Londres (Royal Opera House) – Tournée du Mariinsky – Anna Karénine

Anna Karénine (Chédrine / Ratmansky)
Londres, Royal Opera House
10 août 2011

Cette année, le Mariinsky célébrait à Covent Garden le cinquantième anniversaire de sa première tournée occidentale. Pour l’occasion, la troupe de Saint-Pétersbourg mettait les petits plats dans les grands en offrant au public une programmation riche et variée, comportant six affiches différentes, dont deux grandioses soirées mixtes, et des distributions qui se voulaient particulièrement soignées. Il est vrai qu’il lui fallait rattraper la dernière tournée de 2009, jugée quelque peu en demi-teinte par une partie de la presse et des balletomanes, et, surtout, succéder comme il se doit au Bolchoï, omnipotent à Londres comme partout ailleurs, et souvent plus à même aujourd’hui d’enthousiasmer les foules. On retrouvait ainsi, aux côtés des figures les plus emblématiques de la compagnie, telles qu’Ouliana Lopatkina, Diana Vichneva, Igor Kolb et Igor Zelinsky, la jeune garde déjà triomphante, avec notamment Viktoria Tereshkina, Vladimir Shklyarov et Ekaterina Kondaurova, tous trois particulièrement mis à l’honneur lors de ces trois semaines de tournée. Petite cerise sur le gâteau d’anniversaire, un invité américain de choix, en la personne de David Hallberg, principal à l’ABT, venait compléter la liste des solistes.

Une fois n’est pas coutume, une création récente figurait parmi les traditionnels blockbusters prisés des spectateurs et, plus encore, de Lilian et Victor Hochhauser, les deux éternels imprésarios des tournées des compagnies russes au Royaume-Uni, peu réputés d’ordinaire pour l’audace de leurs programmations estivales. Entre les classiques éprouvés de Petipa, Fokine, Balanchine et Robbins, le public londonien a donc pu découvrir l’Anna Karénine d’Alexeï Ratmansky, créé – ou plutôt recréé – en 2010 pour le Ballet du Mariinsky, à partir de la partition composée en 1972 par Rodion Chédrine pour un ballet éponyme avec Maïa Plissetskaïa.

Le roman de Tolstoï est « hénaurme », l’adaptation chorégraphique qu’en propose Ratmansky réussit la gageure de le faire tenir en deux actes et quatre-vingt cinq minutes à la fois très denses dans la composition et très filmiques dans l’écriture, en s’en tenant à quelques épisodes emblématiques et chorégraphiquement exploitables. Passé le prologue un peu facile en forme de retour anticipé sur la mort d’Anna, tout commence avec la première rencontre de l’héroïne et de Vronsky dans un train en partance pour Moscou, jusqu’à leur escapade interdite à Venise et au suicide final de l’héroïne sous les roues d’un train. On a beau voir beaucoup de monde évoluer sur scène – presque trop dans le premier acte pour que celui-ci soit toujours parfaitement lisible (bon, on n’est pas non plus obligé d’arriver vierge de toute culture livresque au ballet…) -, Ratmansky semble tout de même se préoccuper davantage de mettre au centre de la narration le triangle amoureux formé par Anna, son mari et son amant, et le conflit que celui-ci engendre, que de peindre une grande fresque romanesque et sociale immédiatement séduisante, tout en dentelles et en taffetas virevoltants. Les personnages de Levin et de Kitty qui, dans le roman, évoluent en contrepoint du couple tragique de Vronsky et Anna, en sont réduits à de courtes apparitions, presque anecdotiques, à l’instar d’autres protagonistes, aux contours également peu marquants. Les divers épisodes sont brefs, enchaînés sans véritable pause et de manière presque cinématographique, grâce à un dispositif scénique circulaire, ingénieux et plutôt efficace, sur lequel sont projetés des vidéos, destinées à planter pour chaque scène un décor symbolique. Le seul détail un tant soit peu spectaculaire est la présence, en forme de leitmotiv, d’un train mobile qui expose au public les personnages lors de leurs diverses pérégrinations. Cette scénographie en clair-obscur, tout à la fois sophistiquée et épurée, nous plonge en réalité davantage dans l’atmosphère d’une tragédie classique au déroulement inexorable que dans celle d’un grand roman épique et foisonnant. Tout au plus peut-on souligner la beauté des costumes de Mikael Melbye, dont la sobre élégance ne fait que sublimer un peu plus les silhouettes aristocratiques des danseurs du Mariinsky.

L’idée est sans doute un brin iconoclaste, tant Ratmansky est par ailleurs chorégraphe en vue et de talent, mais durant ces deux actes, qu’il n’arrive même pas à nous rendre ennuyeux, on en vient souvent à regretter le charme un peu passé, et bien plus pauvre en moyens scéniques, de la version psychiatrique de Boris Eifman, il est vrai conduite par un patchwork de pièces de Tchaïkovsky autrement plus appréciables que la pompe soviétique de Chédrine. Là où Eifman réussissait à tirer du roman tout son symbolisme – certes schématique, mais c’est un ballet que diable! – en construisant des scènes fortes, lisibles et subtilement alternées, Ratmansky nous offre une oeuvre sans climax qui, chorégraphiquement, ne décolle jamais vraiment, empêtrée qu’elle est dans la musique lourdingue et suintante d’académisme de Chédrine. S’il est sans doute plus à l’aise dans la comédie, l’humour distancié ou le maniement du clin d’oeil, le drame le rend en revanche terriblement terre-à-terre, le privant de l’imagination brillamment délurée à l’oeuvre dans l’excellent Petit Cheval Bossu, chorégraphié sur une autre partition de Chédrine, qui passe du reste beaucoup mieux auprès du spectateur. Dans certains tableaux-clé de l’acte II – on pense à la course hippique à laquelle participe Vronsky à Krasnoe Selo et durant laquelle il se blesse, ou encore à la sublime entrée d’Anna au théâtre dans la robe rouge de la femme adultère face à un public aux allures de tribunal -, on caresse un temps l’espoir d’une possible sortie du tunnel (si l’on peut dire), mais las! les scènes en question ont à peine commencé qu’on a déjà filé vers la suivante. Si cet ensemble de « flashs » est destiné avant tout à refléter les tourments intérieurs d’Anna, son enfermement progressif et inéluctable, alors oui, sans doute, d’un point de vue strictement psychologique, l’oeuvre est-elle réussie. Mais l’on aurait aimé que le corps de ballet soit davantage – et surtout mieux – sollicité dans la construction du drame et des conflits sociaux qu’il fait naître – tout de même pas un point de détail chez Tolstoï.

Il reste alors à admirer les interprètes, dans un registre inédit pour la plupart d’entre eux, tout en regrettant que des artistes aussi exceptionnels n’aient pas autre chose à se mettre sous le pied. Ouliana Lopatkina prouve dans le rôle-titre qu’elle est non seulement une styliste classique incomparable, une interprète d’un lyrisme intense dans les ballets purement pétersbourgeois, mais aussi une prodigieuse actrice, d’une grande distinction et maturité dramatique. Son jeu, plein de nuances dans l’expression de l’amour maternel comme de la passion, n’en rajoute pas non plus dans l’hystérie que le personnage d’Anna attire de lui-même. Youri Smekalov, plus coutumier du style néo-classique en tant qu’ancien soliste du Ballet Eifman, porte de son côté le ballet de Ratmansky à bout de bras. Du haut de son physique renversant, fin, délié et athlétique, il impressionne par sa stature dramatique, qui vaut largement celle des étoiles des grandes compagnies européennes rodés au répertoire néo-classique, et par sa danse impeccable, à la fois puissante et ciselée. Placé dans l’ombre du duo principal, Islom Baimuradov, merveilleux danseur de caractère, impose sa silhouette sombre et pathétique dans le rôle théâtral de Karénine. A ce duo, à ce trio, on aimerait voir confié un ballet dramatique de plus de poids et d’envergure, un Onéguine, une Dame aux camélias… qui, à coup sûr, nous promettrait vraiment le grand soir!

De Cranko ou de MacMillan, les maîtres du ballet dramatique, Ratmansky a gardé les défauts – l’absence de mise en valeur et de défi adressé au corps de ballet (quel dommage avec une compagnie pareille!) – sans en retrouver l’essence – la force inoubliable des soli ou des pas de deux comme reflets des passions humaines. Tout cela a finalement l’air d’une oeuvre de commande écrite à la va-vite, habilement cousue, mais de manière formelle et contrainte. Anna Karénine n’est certes pas un mauvais ballet, mais il n’est pas pour autant un grand ballet – ou le grand ballet qu’il devrait être. Triste époque néo-classique qui nous condamne sempiternellement à la nostalgie.

Rueil-Malmaison – Ballet Eifman – Anna Karénine

Anna Karénine (Boris Eifman)
Ballet Eifman
Rueil-Malmaison, Théâtre André Malraux
14 novembre 2008

La critique complète et illustrée sur Dansomanie

Le Théâtre de Rueil-Malmaison accueillait récemment, pour une unique représentation, le Ballet Eifman, avec l’une des dernières créations de la compagnie, Anna Karénine, d’après le roman de Léon Tolstoï.

Bien que la troupe se produise régulièrement en France – dans des lieux hélas pas toujours à la hauteur de sa renommée internationale -, le Ballet Eifman de Saint-Pétersbourg reste peu ou mal connu dans nos contrées, peut-être parce qu’il résiste invariablement aux étiquettes qu’on aime à conférer ici aux artistes. Fondée en 1977 par Boris Eifman, son directeur et unique chorégraphe, la compagnie représentait alors, dans l’URSS de l’époque, une volonté marquée d’indépendance artistique et de rupture avec les règles strictes héritées de la tradition académique russe. Pour un spectateur occidental, a fortiori français, elle se pare toutefois d’une image bien différente dont témoignent le langage et le style développés au travers des chorégraphies qu’elle possède à son répertoire. Etrangère aux errements d’une certaine danse contemporaine, délibérément coupée de toute histoire et de toute tradition, et aboutissant à l’aporie ultime de la « non-danse », la compagnie de Boris Eifman, en dépit d’un style unique et très personnel, aurait ici presque des airs de compagnie de ballet classique. Les danseurs sont tous issus des meilleures écoles de danse académique russes, l’exigence physique, technique et théâtrale y semble poussée jusqu’à son paroxysme, la forme du ballet narratif enfin, tout en explorant de nouvelles voies, s’impose comme l’une des assises principales du travail chorégraphique de Boris Eifman.

Anna Karénine, ballet créé en avril 2005 à Saint-Pétersbourg, paraît à cet égard tout à fait emblématique de la manière d’Eifman. Le sujet en soi n’est pas neuf, et le roman de Tolstoï avait donné lieu précédemment à une célèbre adaptation chorégraphique montée au Bolchoï en 1972 par Maïa Plissetskaïa sur la musique de Rodion Chédrine, ou encore à une version plus récente, signée Alexeï Ratmansky, chorégraphiée pour le Ballet Royal du Danemark en 2004. En reprenant la source intarissable des histoires et des passions russes, Eifman réaffirme un goût marqué pour les sujets nationaux en même temps que pour les récits porteurs en creux d’un drame psychologique. C’est du reste cet aspect-là du roman qui est mis en valeur et exploité dans son adaptation chorégraphique. Loin de proposer une illustration fidèle et réaliste de ce roman-monde, autant que roman-monstre, qui multiplie les personnages et les événements, Eifman refuse de céder au pittoresque décoratif de l’adaptation romanesque et se concentre exclusivement sur l’expression de la passion au travers de la peinture de la relation adultérine entre Anna et Vronsky. Le ballet fait alterner, tout au long de ses deux actes, les scènes intimes – solos lyriques et pas de deux expressionnistes mettant aux prises les héros du drame -, et les scènes d’ensemble, où l’on retrouve un corps de ballet chargé le plus souvent d’incarner collectivement une société conventionnelle qui rejette une passion hors-norme. La dimension symbolique et psychologique du drame est ainsi toujours privilégiée par rapport à l’aspect strictement factuel de l’intrigue. Sur le plan musical, la recherche du symbolisme au détriment d’un certain réalisme narratif est perceptible au travers de la partition illustrative, constituée d’un collage de diverses pièces de Tchaïkovsky. Le recours notamment au poème symphonique Francesca da Rimini – avec sa référence à l’héroïne adultérine de l’Enfer de Dante -,  associé à l’ouverture-fantaisie Roméo et Juliette et à la Symphonie n°6 « Pathétique » n’a évidemment rien d’innocent, les trois partitions fonctionnant aussi comme des leitmotivs symboliques et fortement évocateurs à l’échelle de l’oeuvre.

L’œuvre d’Eifman s’ouvre, au son de la Sérénade pour cordes (qui rappelle un autre fameux ballet), sur l’image du fils d’Anna, vêtu d’un costume marin, jouant sous les yeux de sa mère avec un train miniature, motif récurrent annonciateur du dénouement tragique, tandis que le drame de la passion est exposé dès le second tableau, une scène de bal au cours de laquelle a lieu la rencontre amoureuse, soudaine et fatale comme il se doit. Le trio tragique se met en place, théâtralisé à outrance par un mouvement qui conduit alors inexorablement, dans une atmosphère d’une obscurité grandissante, Anna vers Vronsky, tout en l’éloignant de Karénine. Tout le ballet est dans ce triangle amoureux qui se resserre jusqu’à l’issue fatale, toute sa force réside en lui, et à cet égard, on pourra regretter que les tableaux d’ensemble, visuellement très réussis malgré une scène étroite et peu profonde, guère apte de ce fait à les mettre en valeur, soient réduits à une simple fonction décorative et esthétique, ressassant au fond le même message quelque peu stéréotypé sur la pesanteur des conventions sociales et l’oppression de l’individu par la collectivité. Le leitmotiv narratif et symbolique de la danse macabre, utilisé dès la scène de bal inaugurale, puis repris de manière parodique et grinçante dans le deuxième acte, sous la forme d’une inquiétante fête vénitienne, souligne toutefois la solidité de la construction chorégraphique, en même temps qu’il se révèle d’une belle efficacité spectaculaire et dramatique.

Les pas de deux, nombreux, enflammés jusqu’aux limites de l’érotisme scéniquement représentable, rythment la narration et constituent au sein du ballet des moments de tension dramatique en même temps que des sommets chorégraphiques, d’une exigence inouïe tant du point de vue technique et physique que du point de vue de l’expressivité théâtrale. La sensualité et l’érotisme des situations sont cependant constamment mis à distance : l’élégance hiératique des danseurs y est pour beaucoup, conjuguée à la stylisation et à la recherche d’abstraction qui président à l’écriture chorégraphique. Si un nom vient immédiatement à l’esprit, bien que l’on perçoive ici les choses de manière encore plus paroxystique, c’est peut-être celui de Kenneth MacMillan, dans l’œuvre duquel on retrouve le même intérêt pour la psyché et les drames se jouant au fond de l’intériorité humaine, et, sur le plan formel, une virtuosité comparable dans les portés et les pas de deux. Ceux-ci sont chargés, dans la chorégraphie d’Eifman, non pas tant de « raconter » que de mettre en valeur les affres de la passion, au point du reste de faire glisser l’œuvre vers une forme d’abstraction psychologique. Anna n’est alors plus Anna, mais bien l’essence universelle de la passion, en tant que symbole de déraison, d’enfermement et finalement de mort. La mise en scène du suicide, dans l’obscurité et rythmée par le bruit d’un train à vapeur, est en revanche d’une sobriété, toute théâtrale, qui tranche avec la sophistication, voire le maniérisme stylistique, des différents tableaux qui précèdent. L’effet en est alors d’autant plus saisissant.

Les interprètes d’Anna Karénine n’ont probablement rien à envier aux étoiles des plus grandes compagnies classiques, compte-tenu de surcroît du caractère virtuose et expressionniste de la chorégraphie d’Eifman. Les corps longilignes des danseurs, sinueux, flexibles, plastiques, et naturellement lyriques – en un mot tellement russes – sont du reste sublimés par les costumes sobres et élégants, à l’esthétisme étudié, de Viacheslav Okunev, dont le travail est d’évidence très éloigné de toute recherche de pittoresque. Parmi les solistes, Nina Zmiievets dans le rôle-titre montre une présence saisissante et une puissance dramatique qui ne faiblit pas un seul instant. Outre un physique impressionnant – à l’image du reste de tous les danseurs de la compagnie -, elle possède le tempérament de feu qui sied à l’héroïne de Tolstoï, allié à une allure d’une froide élégance, qualités qui lui permettent de transcender à la fois l’érotisme suggéré par les duos et la trivialité des situations qu’Eifman choisit de mettre en scène, qui pourraient faire de cette adaptation chorégraphique une œuvre sinon racoleuse, du moins quelque peu démagogique. Sergey Volobuiev incarne de son côté un Karénine mélancolique et désespéré, dont la relative ressemblance physique avec Oleg Gabyshev en fait une sorte de double inversé, ou de double de l’ombre, du lumineux et charismatique Vronsky. Légers et athlétiques, félins et puissants, les deux danseurs font successivement assaut de virtuosité. Le corps de ballet enfin est un miroir collectif de ses solistes : d’un investissement dynamique sans faille et d’une beauté presque inhumaine.

Les partis-pris adoptés par Boris Eifman à l’égard du roman de Tolstoï restent évidemment discutables – mais quelle adaptation ne suscite pas de légitimes réserves? –, et l’on peut bien sûr penser qu’il en réduit singulièrement le propos au point de n’en faire qu’un prétexte à la mise en scène d’une danse expressionniste, d’une théâtralité exacerbée, reprise inlassablement, avec parfois les mêmes procédés, d’œuvre en œuvre. Pourtant, bien au-delà de la qualité de ses interprètes, le spectacle, porté par la puissance d’un style personnel, résiste avec éclat et jamais l’ennui ou l’impatience n’ont le mauvais goût de pointer le bout de leur nez. Décidément, que vous êtes loin, camélias fanés et taffetas empesés !… La narration n’apparaît pas ici comme un horizon sclérosant, propice à un « kitsch » scénographique, mais plutôt comme un principe architectural, dont le ballet, avec ses moyens propres, cherche à mettre en valeur le caractère symbolique et archétypal. Tout cela ressemble au fond à une magistrale leçon de chorégraphie pour une époque nostalgique du ballet d’action…