plus là, mais aucun détail de la scénographie mythique n’a été oublié : la tapisserie ornée de fleurs aux tons pastels, les larges fenêtres ouvertes sur un ailleurs par lesquelles pénètre et s’élance le Sylphe, et la liseuse sur laquelle repose une jeune fille endormie, une rose à la main, vêtue d’une robe de bal immaculée qui la fait ressembler à une communiante. Le ballet de Fokine, inspiré d’un poème de Théophile Gautier adapté par Jean-Louis Vaudoyer, ne repose sur rien, ou sur presque rien, sinon sur quelques vers impressionnistes et une valse éculée de Weber ; il faut là tout le génie des interprètes pour parvenir à faire de cette chorégraphie autre chose qu’un numéro de pure virtuosité technique et dépasser la sentimentalité un peu mièvre qui l’imprègne, tout en conservant le primat de l’expressivité revendiquée par Fokine. Igor Kolb interprétait le rôle du Spectre aux côtés d’Irina Golub. A travers les souples ondulations de ses bras et de son torse, Kolb privilégie d’évidence l’expression dramatique plutôt que la virtuosité gratuite, mais sa danse, qui tend à sombrer dans une sensualité languide, manque toutefois de la puissance vénéneuse et sauvage que porte aussi cette créature surgie de nulle part qui vient hanter les rêves des jeunes filles en fleur. Irina Golub incarne en revanche une idéale héroïne romantique aux bras de Wili, découvrant, le regard candide et fasciné, l’ivresse du désir : un rien de doucereux et un certain air de pâmoison – façon le Bernin – donnent une tonalité quelque peu maniériste à la valse qui unit la Jeune Fille au Spectre, mais cette option stylistique paraît pourtant la plus à même de rendre compte d’une chorégraphie se donnant pour objet, en 1911 – la même année que Pétrouchka – de capturer l’esprit du romantisme perdu. A cet égard, on peut préciser que Fokine ne voulait pas de ports de bras classiques dans son ballet et, en lieu et place des strictes positions académiques, souhaitait au contraire que « les bras vivent, parlent et chantent ». Les sens épuisés par le parfum de la rose trouvent leur plus juste incarnation dans cette préciosité « fin-de-siècle ».

Au Spectre succédait, dans une esthétique impressionniste comparable, un autre « rien » chorégraphique, La Mort du cygne. Infiniment lointaine, Ulyana Lopatkina pourrait se contenter de n’être qu’un cygne marmoréen aux lignes idéales et d’un classicisme parachevé ; mais, infiniment proche, son cygne est avant tout empreint d’humanité et incarne jusqu’au dernier souffle musical, sans pathos – toujours à la limite de la brisure -, le combat de la vie contre la mort. Incomparable elle l’est incontestablement, quand, abandonnant son habit de cygne, elle quitte les cieux et redevient créature de la terre et des sens, en interprétant Zobéide, l’héroïne de Shéhérazade.

Uliana Lopatkina (Zobéide) dans Shéhérazade © Mark Olich

Avant Shéhérazade, scénographié dans le même esprit et le même goût pour une certaine flamboyance orientaliste, L’Oiseau de feu est d’abord un choc visuel. Aux antipodes des pastels et des tons doucereux de la chambre du Spectre, opposant au minimalisme dans lequel évoluait le Cygne mourant une richesse de couleurs, un faste de costumes et un ruissellement d’or et de pierreries absolument inouïs, le ballet de Fokine, chorégraphié sur la suite d’orchestre de Stravinsky, répond sans aucun doute à l’ambition d’un spectacle total qui « chante les transports de l’esprit et des sens ». Tirée d’un conte russe, l’intrigue de L’Oiseau de feu, mise au premier plan par Fokine, est en elle-même enivrante par l’imaginaire qu’elle véhicule et met en spectacle. Elle se déroule pour l’essentiel dans le jardin enchanté du sorcier Katschei, au milieu duquel se trouve un arbre merveilleux dont les pommes d’or renferment les belles princesses qu’il retient prisonnières. Le Prince Ivan-Tsarévitch, ayant pénétré dans le jardin lors d’une chasse, y capture l’Oiseau de feu qui, en échange de sa liberté, lui donne l’une de ses plumes magiques pour le protéger des enchantements du sorcier. Aidé par l’Oiseau, Ivan, tombé amoureux de Zarevna, l’une des princesses, combat alors Katschei en le faisant danser jusqu’à épuisement et délivre les jeunes filles en brisant l’œuf qui contient l’âme du sorcier. L’ultime tableau célèbre, en une apothéose d’allégresse, l’union d’Ivan et de la princesse. Ekaterina Kondaurova, éblouissante dans son tutu rouge sang orné de joyaux, incarne un Oiseau de feu de rêve, qui possède le rayonnement et l’éclat qu’on attend du rôle, sans jamais sombrer dans la vulgarité ou la mièvrerie. Outre sa personnalité scénique flamboyante, elle possède la vélocité et l’énergie qu’exige la chorégraphie, ainsi qu’une précision technique et une puissance phénoménales qui rendent son interprétation évidente. Kondaurova apparaît là bien plus fascinante que ne l’était Diana Vishneva – filmée au Châtelet en 2002 – à la danse plus légère et aérienne, mais cantonnée dans une interprétation jolie et charmante de l’Oiseau, sans la puissance fantastique dont ce dernier est porteur. Les interprètes des autres rôles sont aussi, signalons-le, bien plus convaincants ici que ceux « immortalisés » par une vidéo qui n’est pas non plus une grande réussite du point de vue de la réalisation. Dans le rôle du Prince Ivan, Sergeï Popov possède à la fois la noblesse et la simplicité naïve qui se prêtent à l’atmosphère onirique du ballet. Viktoria Kutepova, dont les longs cheveux roux et les lignes élégantes pourraient faire songer à quelque héroïne pré-raphaëlite, incarne, telle un archétype de conte, la fiancée russe idéale, subtil mélange de féminité souriante, de légèreté et de force sereine. Quant à l’inusable Vladimir Ponomarev, habitué de tous les rôles de caractère au Mariinsky, il sait puiser dans un imaginaire immémorial pour interpréter l’abominable sorcier Katschei, créature fantastique dont la monstruosité archétypique et spectaculaire n’a guère de mal à faire frémir. L’ovation réservée à Kondaurova, saluée comme il se doit par le public, ne saurait faire oublier le talent de ses comparses.

Shéhérazade, première vraie création des Ballets Russes, constitue, plus encore que L’Oiseau de feu, l’acmé chorégraphique et musicale de cette soirée. Ici, l’intrigue, très resserrée, inspirée des contes des Mille et une Nuits, semble secondaire, telle une toile de fond servant essentiellement à mettre en valeur la danse et les thèmes envoûtants de la musique de Rimsky-Korsakov. Comme dans L’Oiseau de feu toutefois, le rôle du corps de ballet, centré autour des Odalisques et des Esclaves du Harem, apparaît mineur : il ne constitue là que l’élément décoratif et pittoresque nécessaire participant à la fois du respect d’une narration minimale et de la fascination, portée par le ballet, pour un Orient mythique et fantasmé. Toute l’action et tout l’intérêt chorégraphique reposent en fait sur le personnage de Zobéide, favorite du sultan Shahriar, et sur celui de l’Esclave Doré, créés respectivement par Ida Rubinstein et Vaslav Nijinsky en 1910 : leur duo d’amour et de mort les entraîne, entourés des almées, des odalisques et des esclaves noirs, dans une sarabande frénétique, imprégnée d’une atmosphère où, là encore, « les parfums, les couleurs et les sons se répondent », que viendra interrompre la cruelle vengeance finale du Sultan. Ulyana Lopatkina, danseuse spiritualiste transfigurée ici en créature sensuelle à la plastique idéale et à la gestuelle serpentine, irradie littéralement dans le rôle de Zobéide, par une expressivité magnétique, toujours tempérée par un certain mystère, qui ne verse jamais dans le mauvais goût ou le kitsch que le cliché orientaliste attire irrésistiblement. Si l’esthétisme qui caractérise le ballet est ici honoré de la plus troublante des manières, dans un esprit un peu décadentiste, la danse n’en oublie pas de rester au service des émotions et n’est jamais sacrifiée à la pose « glamour ». Dans le rôle de l’Esclave Doré, Ivan Kozlov, venu du Ballet Eifman et depuis cette saison à l’effectif du Mariinsky en tant que partenaire de Lopatkina, ne possède en revanche pas la même séduction ambiguë. Son interprétation, solide mais monolithique et terre à terre, ne brille en effet pas par sa finesse ni sa subtilité et la puissance physique et scénique, impressionnante et sans apprêts, qu’il possède ne suffit pas à pallier l’absence de passion imprimée par sa danse, au demeurant irréprochable. Farukh Ruzimatov est loin désormais… Sur scène, puis au moment du triomphe, Lopatkina, souveraine et solaire, ruisselante et étincelante de pierreries dans son costume de bayadère, est alors désespérément seule et rejoint, comme en un cercle qui se refermerait sur lui-même, l’exil du cygne qu’elle n’a jamais cessé d’être.

Ekaterina Kondaurova (l’Oiseau de feu) © Mark Olich


Baden-Baden (Festspielhaus) – Tournée du Mariinsky – Casse-Noisette

Casse-Noisette
Ballet du Mariinsky
Baden-Baden, Festspielhaus
26 décembre 2007 (matinée)

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Lorsqu’en un jour de Saint-Etienne, on se retrouve à sillonner une Forêt Noire de carte postale dépeuplée de ses habitants, dont les seuls hôtes semblent être les corbeaux réunis au milieu des champs enneigés, on songe alors, comme une évidence, à se réchauffer d’une tasse de chocolat fumant dans une maison qui pourrait bien être celle des Stahlbaum. Si la réalité ne la fera point surgir derrière un sapin, c’est le théâtre, ce royaume des illusions, qui remplira pour nous cet office. Voici donc venue l’heure de Casse-noisette, la confiserie obligée de Noël, servi dans cet improbable théâtre qu’est le Festspielhaus de Baden-Baden – ancienne gare wilhelminienne reconvertie en salle de spectacle impersonnelle – qui accueille en cette fin de décembre le Ballet du Mariinsky, dont la venue régulière en ces lieux semble participer du prestige local et international d’une petite ville du Bade-Wurtemberg tout droit sortie d’un livre d’images.

Bien qu’il ait été monté à Léningrad en 1934, le Casse-Noisette de Vassili Vainonen ne peut être appréhendé véritablement, si l’on ne prend pas conscience du fil qui le relie à la tradition impériale inaugurée par Marius Petipa. Si le contexte soviétique a en effet transformé le prénom, jugé trop germanique, de Klara en celui, plus évocateur pour le nouveau public prolétarien, de Macha, ce Casse-Noisette a néanmoins été conçu dans un esprit de respect et de fidélité à l’égard de Petipa et de la tradition russe. Il paraît alors impropre de parler à son sujet d’une version, soviétique en l’occurrence, du ballet – au sens où on l’entend en Occident – car il ne s’agit pas là d’une vision chorégraphique, comme on a pu en élaborer tant depuis, et notamment dans l’univers anglo-saxon. Casse-Noisette, à la différence des autres grands ballets de Petipa, se présentait à l’origine comme un conte pour enfants – au demeurant plutôt inspiré du texte, moins sombre et plus aseptisé, de Dumas que de celui d’Hoffmann – interprété de surcroît par des enfants: en 1892, le rôle de Klara était tenu par une élève de l’Ecole du Ballet Impérial et, parmi les personnages d’importance, seul le rôle de la Fée Dragée était attribué à une danseuse du Théâtre Impérial. Le ballet de Vainonen affiche lui aussi, et au premier chef, cette ambition d’un conte chorégraphique destiné avant tout aux enfants. On peut d’ailleurs signaler qu’à l’heure actuelle, en-dehors des tournées où il est dansé par les artistes de la compagnie, à Saint-Pétersbourg, ce sont les élèves de l’Ecole Vaganova qui le dansent et l’interprètent, la troupe ayant à présent inscrite à son répertoire, depuis 2001, la version montée par Kirill Simonov et Mikhaïl Chemiakin. C’est peut-être d’ailleurs par là que ce Casse-Noisette peut aujourd’hui laisser sur sa faim le spectateur: sucrerie en pain d’épices à l’imaginaire ancré dans le seul monde de l’enfance et des jouets, dépourvue de toute ironie et de toute forme de second degré, l’œuvre semble se prêter davantage à une interprétation d’école qu’à une interprétation de troupe.

Aux yeux du spectateur de 2007, et plus spécifiquement de l’Occidental souvent habitué à voir de fastueuses productions chorégraphiques – au risque parfois d’oublier la danse au profit de l’emballage -, le Casse-Noisette de Vainonen aura également de quoi surprendre par sa simplicité, une simplicité revendiquée comme principe à la fois esthétique et dramatique. Les décors sont essentiellement symboliques et évocateurs d’un milieu et d’une atmosphère ; ils font appel aux poncifs iconographiques des livres pour enfants et ne sont certes pas conçus pour créer un effet de sidération sur le public. Le premier tableau, tout de rose vêtu, entre chapiteau de cirque et œuf de Fabergé (en version prolétarienne plutôt qu’impériale toutefois…), reste plaisant : le décor, les costumes dépareillés, presque intemporels, et le sapin de fête foraine accentuent le côté très théâtralisé d’un ballet qui devient alors une sorte de Punch and Judy Show à la russe. Le monde du rêve est illustré par la suite de manière très conventionnelle : une chambre de style vaguement Biedermeier réduite à sa plus simple expression – le joli petit lit à baldaquins de Macha -, puis la forêt nocturne de la Valse des Flocons. Le troisième acte peine toutefois à émerveiller – cette fois la saturation de rose finit par écoeurer – et ne peut que décevoir celui qui a pu admirer les dessins des décors de 1892 : décidément, Konfiturembourg n’est plus ce qu’il était… En revanche, si la scénographie (on éprouve quelque difficulté à employer ce terme !) n’est pas des plus exaltantes, l’intrigue, structurée en trois tableaux, est d’une lisibilité divine, et met parfaitement en évidence, sans prétention démonstrative toutefois, le caractère initiatique de tout conte et la part d’inconscient que ceux-ci révèlent. Quant à la chorégraphie, loin d’une virtuosité baroque et boursouflée à la Noureev, elle brille, par son évidence musicale, comme l’écrin destiné avant tout à révéler le grand style aristocratique porté par la tradition du Mariinsky.

Casse-Noisette © Natasha Razina

Ekaterina Osmolkina, distribuée dans le rôle principal, n’est peut-être pas a priori l’interprète idéale de Macha, comme peut l’être une Evgenia Obraztsova aujourd’hui ou comme pouvait l’être une Larissa Lezhnina il y a quelques années. Cette soliste, qui brille notamment dans le rôle princier de Gamzatti, est en effet, plus qu’une actrice ou une personnalité scénique qui charmerait spontanément, une parfaite styliste qui illustre de superbe manière ce que peut être encore aujourd’hui l’école de Saint-Pétersbourg. Sa pantomime est éprouvée et d’une justesse étudiée jusque dans le moindre détail, mais elle manque d’un certain naturel et reste malgré tout conventionnelle : l’émotion n’affleure pas, et tel ne semble d’ailleurs pas son but. On peut d’ailleurs la louer de ne pas chercher à compenser le côté très intellectuel de sa danse ainsi qu’un physique très sophistiqué qui n’évoque pas d’emblée l’enfance, par des minauderies et un surjeu qui paraîtraient là insupportables ou inappropriés. Un modèle d’élégance et de bon goût donc, que l’on retrouve dans sa danse, irréprochable de bout en bout et dont la pureté académique culmine dans le Grand Pas de deux final, transformé en un Pas de six, où viennent s’adjoindre au partenaire principal quatre autres danseurs soutenant successivement la ballerine, dans une une sorte de variation chorégraphique sur le thème de l’Adage à la Rose. La technique, magistrale, intégrée, digérée comme une seconde nature, mais jamais assenée au public de manière agressive comme s’il s’agissait là d’un numéro de cirque, s’oublie et disparaît alors au profit des seules qualités musicales et stylistiques portées ici à leur paroxysme.

La véritable découverte de ce Casse-Noisette a toutefois été, au pays où les ballerines sont reines, celle de Vladimir Shklyarov dans le rôle du Prince Casse-Noisette. Les princes ne sont ordinairement pas notre fort : fades ou béats, il leur manque presque toujours quelque chose… Point de ces défauts chez Shklyarov qui, outre ses qualités de partenariat, possède à la fois la puissance et l’élégance, l’élévation et la précision, la noblesse et l’humanité, et par-dessus tout le panache qui en font un héros digne de ce ballet. Bref, on veut bien retourner en enfance pour ce prince-là, un prince juvénile et attachant – un vrai prince charmant! – qui a tous les talents d’un Sarafanov sans en avoir les travers…

D’autres artistes ont pu s’illustrer dans les nombreux petits rôles qu’offre le ballet. On mentionnera en particulier, dans le premier acte, Polina Rassadina, interprète féminine, d’une fraîcheur confondante, du rôle de Franz, le petit frère de Macha, ainsi que Maxim Zyuzin et Grigory Popov, virtuoses marionnettes – le premier est Arlequin, le second Maure ou Circassien – du petit divertissement offert par Drosselmeyer. Ce personnage, interprété par Piotr Stasiunas, se rapproche ici davantage d’une figure de savant original et bienveillant que d’une créature fantastique et troublante. On ne percevra nulle trace d’ »inquiétante étrangeté » chez ce héros-magicien plus inspiré par Dumas que par Hoffmann. Magie blanche contre magie magie noire : tous les effets grotesques (poussés à leur paroxysme chez le très hoffmannesque Drosselmeyer d’Anton Adasinsky dans la version de Simonov-Chemiakin) sont gommés au profit d’un mime juste, mais sobre et toujours tempéré : on mesure là aussi tout ce qui peut séparer esthétiquement le Mariinsky du Bolchoï, où le jeu des interprètes est beaucoup plus appuyé et théâtral. Dans le troisième acte, les danses de caractère se révèlent particulièrement séduisantes – comme c’est souvent le cas avec les compagnies russes – grâce à des interprètes au style toujours adéquat. La Danse Chinoise notamment, interprétée avec beaucoup de finesse par Yulia Kasenkova et Islom Baimuradov, ainsi que le Trepak, enlevé littéralement par Polina Rassadina, Maria Lebedeva et le très virtuose Grigory Popov, en ont été les meilleurs moments.

Comment toutefois terminer ce compte-rendu sans mentionner ce qui est à l’évidence, en marge et en contrepoint des deux solistes principaux, le héros le plus marquant – digne de tous les éloges et de toutes les admirations – du spectacle, à savoir le corps de ballet du Mariinsky ? Que ce soit dans la Valse des Flocons, et plus encore dans la Valse des Fleurs, on découvre – ou on redécouvre – et on comprend enfin en le voyant toute la profondeur de l’expression « corps de ballet » : des membres qui dansent à l’unisson comme s’ils n’étaient qu’un seul être. La Valse, pas plus exercice de virtuosité qu’épreuve d’athlétisme, se met soudain – et quelle surprise! – à obéir à une seule loi, celle de la musique: danse d’envol pour les Flocons, danse terrestre pour les Fleurs. Pas un seul port de bras, pas un seul cambré, pas une seule arabesque en décalage ne vient brouiller la vision de ces ensembles d’une harmonie et d’une poésie parfaites qui, dans leur fascinante géométrie, s’ouvrent et se ferment toujours à point nommé. Si l’on peine à déceler la moindre approximation dans ceux-ci – en-dehors des deux Flocons, Anastasia Kolegova et Ekaterina Kondaurova, idéalement associées pour la parenté de leur physique et de leur style, mais très légèrement décalées – , on est par-dessus tout séduit et emporté par leur musicalité. La danse ne fait ici que répondre, par une sorte d’évidence esthétique, à la beauté de la partition : nulle sensation d’effort ou d’énergie déplacée ne transparaît alors. Là est le trésor incommensurable d’une compagnie, là réside la magie d’un Casse-Noisette d’un autre temps et d’un autre monde, qui n’a ni l’excuse du minimalisme revendiqué ni celle du grand spectacle à l’anglo-saxonne, et qui ne brille que par la seule force et la seule grandeur de la danse et de ses interprètes. Ce qui reste quand on a tout oublié.

Ekaterina Osmolkina (Macha) et Vladimir Shklyarov (le Prince) © artifactsuite