Paris (Opéra Garnier) – Hommage à Jerome Robbins

Hommage à Jerome Robbins
En Sol / Triade / In the Night / The Concert
Ballet de l’Opéra de Paris
Paris, Opéra Garnier
27, 28 avril et 4 mai 2010

On se rappelle – ce n’est pas si ancien! -, le spectacle-hommage à Jerome Robbins avait ouvert en grande pompe la saison 2008-2009. Dans l’ensemble, un souvenir agréable, à défaut d’être impérissable. C’était le début de la saison, ramenant avec lui son lot d’espoirs, et la troupe, de retour de vacances, semblait alors en pleine forme. Il est vrai qu’elle n’avait pas dansé depuis nombre d’années les ballets de Robbins – dont elle était jadis si familière -, et que l’affiche permettait de renouer avec quelques belles soirées d’antan – un passé, pas si enfoui, où le nom du chorégraphe figurait très régulièrement, et pour le meilleur, à l’affiche de l’Opéra parisien. Une création de l’habile Millepied venait par ailleurs pimenter un classique programme d’hommage, tandis que le New York City Ballet se produisait presque au même moment, avec des succès inégaux, dans la salle de l’Opéra Bastille, redonnant peu ou prou le goût du combat à une compagnie parisienne en sérieux manque de flamme et de direction enthousiasmante. Bref, de part et d’autre, l’envie était là, doublée de l’indispensable fraîcheur physique, toutes conditions réunies pour faire de cette affiche une réussite, par-delà des distributions, comme d’ordinaire, plus ou moins satisfaisantes.

Repris à l’identique un an plus tard, le programme peine à susciter le même intérêt. Certes, après le Siddharta formaté et prétentieux du chorégraphe officiel de la nation, le spectacle Robbins signe le retour éclatant à une certaine simplicité esthétique, non dénuée de raffinement pittoresque, dans laquelle le travail chorégraphique parvient à se fondre et à s’épanouir harmonieusement. Ici, au moins, on ne se sent pas obligé de dire « ah oui! les lumières sont jolies… », « tiens, voilà Le Riche », « c’est Renavand, la fille en rouge? », pour s’excuser de ne rien apprécier d’autre, à commencer par tout le reste. Néanmoins, restituée dans un contexte plus général, la reprise de Robbins ne fait que confirmer, avec un soupçon d’évidence regrettable, les errements d’une compagnie, dont on peine franchement à saisir le sens et la portée artistiques – à long terme – des programmations successives. Ainsi, entre une création mainstream et inoffensive, pur objet marketing (camouflé sous un propos esthétisant et une philosophie de classe terminale) obéissant cyniquement à toutes les sirènes de l’air du temps, une reprise  strictement efficace d’un programme mixte récent, proposé sans la moindre nouveauté (d’autant moins compréhensible ici que la compagnie possède plusieurs merveilleux ballets de Robbins à son répertoire), et une nouréeverie obligée qui ravira bien sûr petits et grands, l’Opéra de Paris fait comme s’il ne se préoccupait pas d’autre chose que de programmer du spectacle de divertissement labellisé « de qualité », destiné à un « public d’adultes urbains et responsables », sans autre vision mirifique que celle de la rentabilité immédiate – financière et médiatique. Celle-ci, il est vrai, est largement soutenue par un tourisme de masse florissant, permettant sans peine de remplir raisonnablement les salles, quel qu’en soit le programme. Pourquoi changer une formule qui gagne? Chez Preljo, devenu cet enfant gâté au souffle court à force de moyens écoeurants, un titre de ballet à résonance littéraro-mystico-ethnique, quelques gimmicks habiles, un lighting designer de talent, une quinzaine (tout au plus) de pas ressassés durant 1h40, et un casting choisi d’éphèbes (de ceux qu’on dit puissants à Paris) suffisent amplement à emballer l’affaire – probablement sans lendemain – auprès de quelques Parisiens… Quant à Robbins le New Yorkais, la publicité nous le martèle, l’Opéra de Paris était sa deuxième maison (comprenez, sa première), justifiant de fait l’urgence d’une reprise… Bref, en ce mois d’avril plus que printanier, avant le retour d’une Bayadère courue d’avance, le Palais Garnier se (re)donne plus que jamais des airs de Disneyland culturel, pris d’assaut par les American Friends of Paris

Du spectacle Robbins un an après, on dira trivialement que la compagnie fait son boulot, et qu’elle le fait raisonnablement bien, dans  ce répertoire néo-classique qu’elle connaît sur le bout des doigts, sans que la passion soit pour autant au rendez-vous.  Lassitude des uns ou des autres, hasard de distributions en demi-teinte, niveau d’exigence accru… Qui sait? Un peu de tout cela sans doute, mais  force est d’avouer que les hauts et les bas de la troupe, confrontée à un répertoire qui lui demeure malgré tout ordinaire, sinon naturel, nous ont paru plus sensibles ou plus évidents cette année. On a ainsi pu assister à trois soirées, offrant chacune des distributions aussi différentes et hétérogènes en interprètes qu’en qualité d’interprétation, et laissant apparaître, par-delà l’intérêt sans doute variable des oeuvres composant l’affiche, des visages très contrastés de la compagnie, du très réjouissant au franchement décevant… Instructif, on dira…

En Sol © Christian Leiber

En Sol (In G) semble un ballet plutôt anecdotique dans l’abondante production de Robbins, en dépit de la plaisante (mais peut-être pas inoubliable) partition de Ravel, aux accents jazzy et gershwinesques. Le premier mouvement possède un je-ne-sais-quoi de frais et d’enthousiasmant, avec son décor naïf et lumineux de carton-pâte, et ses costumes rayés, signés Erté (pas toujours très  seyants sur les physiques assez compacts des ballerines de l’Opéra), célébrant la plage, le soleil et les bains de mer chics, version Hollywood ou Années Folles. On pense au Train bleu, de Bronislava Nijinska, sans le côté ouvertement théâtral et satirique de cette dernière pièce. On pense aussi à Rubis, pour le côté Broadway revisité par le néo-classicisme, dans une version plus douce, un brin « chill-out ». En revanche, le mouvement central s’avère décevant, avec son interminable pas de deux, peu motivé, où le second degré rose, vert et bleu nunuche qui innerve les ensembles se dilue dans l’esprit de sérieux et un académisme douteux, en sages costumes de bain blancs sur un fond bleu marine. Un  cadre idéal pour la revue Atmosphères, aseptisé et ennuyeux comme une piscine, et qui n’accepte pas la moindre scorie de la part des interprètes. Le dernier mouvement renoue certes avec l’humour de l’ouverture, mais sans étonner vraiment. On a simplement l’impression de se retrouver face à une énième redite américaine de Balanchine, et même du Balanchine le plus poussif. Difficile à cet égard de faire abstraction de la date de cette création – 1975! –, destinée initialement à de grands interprètes (Suzanne Farell et Peter Martins), mais qui sent peut-être son exercice de style un peu nostalgique. Pastiche à l’humour jazzy, En Sol reste aussi caricaturalement russe, frontal et démonstratif à l’excès : une série de tours piqués – entre deux déhanchés blue-bell girls -, une coda qui s’emballe, trois petits sauts et puis s’en vont… C’est sûr, ce n’est pas le Robbins que l’on préfère, pas le plus caractéristique non plus…

Côté interprètes, le couple formé de Marie-Agnès Gillot et Karl Paquette ressemble à une épreuve de force, et tout cela est malheureusement assez éprouvant à regarder pour le spectateur. Le partenariat, imposé plus qu’inspiré, s’avère peu convaincant, et même sur un plan individuel, on n’est pas toujours à la fête… de la légèreté ou de l’insouciance. Ici pourtant, seul « le cinéma » parvient à rendre les danseurs aimables et la pièce supportable. Gillot paraît grave et concentrée, Paquette à la peine, la danse n’est pas toujours très soignée, et l’humour, tout comme le lyrisme, résolument absents. Associés l’un à l’autre, Emilie Cozette et Josua Hoffalt, ne se montrent pas plus inspirés, malgré les efforts manifestes d’Hoffalt, à la fois enthousiasmant dans les soli et en symbiose avec l’humour de la pièce. Pour le reste, voilà bien une paire, incongrue avant même d’exister, à ne pas renouveler! En comparaison de ces deux distributions dépourvues de l’alchimie nécessaire, Aurélie Dupont et Nicolas Le Riche ont l’air de joyeux drilles, piquants, toniques, sensuels – deux amis fidèles descendus des cieux! Dupont danse En Sol à peu près comme elle danse Rubis, tout en fluidité et en détachement, avec une vélocité et une précision remarquables. Sa danse, toujours très lisse, manque singulièrement d’accents certes, mais ici, sur fond de Concerto de Ravel, une telle démarche paraît plus légitime que sous les auspices d’un Stravinsky nerveux et américanisé. Quant à Le Riche, plus qu’un excellent partenaire, c’est un camarade de jeu idéal pour ce genre de divertissement, précieux et virtuose, lyrique et humoristique, échappant de la sorte à la mécanique lourde et désolante qui guette ailleurs. Le corps de ballet se déploie dans des ensembles qui se veulent ludiques, dominés par des garçons aussi excellents que primesautiers (Mallory Gaudion, Simon Valastro, Julien Meyzindi, Florian Magnenet…), sans toutefois faire preuve de la gaieté et du dynamisme qui ressortaient avec force l’an dernier. Il faut dire qu’entre temps on est passé d’ensembles exclusivement composés de sujets – et des plus brillants (Froustey and co…) -, à un corps de ballet peut-être plus disparate et hétéroclite, mêlant danseurs expérimentés et jeunes coryphées.

Triade © Sébastien Mathé

Triade n’était pas renversant à la création, la reprise n’a pas fait naître le miracle. Trop de pas, trop de mouvements incessants, une agitation de tous les instants, une virtuosité démultipliée et un peu vaine… On a très vite envie de demander à tout le monde – danseurs et musiciens – d’arrêter net ce marathon éprouvant… et au fond bien ennuyeux. Sans convaincre pleinement, Millepied sait toutefois restituer avec une certaine justesse l’esprit de Robbins, dans le cadre de l’exercice particulier de l’hommage, qui impose au chorégraphe de savoir s’effacer, sans pour autant singer outrageusement le modèle. Au sein de ce chassé-croisé moderne et urbain, deux filles et deux garçons se rencontrent, se quittent, se retrouvent ou se perdent,  au gré du hasard, dans un jeu constant entre la scène et la coulisse, le théâtre et le studio. Les costumes sont sportifs, colorés, banals, cherchant surtout à mettre en valeur la sensualité et l’énergie de la danse, son dynamisme interne. Comme dans les meilleures pièces du maître, l’allure est désinvolte, (faussement) détachée, (faussement) naturelle, marquée par un refus délibéré de la démonstration et du show destinés à plaire au public, alors même que la chorégraphie commande virtuosité et vélocité aux interprètes. Le danseur ne semble là pour personne, sinon pour ses comparses… En contrepoint (délibéré?), la coda du ballet, qui entraîne chaque soliste dans un tour de force, semble un étrange et paradoxal appel aux bravi enthousiastes des spectateurs. Pour le reste, si les continuelles allers et venues des interprètes, rythmées par la musique électro-répétitive de Nico Muhly, rappellent formellement Glass Pieces, la chorégraphie, loin d’être désincarnée, esquisse librement et sans contraintes une petite histoire de couples, suggère en pointillés des relations entre les protagonistes, ouvre des possibles, laisse des blancs – à compléter par les danseurs et, en miroir, les spectateurs.

D’une distribution à l’autre, c’est un ballet différent qui se joue – ou ne se joue pas. Une chorégraphie autre semble même se construire selon le quatuor d’interprètes présent sur scène. Le ballet de Millepied, en effet, ne vit pas du seul talent des individualités qui le composent, il ne prend forme et sens qu’au travers des relations instaurées collectivement par les interprètes, mises en oeuvre  dans les deux duos parallèles et au-delà, dans les trios et le quatuor qu’ils constituent. Force est de constater à cet égard qu’en dépit du talent du fougueux Marc Moreau, et de Muriel Zusperreguy, plus mutine, qui illuminent à leur façon la seconde distribution, il n’y en a qu’une qui paraît fonctionner à plein et échapper un tant soit peu à l’ennui, la première (ou la deuxième dans l’ordre où je les ai vues), formée de Marie-Agnès Gillot, Vincent Chaillet, Dorothée Gilbert et Nicolas Paul. En regard, la seconde (ou la première) semble se résumer à vingt minutes de vaine et laborieuse gesticulation, plongée dans une obscurité pénible, rythmée par une musique irritante. Le quatuor de la première distribution, mené par Gillot, inhumaine à force d’être imposante (ce qui n’est sans doute pas ce qu’exige la chorégraphie), mais heureusement contrainte ici par le huis-clos mis en place, parvient à l’inverse à instaurer une direction et une vie dans le fouillis chorégraphique de Millepied. Il met aux prises deux couples nerveux et typés, exploitant avec énergie et vitesse tous les possibles de ces rencontres improvisées, apparemment guidées par le hasard. Le premier (Gillot/Chaillet), pourtant a priori déséquilibré, sait conjuguer puissance, force et autorité, tandis que le second (Gilbert/Paul) – l’une des excellentes surprises de cette reprise – se montre plus sensuel et désinvolte, séduisant autant par son dynamisme juvénile que par son sens du relâchement et de la détente.

In the Night © Christian Leiber

In the Night reste le vrai grand chef d’oeuvre de la soirée, le seul ballet qui justifie que l’on revoie cette affiche encore et encore. Des pas de deux apparemment conventionnels, des costumes de théâtre féeriques et virevoltants, antiques et surannés comme on les aime, une musique de Chopin belle et évidente, un ciel forcément étoilé, le cliché est là, et dans toute sa splendeur. C’est la nuit romantique, l’heure de tous les possibles, de l’errance amoureuse, de la promenade intemporelle, où les passions naissent, vivent et meurent en l’espace de quelques instants. Robbins sait toutefois utiliser ces ingrédients classiques en leur prêtant un contexte et en leur imprimant sa marque unique, faite à la fois de révérence envers une certaine beauté « glamour » et d’un subtil sens du décalage et du second degré. Du décor nocturne piqué de quelques étoiles, conçu comme le moment de révélation de tous les désirs, aux lustres de cinéma, à l’onirisme un peu kitsch, le goût du chorégraphe pour le théâtre dans le théâtre affleure ici à chaque instant. Et l’illusion spectaculaire devient alors ultime moment de vérité.

Si les trois couples sont supposés représenter trois états amoureux, voire trois âges de la vie, il importe qu’ils soient incarnés et différenciés dans leurs attitudes. Mais au-delà de la technique, du style, c’est une certaine poésie – le cantilène de la passion – que l’on attend ici des interprètes… Clairemarie Osta et Benjamin Pech miment avec raffinement et délicatesse l’exaltation de la jeunesse, tandis qu’Agnès Letestu et Stéphane Bullion forment un couple aristocratique, d’une suprême élégance, dans lequel l’esprit de géométrie, abrupt et implacable, qui imprègne la chorégraphie, sait se marier à l’esprit de finesse. Petite supériorité scénique de ces dames dans les deux premiers tableaux toutefois, malgré les indéniables progrès de l’omniprésent Bullion face – ou au côté de – la reine Letestu. Cette distribution de choix est néanmoins dominée par Delphine Moussin, véritablement au sommet de son art et de cet hommage, associée à Nicolas Le Riche dans le troisième pas de deux. La chorégraphie est ici sublimée par des interprètes qui jouent le jeu jusqu’au bout, avec grandeur, allure, et une théâtralité excessive, merveilleusement maîtrisée et mise à distance. L’autre distribution se révèle  en revanche beaucoup plus inégale. Si Ludmila Pagliero et Jérémie Bélingard se révèlent une très heureuse – et lyrique – surprise dans  le premier duo, Emilie Cozette et Karl Paquette, d’une rigidité problématique, apparaissent à l’inverse bien terre à terre, peu inspirés dans l’expression du sentiment, comme étrangers l’un à l’autre – un couple accidentel dans lequel l’homme est tout au plus un cavalier, assez pâle et maladroit. A un tout autre niveau, Aurélie Dupont (vue également aux côtés de Nicolas Le Riche) et Manuel Legris, riches d’une expérience éprouvée en tant que partenaires, se rencontrent, se parlent, se quittent, mais semblent manquer du second degré nécessaire dans l’affrontement qui caractérise le troisième pas de deux, jouant Robbins de manière assez lisse et impersonnelle, ou, au mieux, à la façon somme toute sérieuse d’un ballet de Neumeier ou de MacMillan, en purs chorégraphes de l’amour-passion.

The Concert © Christian Leiber

On rit beaucoup, et franchement, au spectacle de The Concert, et c’est assez rare au ballet pour ne décidément pas faire la fine bouche, même si une telle pochade doit se savourer avec modération, a fortiori à l’occasion d’une reprise annuelle. Robbins brille ici par un imaginaire cinématographique et cartoonesque foisonnant, réinvesti dans une chorégraphie et une scénographie à l’élégance surannée dont les effets sont dosés avec justesse. Dorothée Gilbert, en Ballerine délurée et foldingue, se retrouve là dans un registre comique autant qu’autoritaire qui lui convient idéalement, sachant cette année éviter un surjeu maladroit – le mime lourdingue à la S.-A. Prouty, d’obédience Ecole de danse, en donne une certaine idée -, auquel il lui est parfois arrivé de succomber dans les rôles peu adaptés à son tempérament solaire et terre à terre. Eve Grinsztajn – au plaisir manifeste d’être là – est plus inattendue dans ce rôle, moins évidente dans cet emploi, qu’elle aborde de manière franchement burlesque,  mais aussi avec un sens de l’ambiguïté qui ne surprendra pas chez celle qui s’affirme par ailleurs comme l’un des talents dramatico-lyriques les plus intéressants et prometteurs de la compagnie.  Quant à Mathilde Froustey, disons-le tout net, la reine Mathilde règne, avec l’évidence et l’autorité d’une étoile, en formidable maîtresse de la scène et du jeu comique. Ceux qui l’apprécient, sans aucun doute, prendront le train avec elle, en redemanderont encore, avec la foi des convaincus,  quant aux autres… ils risquent de s’obstiner dans leur aveuglement!… Bref. Autour de cette héroïne décalée, tout le monde s’en donne à cœur joie pour bâtir la parodie. La symphonie, aux tonalités subtiles, ne fait pas entendre de fausse note, même si de petites nuances se font jour selon les distributions. Simon Valastro en Garçon timide (« Shy Boy »), Alessio Carbone en Mari exaspéré, ou encore Céline Talon en Epouse exapérante, méritent notamment d’être mentionnés parmi les interprètes typés de cette petite comédie de moeurs autant que de situations.  Bien que le rire et l’effet de surprise puissent s’atténuer avec le temps, The Concert a cette immense qualité qu’il laisse passer un très léger souffle de mélancolie  en contrepoint du rire effréné, sachant se terminer au bon moment, juste avant de sombrer dans le « too much », et donc dans le « pas drôle du tout ».

The Concert © Christian Leiber

 

Paris (Opéra Garnier) – Ballets russes, suite (et fin?)

Soirée « Ballets russes » (1909-2009)
Le Spectre de la rose / L’Après-midi d’un Faune / Le Tricorne / Pétrouchka
Ballet de l’Opéra de Paris
Paris, Opéra Garnier
12, 13, 20 décembre 2009

Pour en finir avec les Ballets russes (ou l’histoire d’une commémoration qui n’en finit pas)

Que reste-t-il aujourd’hui des Ballets russes? Non pas tant en termes d’influence sur la création artistique ultérieure – celle-ci est incontestable -, mais bien en termes de survie d’un répertoire chorégraphique et d’une esthétique d’époque. Telle est sans doute l’une des questions que pose en creux l’hommage qui aura occupé durant une bonne partie de l’année 2009 les compagnies de danse et les institutions culturelles du monde entier. A cette interrogation, on sera pourtant tenté de répondre de manière déceptive. Les Ballets russes, bien plus qu’un répertoire vivant, c’est d’abord pour nous, et peut-être exclusivement, une collection d’images anciennes accumulées, comme un musée pictural et photographique sauvé de l’oubli du temps, et que l’on visite, à l’occasion, à la manière d’un mausolée grandiose et mystérieux. Car si la nébuleuse diaghilevienne brille encore d’un éclat particulier dans l’imaginaire de la danse occidentale, c’est bien avant tout par les dessins de Bakst et de Benois – costumes exotiques revêtant d’étranges silhouettes, décors multicolores aux contours oniriques – ou encore par quelque cliché nostalgique – à dominante sépia – de Nijinsky, Pavlova ou Karsavina, reproduits à satiété… et – osera-t-on le dire enfin – jusqu’à la nausée, en cette période de commémoration fébrile. Les Ballets russes, ou l’image indéfiniment répétée… Et puis l’anecdote,  l’anecdote inépuisable, comme une légende obligée, un fantasme perpétuel… A chacun de s’en faire le romancier jusqu’à la fin des temps… Comtesses russes (forcément), vieilles tantes, obscurs financiers, jeunes éphèbes, peintres en exil, éternels dilettantes, toute une foule de créatures cosmopolites et  modianesques pour entourer le mythe… And then, what else? Pour ce qui est de l’aspect proprement chorégraphique, force est de constater que si une petite partie du répertoire des Ballets russes survit, tant bien que mal, pour la postérité, c’est essentiellement au travers de reconstructions tardives, sinon discutables, rarement à même, au-delà de leur intense beauté formelle, de nous restituer la trace du  « choc  » esthétique provoqué en leur temps par les Saisons russes successives. Au-delà des contraintes – respectables – du genre de l’ « hommage », ne devrait-on pas, de fait, se préoccuper aussi de retrouver l’esprit novateur et créatif dont a pu se glorifier l’époque – en lieu et place de la restitution de sa seule forme -, plutôt que de se contenter de faire revivre le passé à l’identique, comme dans un désir d’identification un peu vain avec celui-ci? A vrai dire – pensons au récent spectacle  « Dans l’esprit de Diaghilev » -, on doute franchement que notre temps dispose d’un riche matériau pour cela… Si Wayne McGregor est l’avenir de l’humanité dansante, alors oui, du passé ne faisons pas table rase… Et retour à « l’hommage » nécessaire donc.

D’un décembre d’hommage à l’Opéra

En cette fin d’année, l’Opéra de Paris s’associe – enfin – aux célébrations internationales en mettant à l’affiche quatre grands « classiques » des Ballets russes, appartenant à différentes périodes en même temps qu’à des veines diversifiées de leur créativité. Rien d’inédit dans la sélection proposée : les oeuvres offertes au public en cette période de Noël, qui se veut toujours la plus consensuelle possible, figurent depuis longtemps au répertoire de la Grande Boutique, où elles sont reprises avec une certaine régularité – 2001 tout de même pour les dernières de Petrouchka et de L’Après-midi d’un Faune… Si la séduction visuelle demeure incontestablement, l’impression générale reste néanmoins celle d’une sorte de gigantesque musée reconstitué, avec minutie et délectation sans doute, mais aussi… pour les seules besoins de la cause annoncée. On en voudra peut-être pour indice symptomatique ce phénomène curieux constaté dans la presse : l’accumulation d’articles ou de dossiers à visée historique, souvent peu savants ou recopiés les uns des autres – mais peu importe -, à laquelle répond un quasi-silence critique, en dehors des habituels effets d’annonce, sur le spectacle proprement dit.  Un spectacle retransmis en direct dans de nombreuses salles de cinéma, en France et à l’étranger,  avant de l’être par la télévision, comme si, au fond, l’image, pourtant figée dans des choix de distributions subjectifs,  pouvait et devait suffire  à elle seule à faire advenir et comprendre les Ballets russes aujourd’hui… S’agirait-il au demeurant d’éviter de parler de ce répertoire comme d’une réalité somme toute vivante – autrement dit criticable? Promesse, à suivre donc, d’un essai critique.

Tétralogie russe

Le Spectre de la rose, qui débute la soirée, s’ouvre sur un décor dont la reconstitution esthétique évoque davantage un certain style Biedermeier que les langueurs et les parfums vénéneux des roses fin-de-siècle. Cent ans après, la chambre bleue au canapé crevé (pas vraiment d’époque!) semble toutefois avoir un peu souffert de la poussière et des aléas du temps… Plus qu’à Gautier qui avait inspiré l’idée du ballet à Jean-Louis Vaudoyer, on pense en le voyant au poème de Baudelaire « La Mort des amants » : « Un soir fait de rose et de bleu mystique… » Et de fait, tout ici doit suggérer le rêve, le mystère, l’impalpable. Isabelle Ciaravola, dans la posture de la Jeune Fille endormie – avatar féminin et moderne du James de La Sylphide -, rêvant à quelque obscur objet du désir rencontré lors d’un bal, offre ici une interprétation pleine de poésie, dont la sophistication, saupoudrée d’un je-ne-sais-quoi de préciosité juvénile, paraît parfaitement assumée, tout en s’accordant bien à l’atmosphère impressionniste du morceau. Le Spectre de Mathias Heymann semble en revanche comme enfermé dans sa tour d’ivoire, pris, au-delà même des questions d’esthétique et d’évolution des corps, dans une histoire différente de celle racontée par la chorégraphie de Fokine. Cette dernière devient ainsi prétexte à un exercice de virtuosité qui brille surtout par son prosaïsme et dans lequel se succèdent en continu les figures exécutées avec un brio quasi-gymnique. Les « heymanniaques » apprécieront, sans doute… Le lyrisme même, visible à travers des bras très travaillés, n’est pas loin de confiner au maniérisme, en tout cas à une recherche d’effet  qui a peu à voir avec l’évocation immédiate d’un monde spirituel. La jeunesse et le relatif manque d’expérience artistique du danseur peuvent justifier ce défaut d’incarnation, mais dans ce cas, pourquoi l’avoir choisi pour figurer dans ce rôle bien lourd pour de frêles épaules dans un film destiné à rester pour la postérité? Dans la seconde distribution, Emmanuel Thibault apporte au contraire cette spiritualité, convertie en style, qui fait absolument défaut à Mathias Heymann. Sans doute moins bondissant, et aussi moins ultime dans l’usage des extensions, son Spectre,  d’une impeccable justesse musicale, se révèle pourtant plus généreux, à la fois léger, aérien et silencieux – comme au premier jour –, sublimé enfin par des bras et des mains magnifiques. Etre essentiellement elfique, sans âge, et surtout sans esbrouffe, sa présence irradie tout particulièrement aux côtés de Clairemarie Osta (Delphine Moussin a un côté beaucoup trop  « grande dame » pour être vraiment crédible dans  le personnage), d’une simplicité et d’un naturel bienvenus dans ce rôle juvénile qui paraît souvent se limiter à une présentation toute de grâce et de poésie, à la limite de la mièvrerie.

L’Après-midi d’un Faune frappe avant tout comme une « curiosité esthétique ». Esthétique de bas-relief, décor sans perspective ni profondeur, refus marqué de l’en-dehors, gestuelle orientalo-hellénique, stylisée par le goût du bizarre conjugué à la volonté provocatrice de mettre en scène l’homme Nijinsky en pur objet désirant… Tout en permettant à diverses individualités de s’exprimer dans cette figure de moderne héros des sens, nulle autre oeuvre du programme ne paraît peut-être plus « muséographique » que celle-ci, à la fois inscrite inexorablement dans un temps et figée dans le carton-pâte de l’imagerie du mythe.  L’espace de liberté  créative est mince pour les interprètes, soumis à des contraintes de gestes et de mimiques qu’ils semblent devoir respecter à la lettre,  sinon à la virgule près, empêchant de fait une certaine vie de l’oeuvre. Avouons tout de même qu’ici le fantôme – notre fantôme -, toujours vivant, de Charles Jude, pour lequel fut recréé le rôle à l’Opéra de Paris en 1976, ne cesse de hanter l’interprétation contemporaine du Faune, comme un modèle de compréhension et d’accomplissement, par ses contours naturellement faunesques. Nicolas Le Riche apporte certes sa présence lumineuse et sa noble rage à la pièce, mais le rôle semble aussi lui rester comme extérieur, la noblesse féline et autoritaire suppléant ici à l’ambiguïté de l’animal désirant. En regard, le Faune de Stéphane Bullion apporte une touche de noirceur et de férocité qui le rend d’emblée plus lisible, tandis que Jérémie Bélingard parvient à délivrer cette animalité brutale, cet érotisme primitif, et sans doute aussi ce sentiment de malaise, qui font de sa prestation la plus à même de convaincre, malgré de regrettables imperfections de détails, comme ces pieds malencontreusement pris dans l’écharpe de la Nymphe à l’instant du coït… Face au héros, Emilie Cozette est une Grande Nymphe au regard fasciné, peut-être un peu trop passive néanmoins, là où Amandine Albisson révèle un certain désir de séduction et une part plus active dans l’union de l’animal et de la créature qu’elle incarne. Stéphanie Romberg, marmoréenne, incarne sans doute le compromis  le plus percutant dans la confrontation au Faune. L’oeuvre, tributaire d’un style au moins autant que d’une interprétation, laisse toutefois un peu perplexe quant à la manière dont a été dirigé le choeur des Nymphes, intervenant brièvement, mais auquel manque une synchronisation et une justesse stylistique parfaites dans les mouvements de bras ou de pieds.

Le Tricorne de Léonide Massine, témoignage d’une période postérieure de la créativité des Ballets russes (1919), est sans doute la pièce la plus méconnue du programme, la moins représentée en tout cas aujourd’hui dans le monde. Si les trois autres oeuvres à l’affiche soulignent la relation profonde unissant les Ballets russes à Paris,  on signalera incidemment que celle-ci avait été en revanche créée à Londres. Moins évidente, pourvue de quelques longueurs à la première approche, elle mérite pourtant d’être vue, et surtout revue, notamment pour son intéressante esthétique pittoresque revue par la modernité,  celle du cubisme, voire de l’esprit surréaliste. Comme les autres oeuvres à l’affiche, mais peut-être plus encore que les autres, du fait de son imprégnation « folklorisante », elle pose la question lancinante de l’interprétation que l’on peut donner aujourd’hui à des ballets, enfermés dans des gestes sacrés, tout au moins stylistiquement marqués, et des décors à la fois spectaculaires et intouchables, en un temps où l’exploit technique tient justement parfois lieu de seule esthétique. L’enjeu n’est pas si évident, car on le sent bien,  l’intérêt du ballet se situe ailleurs que dans l’exposition d’une virtuosité technique, fût-elle stylisée par le « caractère », traité de surcroît ici avec une distance ironique. D’où la question : est-ce forcément à des « stars »  – à des danseurs hantés par une certaine « noblesse », celle du style ou de la technique, pour le dire rapidement – de s’en emparer en priorité? D’une certaine manière, José Martinez est un cas d’école en ce qu’il dépasse probablement en intention l’objet initial du ballet, tout à la fois pochade, pastiche et lieu d’expérimentation d’une danse théâtrale dans le goût pseudo-espagnol. Par-delà un physique et des origines qui l’attachent comme une évidence au rôle du Meunier,  force est de reconnaître que sa virtuosité dans le zapateado est éblouissante, sa présence renversante, son humour indéniable,  le fait est là, il s’apprécie avec bonheur et l’on ne reviendra pas dessus. Néanmoins, en voyant Stéphane Phavorin, aux moyens techniques indéniablement plus limités, mais à la théâtralité plus manifeste, on se rend compte au fond que Le Tricorne est bien autre chose qu’une histoire de brio et de pureté de la danse – aujourd’hui encore.  Avec son maniement habile de la vis comica, et ses roulements d’yeux à la Massine, Phavorin a en tout cas le mérite d’apporter un autre éclairage, nécessaire, au ballet, davantage ancré dans le second degré, et d’autant plus convaincant ici qu’il est idéalement accompagné d’Eve Grinsztajn, réjouissante Meunière au style accompli et à l’humour aiguisé.  Marie-Agnès Gillot,  malgré une présence toujours brûlante, paraît sérieusement hors-sujet dans le registre comique,  parfois en délicatesse avec la gestuelle et la musicalité espagnoles, tout comme Stéphanie Romberg, peu expressive de surcroît dans le cadre de ce petit drame comique. Comment alors ne pas célébrer à nouveau ici Maria Alexandrova en fière Espagnole, modèle de vélocité et d’entrain contrôlé – et pas plus spécialisée dans le caractère que toutes ces dames -, qui, à l’occasion du gala, aura pu donner, sur le fond comme sur la forme, une véritable leçon de choses à tous  par son sens musical, clôturant ainsi le débat avec la flamme et la force d’âme qu’on lui connaît d’ordinaire. On n’oubliera pas non plus, parmi les seconds rôles, Fabrice Bourgeois, drolatique Corregidor venu d’un autre temps,  à lui seul impeccable emblème d’une danse théâtrale dont on trouve trace encore dans les films de Michael Powell et Emeric Pressburger auxquels collabora Massine, comme Les Chaussons rouges et Les Contes d’Hoffmann.

S’il n’en reste qu’un…

Pétrouchka vient conclure ce programme avec un bonheur sans nuages – dans le ciel noir de Pétersbourg. A l’instar de Giselle pour la période romantique, Pétrouchka est en quelque sorte le « ballet total », celui qui contient tout, la fin d’un monde et le début d’un autre, celui qui donne autant sa place au corps de ballet qu’aux solistes, au peuple héroïsé qu’aux héros populaires – plutôt anti-héros en l’occurrence -, dans une synthèse qui unit profondément le drame, la musique, l’art pictural et la danse. Ici toutefois, on n’a jamais cette impression, parfois perturbante ailleurs pour l’émotion, de sombrer dans la muséographie, dans l’hommage sur papier glacé, comme un palimpseste funeste forgé par notre temps, et ce, en dépit même du caractère très méticuleux pris par la reconstitution de Nicolas Beriozoff. L’oeuvre vit, par sa beauté visuelle inentamée certes, mais aussi par la grandeur de tous ses interprètes, qui parviennent sans peine à transcender une gestuelle de drame souvent marquée par l’esthétique expressionniste qui ancre indéniablement le ballet dans une époque. Avant même les solistes, le corps de ballet brille dans Pétrouchka par sa vivacité et son enthousiasme ludique, que ce soit dans les danses de groupe ou les divers numéros de foire, teintés de tendresse ou de drôlerie – de mélancolie toujours. De même, le trio de la première, formé de Benjamin Pech (Pétrouchka), Clairemarie Osta (la Ballerine) et Yann Bridard (le Maure), vaut peut-être moins pour ses individualités que pour l’excellent travail collectif, tout en contrastes, qui résulte de leur association. Chaque « marionnette » trouve ainsi à s’incarner par rapport à l’autre, dans une narration très lisible où le stéréotype théâtral qui lui est propre se retrouve bien mis en valeur. Sans doute Jérémie Bélingard, dans une autre distribution, individualise-t-il davantage son Pétrouchka en forçant le trait « clown triste » qui le rend plus tragique que simplement poétique. Nicolas Le Riche est l’interprète qui semble toutefois apporter une dimension supplémentaire au rôle principal, comme si le geste dramatique prenait chez lui davantage de force et d’ampleur. Le personnage se révèle là tout autant pantin désarticulé, aux limites de la parodie et du grotesque, que créature sensible et profondément humaine. A cet égard, la Ballerine d’Eve Grinsztajn, sans atteindre la perfection mécanique de celle de Clairemarie Osta, à la gestuelle admirablement ciselée – et presque perverse -, possède ce frémissement d’humanité qui en fait sans nul doute une compagne idéale pour ce Pétrouchka-là. Bref, quoi qu’il en soit des divers interprètes, il faut le reconnaître enfin, le Pétrouchka de Fokine vient à point nommé couronner un programme d’hommage qui a l’art de séduire les yeux sans  réellement enthousiasmer le coeur. Il reste – seul peut-être? – la preuve que de l’histoire des Ballets russes, le mot fin n’est pas encore écrit.

Tamara Karsavina (la Ballerine), Vaslav Nijinsky (Pétrouchka), Alexandre Orlov (le Maure), Enrico Cecchetti (le Magicien), Pétrouchka © BnF

Les Ballets russes sur ce blog :
Bordeaux – Hommage aux Ballets russes (octobre 2009)
Paris (Chaillot) – Dans l’esprit de Diaghilev (novembre 2009)
Paris (Opéra Garnier) – D’un gala… et des Ballets russes, suite (décembre 2009)

Vidéo : Emmanuel Thibault dans « Le Spectre de la rose » (avec Delphine Moussin)

 

Paris (Opéra Garnier) – D’un gala… et des Ballets russes, suite

Gala – Hommage aux Ballets russes
Solistes de l’Opéra de Paris et du Bolchoï
Paris, Opéra Garnier
16 décembre 2009

« Gala »? Vous avez dit « gala »?…

La formule du gala, inchangée, est toujours redoutable. On y assouvit sans complexes le désir de paillettes du spectateur, on y entretient sans nuances la fabrique du « star-system » – et ce phénomène nécessaire mais quelque peu crispant qu’on appelle le « petit prodige » -, on fait se succéder les pas de deux et autres scènes de ballets en les coupant de leur contexte dramatique, ne laissant place au final qu’à la virtuosité technique et au brio scénique. Pas de droit à l’erreur, en quelques minutes comptées, l’interprète n’a d’autre choix que de se montrer tout à la fois volubile et éloquent. Tel un bon rhétoricien du saut et de la pirouette… Briller et aveugler – séduire -, tel est ici l’impératif catégorique – pour le meilleur bien sûr, et parfois aussi pour le pire.

En ces temps de Noël où l’activité parisiano-balletomaniaque bat son plein, l’Opéra (comme chacun sait, il n’en est qu’un sur terre…), en écho au spectacle parallèlement à l’affiche d’hommage aux Ballets russes (dont on célèbre en 2009, pour le petit nombre d’obstinés qui n’auraient pas encore saisi, le centième anniversaire de la première saison parisienne), programme donc un gala « de prestige  » – traduisez simplement, surtaxé – réunissant des étoiles maison et une petite poignée de solistes étoilés, soigneusement choisis, venus du Bolchoï, partenaire privilégié de l’Opéra à l’aube de l’année France-Russie – oui, 2010 sera l’année de la France en Russie et de la Russie en France, mais je suis la seule à le savoir… Si l’on n’est pas dupe de la litanie de mots codés entourant « l’événement » – prestige, privilège, rayonnement, partenaire…, il ne manque que rêve pour couronner le tout… – et sentant à plein nez la langue de bois du marketing du luxe – , nul doute que le menu de la soirée a de quoi attirer le mondain invétéré autant que l’amateur forcené, prêt quoi qu’il en soit à se laisser aller du porte-monnaie… pour l’amour de Masha Alexandrova…

Revue des lieux

Avant de proposer – paraît-il… – un spectacle sur la scène, le gala d’hommage aux Ballets russes, étiqueté AROP, est d’abord un spectacle tout court… dans la salle s’entend. Le Palais Garnier entièrement éclairé d’un rouge aseptisé et faussement contemporain (sûr que c’est pas celui de la révolution…), recréant une ambiance très « cocotte », comme un avatar moderne des fastes petit-bourgeois d’un Second Empire déliquescent, une immense guirlande de fleurs rouges et blanches ornant le Grand Escalier, la Garde Républicaine répandue en grand uniforme d’apparat sur les marches, des ministres (soi-disant) par dizaines, des oligarques (sans aucun doute) par poignées, de la tenue de soirée, plutôt Balenciaga qu’Ann Demelemeester, du smoking à papa, du petit four de chez-le-traiteur, de la coupe de champagne – rosé pour l’occasion -, du serveur empressé… Une invitée parmi d’autres,  à la classe modérée, qui croit bon de ressortir sa robe de mariée, traîne comprise… Les amies russes, pas trop endimanchées, prenant sans doute le Paris de décembre pour les Tropiques (-25°C ce matin à Moscou), ricanent, le verre d’une main, la caméra de l’autre… Tables fleuries réparties dans le Grand Foyer attendant invités « de prestige », séparées des envieux par un cordon de velours – interdit au peuple d’entrer… Dans les bas étages, disons-le tout net, ce n’est pourtant pas toujours le charme discret de la bourgeoisie qui règne… Atmosphère lourde et babillante, style clinquant et permanenté, tendance Opening Night Gala à l’ABT… Pour la soirée feutrée chez l’Ambassadeur, on reviendra plus tard… Mary Higgins Clark et Renée Fleming en version franco-russe – le Botox ne connaît pas de frontières… Bref. De cette petite comédie sociale, on retiendra au moins les très jolis programmes concoctés pour l’occasion, dans un graphisme imité de ceux des Ballets russes et de la revue Comoedia. Parce que finalement, il y a aussi quelque chose qui se passe sur la scène…

Revue de détails

Soirée « m’as-tu vu » où l’on n’attend rien d’artistique – la cause est entendue -, du genre de celles où le public applaudit poliment  et sagement en attendant de passer à table et de se congratuler, le gala d’hommage aux Ballets russes a au moins le mérite de s’articuler autour d’une thématique claire, bien que rebattue par les temps qui courent, et qui exige de ses participants d’autres qualités que le  seul brillant  de la pose. Dommage tout de même que le menu du jour se contente de décliner en partie les plats du programme ordinaire (Spectre, Faune, Tricorne et Petrouchka), agrémenté de quelques solos ou duos supplémentaires, qui ne  se distinguent pas par leur rareté… Oeuvres lentes et exigeantes aux côtés de morceaux de bravoure ou de flamboyance ordonnés pèle-mêle, le ton et la composition de l’ensemble semblent difficiles à saisir. On peine du reste à comprendre la présence du pas de trois du Cygne noir, extrait du Lac des cygnes dans la version du Rudolf Noureev (Opéra de Paris, 1984), sinon dans l’unique but de conclure la première partie sur une note d’éclat. L’imposture de la chose se double  au demeurant d’ironie involontaire avec une  Zakharova en prima ballerina assoluta nous imposant la variation de Bourmeister… Bon, faudrait savoir… Mais on l’aura compris, si l’on vient ici, c’est avant tout pour voir des « stars », dans leurs pompes et dans leurs oeuvres, plutôt que des chorégraphies, témoignages d’un temps et d’une esthétique… Là réside  aussi l’ambiguïté de la notion d’hommage, dans laquelle se complaît sans cesse notre temps, qui, sous couvert de nostalgie, n’admire au fond que lui-même – « … je suis au fond de sa faveur cette inimitable saveur que tu ne trouves qu’à toi-même… »

Divertissements

Le Spectre de la rose ouvre le bal sans grande intensité. Mathias Heymann saute et tourne et virevolte du mieux qu’il peut, en Narcisse virtuose, mais son Spectre, bien prosaïque, apparaît plus terrestre qu’évanescent. Le dos et les épaules positionnés un peu trop en avant, conjugués à des réceptions parfois bruyantes, privent l’ensemble de ce parfum d’irréalité et de temps suspendu qui fait tout le prix de cette fantaisie intimiste, poème tout à la fois précieux et impressionniste. Le lyrisme des bras, très travaillés, à la limite du maniérisme, la finesse des articulations, la légèreté bondissante de la danse, au bas de jambe précis et véloce, ne suffisent pas d’eux-mêmes à recréer le rêve, et encore moins le frisson, celui d’un avatar moderne et masculin de la Sylphide romantique. Nina Kaptsova, en Jeune Fille endormie, en proie au songe, existe à peine dans cette chambre bleue qu’elle semble découvrir pour la première fois – comme son lointain partenaire. Au fond, peut-être est-ce elle le  Fantôme de la Rose?

L’Après-Midi d’un Faune reprend ici la première distribution du spectacle d’hommage aux Ballets russes, avec Nicolas Le Riche dans le rôle principal. La pièce, dans sa lenteur et sa bizarrerie renouvelées,  mais aussi dans sa totale absence d’effets, autres que visuels, se prête toutefois assez mal au contexte d’un gala, en dépit de sa brièveté. Dans le rôle créé par Nijinsky, Nicolas Le Riche semble par ailleurs constamment forcer sa nature solaire et apollinienne pour camper l’animalité faunesque et dionysiaque. Au fond, loin de suggérer l’ambiguïté et le malaise, Le Riche, dans sa sensualité presque rassurante, reste humain, trop humain, et si la Nymphe, interprétée par Emilie Cozette, paraît fascinée, c’est sans doute plus pour sa grandeur noble et féline que pour son étrangeté radicale.

Nul besoin d’être hanté par le spectre obsédant d’Uliana Lopatkina, aucune interprète, aussi admirable et accomplie soit-elle, ne détient, seule et pour l’éternité, un rôle… Néanmoins, face à Marie-Agnès Gillot dans le solo mythique de La Mort du cygne, on est tenté de conclure à une regrettable erreur de distribution. L’étoile a-t-elle besoin soudainement de se racheter une virginité « classique », elle qui a tant donné – trop donné? – à d’autres répertoires ? Revêtue pour l’occasion d’un tutu imité de celui, fameux, de la Pavlova, on voit là une grande artiste – passionnée autant qu’instinctive -, comme errer à la recherche d’elle-même, privée du legato qui fait tout le prix – le seul – de ce presque-rien chorégraphique...

La soirée prend vraiment une autre allure, plus appropriée au contexte, avec le pas de deux de Shéhérazade, interprété par Agnès Letestu et Nikolaï Tsiskaridzé. Ce qu’on perçoit surtout dans cette paire incongrue, c’est la confrontation de deux écoles, et plus encore de deux tempéraments, que tout sépare et qu’on peut difficilement imaginer plus dissemblables : la retenue et la froide élégance d’un côté – la glace difficile à briser… -, et la passion, la sensualité, la fougue orientale de l’autre. Tsiskaridzé en costume doré, le corps surchargé de bijoux et de pierreries, à la personnalité débordante, enthousiaste, presque possédé, face à une Letestu en tenue de bayadère sobre et minimaliste, grande dame timide et sans l’ombre d’un frémissement, évoluant sous la tente usée de Raymonda et d’Abderam… Un moment étrange, qui, en raison même de sa dimension insolite, en deviendrait presque intéressant dans l’atmosphère compassée qui inonde le gala.

Aurélie Dupont et Ruslan Skvortsov, dans leur retenue commune, nous offrent à l’inverse  une prestation à la fois équilibrée et sereine du pas de deux de Giselle. S’il est parfois difficile, sauf à être un admirateur éperdu de la dame, de suivre Aurélie Dupont, à laquelle manque toujours un certain sens du drame, tout au long d’un ballet en plusieurs actes, à l’échelle d’un pas de deux tel que celui de Giselle, le meilleur de l’étoile, à commencer par ses qualités de styliste, se lit et se savoure avec un plaisir d’esthète non dissimulé. Ruslan Skvortsov, quant à lui, fait voir à ses côtés de belles qualités de partenariat, en plus d’une sobriété appréciable dans le geste. Le saisissement n’est pas là certes, pas plus que l’émotion, mais un travail d’orfèvre délicatement ciselé peut aussi avoir ses charmes…

Le sommet de cette première partie reste incontestablement le duo du Tricorne confrontant Maria Alexandrova, toute de feu et de flamme dans sa robe inspirée du costume mythique de Fanny Elssler dans la « cachucha », et José Martinez, en Meunier castillan de carte postale, inspiré et plus vrai que nature. Maria, la Russe explosive, accélère avec un plaisir non feint les tempi à une vitesse phénoménale, tandis que José, l’austère Espagnol, maître ès virtuosité, semble comme galvanisé par cette partenaire déchaînée, à la sensualité impérieuse et à l’enthousiasme communicatif. Toute l’Espagne stylisée et rêvée des romantiques est là, ressuscitée par le filtre amusé de Massine et de de Falla. Question : peut-on encore revoir décemment Le Tricorne après une telle démonstration?

On ne s’attardera pas en revanche sur le Pas de trois du Cygne noir, dénué d’âme, qui clôture la première partie. Détaché de  l’action, interprété sur une scène entièrement vide éclairée d’un rose de maison de poupée, le choix du morceau, vu et revu, n’aide pas, on en convient, à l’éclosion de l’art, et l’on a déjà éprouvé ce vide en d’autres circonstances… Il n’empêche… Il ne laisse plus voir ici que « la » Zakharova, en diva souveraine de sa tour d’ivoire, s’accommodant d’un brio technique et stylistique minimal jusque dans ses fouettés – c’est un gala, il faut pourtant en profiter! -, et semblant creuser délibérément le fossé la séparant de ses deux partenaires, Karl Paquette et Stéphane Bullion, ce dernier il est vrai peu à l’aise dans la pompeuse cape de Rothbart. Tant individuellement que dans les duos, tous deux paraissent avoir du mal à suivre le rythme et l’autorité qu’elle impose, objets de la seule véritable ovation de la soirée – hélas! Une telle démonstration de force, solitaire, loin d’éblouir et de suggérer le drame représenté, prive au final le fragment de sa vie et de sa dynamique propres.

Petrouchka

Après la série de courts ballets et de pas de deux, la deuxième partie, centrée sur le seul Petrouchka, accueille Natalia Ossipova pour ses débuts dans le rôle de la Ballerine, qu’elle devrait reprendre en fin de saison au Bolchoï pour la recréation annoncée de Petrouchka par Sergueï Vikharev. Alors bien sûr, les chaussons de Natalia ne sont pas ceux de Clairemarie… Et de cette disparité culturelle,  de cette manière différente de ciseler les pas et d’en marquer les accents, on pourrait sans doute écrire des pages…  Le rôle de la Ballerine est très contraint et ne laisse pas beaucoup de liberté interprétative, mais la personnalité de la soliste du Bolchoï y apparaît toutefois, dans les limites imparties par la chorégraphie, vive, radieuse, éclatante, au travers d’une gestuelle dynamique, qui sait être mécanique et en même temps empreinte d’humanité et d’émotion, d’une musicalité tellement parfaite qu’elle semble laisser parfois ses excellents comparses, Benjamin Pech et Yann Bridard, un peu à la traîne, comme débordés par son tempérament fougueux. La Ballerine de Petrouchka à Paris, la première d’Esmeralda à Moscou pour Noël, le Casse-noisette à nouveau à Paris le mois prochain – autant de rôles qu’elle n’a jamais dansés -, Natalia Ossipova, quoi qu’on en dise, ne cesse pas d’impressionner, et jusqu’au plus sceptique. En cette soirée de gala,  et dans ce ballet inoubliable qui met autant en valeur le corps de ballet que les solistes, elle se révèle tout simplement merveilleuse, aux côtés d’un très beau trio – sinon quatuor – d’interprètes. Un dénouement qui passe comme un rêve et… rend heureux!

Maria Alexandrova, Le Tricorne © Mikhaïl Logvinov

Puisque jamais 2 sans 3, après Bordeaux et le présent gala, un compte-rendu des soirées « Hommage aux Ballets russes » de décembre de l’Opéra de Paris devrait suivre… un jour!…

Opéra National de Paris – Concours de Promotion 2007

Une vision du concours de promotion, sur Dansomanie

Le concours de promotion 2007 vient de s’achever, en nous laissant bien sûr, comme chaque année – mais peut-être cette année un peu plus que d’autres – comme un certain goût d’amertume au coin de l’âme… Chaque année en effet, on se convainc de l’indécence de ce système, de l’impudeur terrible de cette cérémonie publique transformée en spectacle où l’on commente les prestations des candidats comme s’il s’agissait là de petits chevaux de course. Et chaque année, on prend soin de se libérer pour ces deux « jours saints », et l’on y retourne, la curiosité jamais assouvie… Le silence que le concours impose dans le théâtre au long de ces deux jours, à peine interrompu par le son d’une clochette venue d’un autre âge appelant le cérémonial à débuter et les danseurs à se présenter, ne rend que plus bruyantes les remarques peu amènes qui résonnent de l’autre côté du miroir… Si fort parfois que l’on se demande où l’on est… Encore à l’école? Nous savons bien que non… Et pourtant, les candidats-danseurs seront, à l’issue des épreuves, classés dans un ordre strict, promus à l’échelon supérieur, ou bien oubliés – même pas une trace de leur nom sur une feuille de papier administrative – et amenés alors à « redoubler » leur classe… Et parfois, c’est pour toujours… Bref, c’est au romancier de s’emparer du sujet, et à nous d’achever là de gloser pour à présent nous livrer à la chronique d’un concours, « livrer nos impressions », comme le veut l’usage. Humain, trop humain, on vous dit…

Le concours féminin

La première journée de ce concours de promotion était cette année consacrée aux prestations des filles, dont le niveau s’est révélé, d’une manière presque inespérée, globalement excellent, des quadrilles aux coryphées et plus encore chez les sujets. Dans ces conditions, il semblait parfois difficile de départager les candidates dans chaque classe.

Chez les quadrilles, Eléonore Guérineau a tout de même outrageusement dominé le concours, en dansant, au travers de ses deux variations, non comme une danseuse de corps de ballet, mais, déjà, comme une soliste, avec un sens du moindre détail, une maturité, et tout simplement une joie de danser uniques. En plus de sa maîtrise du style (et non de la seule technique), elle a su imprimer un souffle et un charme irrésistible à la variation de Lise, et a fait montre d’un choix ambitieux avec la très virtuose variation de l’Etoile tirée d’Etudes, dans laquelle elle a brillé de manière étonnante pour une si jeune quadrille. Une précision et une technique magistrale certes, mais aussi un style noble et raffiné qui en font une artiste déjà apte, par son autorité et sa présentation, à toucher les cœurs. Elle est fort heureusement promue coryphée, mais sa deuxième place reste toutefois incompréhensible, pour ne pas dire scandaleuse, même s’il s’agit là d’un détail très secondaire. Parmi les nombreuses candidates, Julianne Mathis s’est signalée par un concours solide et équilibré qui la récompense de manière légitime. En revanche, la prestation d’Aubane Philbert est de manière inexplicable oubliée par le jury, alors que sa Lise, un rôle qui lui convient de surcroît, m’avait paru impeccable et son choix de la variation virtuose de Diane et Actéon à la fois audacieux et bien assumé. Pour ce qui est des autres promues, je dirais qu’il y a comme un grand point d’interrogation dans mes yeux et dans ma tête… Les prestations de Caroline Robert et plus encore de Ghyslaine Reichert n’avaient pas éveillé mon attention ; quant à Fanny Gorse, elle a pu certes se montrer convaincante lors de ce concours, mais sa promotion cette année, elle qui vient d’entrer dans le corps de ballet, ne s’imposait peut-être pas si vite… Amandine Albisson, remarquée à juste titre pour son autorité et sa technique très solide, mais au style beaucoup trop énergique, inapproprié dans Ashton comme dans Lifar, ne m’a pas non plus franchement séduite lors de ce concours.

Chez les coryphées, aucune candidate n’a semblé particulièrement sortir du lot. Ludmilla Pagliero a su toutefois imposer une technique très assurée et un style qui justifient sa promotion, notamment dans la variation d’Henriette, alors même que son Cygne noir pouvait apparaître quelque peu « unidimensionnel »: le défaut d’interprétation était là flagrant. Sabrina Mallem a séduit par son élégance et sa finesse dans une variation extraite de L’Histoire de Manon, mais aussi par la poésie qui se dégage plus généralement de sa danse. Voilà une belle danseuse, racée, lyrique, souvent émotive à l’occasion des concours, dont la promotion me réjouit particulièrement. La prestation de Christelle Granier ne m’a guère marquée je dois dire, même si elle est par ailleurs une danseuse appréciable possédant un vrai tempérament. N’oublions pas toutefois qu’il s’agit là de promotions au rang de sujet, qui équivaut à un statut de demi-soliste, ce qui laisse tout de même un peu perplexe quant au niveau général du corps de ballet de l’Opéra… Charline Giezendanner, présentée comme l’une des « favorites », paraissait un peu trop jeune et charmante pour aborder l’austère variation de l’Ombre, même si celle-ci était au demeurant correctement dansée. Quant au concours de Laurène Lévy, elle aussi avancée comme « favorite » au regard de ses récentes distributions, j’avoue ne pas avoir été entièrement convaincue. Les lignes sont parfaites, le mouvement fluide et assuré, mais on attend pourtant de la danse autre chose qu’une apparence, une plastique visuellement séduisante, notamment dans la variation d’Esmeralda.

Nous avons eu droit enfin à de magnifiques prestations des sujets, qui rendaient forcément le résultat final indécis et discutable. Dans la longue variation de Nikiya, que l’on craignait à l’avance – reconnaissons-le – d’entendre répétée à neuf reprises, variation qui fait davantage appel au tempérament artistique qu’à la technique pure, aucune danseuse n’était indigne et toutes ont su montrer, avec plus ou moins de personnalité et d’originalité certes, leur talent. Mathilde Froustey, Sarah Kora Dayanova et Eve Grinsztajn m’ont paru tout de même les plus convaincantes sur le plan artistique, avec probablement une préférence personnelle pour Eve Grinsztajn qui, seule, a su faire ressortir et l’intense spiritualité et la profonde sensualité du caractère et de la danse de Nikiya. En revanche, cette variation ne convenait pas au mieux à Laura Hecquet, qui y est apparue beaucoup trop froide, en donnant une interprétation presque distanciée. Sur la variation libre, j’aurais envie de dire qu’Eve Grinsztajn a – que l’on me pardonne cette expression triviale – « tué » le concours: avec l’extrait de Other Dances, elle a en effet transporté le public dans une dimension qui n’était justement plus celle d’un concours. Une véritable artiste se retrouve là récompensée, à la surprise générale certes, mais sa promotion me paraît pourtant peu contestable, si le concours est encore porteur d’un sens ou simplement d’une légitimité. Pour ce qui est des candidates remarquables dans la variation libre, Alice Renavand était particulièrement expressive et percutante en Esmeralda. Dans un registre différent, Sarah Kora Dayanova, réputée technicienne brillante avant tout, a su montrer une solide personnalité artistique dans un autre extrait d’Other Dances. Mathilde Froustey, souveraine en Nikiya, m’a en revanche quelque peu déçue en Cygne blanc : sa technique est absolument sans failles, mais une certaine superficialité ressort de son interprétation d’Odette, qui reste malgré tout bien juvénile. Laura Hecquet, elle aussi, en dépit d’une variation de l’Ombre admirablement dansée, m’a paru rester à la surface, dans une sorte d’imitation parfaite d’un modèle, plus que dans une démarche créative ou artistique, et dans cette superbe variation réputée valorisante pour celles qui ont eu l’ambition de s’en emparer (rappelons-nous Letestu, Fiat, ou plus récemment, Renavand ou Dayanova, magnifiques), l’émotion, ou tout au moins l’effet de « choc », étaient absents. Alors, après l’intouchable Grinsztajn, qui fallait-il choisir ? L’irréprochable Fanny Fiat, dont le concours était toutefois en-deçà de son vrai talent, ou encore la brillante Mathilde Froustey, forte d’une présence scénique déjà très séduisante?… A mes yeux en tout cas, une valeur sûre, digne d’interpréter les plus grands rôles, aurait quand même dû être distinguée: certaines prestations, auxquelles on peut certes reprocher un peu d’immaturité, le permettaient incontestablement, et l’on peut toujours s’arranger dans ce cas avec le principe d’un concours sans faire porter le soupçon sur la légitimité de ses promotions. A cet égard, le choix de Muriel Zusperreguy, artiste de qualité qui a fait au demeurant un bon concours, me paraît témoigner de cette volonté de ne pas voir de trop fortes personnalités émerger et menacer l’ordre établi… Il n’a jamais été bon, à l’Opéra de Paris, de faire de l’ombre aux reines en place, lesquelles ne doivent guère trembler aujourd’hui pour leur avenir au vu de ces résultats…

Le concours masculin

La journée des garçons s’annonçait mal à mes yeux et à mes oreilles avec la pénible variation de l’Acteur-Vedette extraite de la Cendrillon de Nouréev, variation imposée pour la classe des quadrilles. On dira, de manière ironique, qu’elle présente au moins une qualité, certes accidentelle, c’est sa durée extrêmement brève. Les garçons de cette classe n’ont certes pas, dans l’ensemble, un niveau extraordinaire, mais on voit à l’évidence qu’ils ont travaillé, avec acharnement, les difficultés techniques, si peu agréables sur un plan visuel, qui l’émaillent. Le résultat n’est jamais apparu grandiose – avec une chorégraphie pareille, peut-il en être autrement ? – mais aucune prestation n’était non plus absolument indigne au regard de la technicité exigée, contrairement à d’autres années où les défaillances et chutes en tous genres n’étaient pas rares. Le choix des variations libres chez les quadrilles s’est montré rarement judicieux. On a ainsi pu voir beaucoup de variations contemporaines ou néo-classiques, ternes, sans véritable exigence technique, où ces jeunes gens peinaient parfois à s’exprimer. Il est alors évident que lorsqu’un Allister Madin se présente sur scène avec la Mazurka d’Etudes, interprétée avec style et brio de surcroît, ou un Fabien Révillion, avec la difficile variation de James, dont il a su déjouer les difficultés, on respire enfin et on n’est pas vraiment surpris de les voir récompensés… Dans l’ensemble, les résultats des quadrilles correspondent, à un ou deux détails près qu’on peut toujours discuter, aux prestations des candidats du jour: ce sont objectivement les plus convaincants qui ont été promus.

Plus inattendus, pour rester dans l’euphémisme et la diplomatie, apparaissent les résultats des coryphées. La classe n’était pas, il est vrai, particulièrement brillante, et la variation de Colas laissait souvent beaucoup à désirer sur le plan de l’exécution. Cependant, Sébastien Bertaud, irréprochable encore une fois, en particulier dans son interprétation de Roméo, et Axel Ibot, d’une grande élégance et musicalité dans la variation lente de Siegfried, semblaient se détacher. Résultat : ils ne sont même pas classés, ou alors de façon fort médiocre pour ce qui est de M. Bertaud! Y aurait-il un problème, docteur, ou simplement des gens mal aimés?… Si Aurélien Houette n’a pas complètement démérité, surtout dans la variation de Des Grieux, la promotion de Vincent Chaillet me paraît en revanche incompréhensible. Grégory Gaillard, qui avait fait un choix délicat mais assumé – celui de la variation de Mercutio -, ou encore Alexis Renaud – grâce à sa réussite dans la variation du Meunier du Tricorne -, auraient alors été dignes, et tout autant, d’une promotion…

Chez les sujets, on pourrait invoquer ici, à propos des résultats, la chronique d’une, sinon deux, promotion(s) annoncée(s), tant la logique (qui n’est jamais que l’autre nom de la « realpolitik »), peut-être plus que le concours en lui-même, a semblé prévaloir dans le choix de Mathias Heymann et de Stéphane Bullion… Après l’excellence montrée par les sujets filles, les garçons ont globalement déçu, et aucun n’a dominé de manière superlative les épreuves. La coda de la variation de Solor à l’acte III de La Bayadère n’était, il est vrai, un cadeau pour personne, pas même pour le « prodige » Heymann qui, d’ailleurs, n’y a pas particulièrement brillé, loin de là. Il s’agit pourtant d’un pur morceau de virtuosité, exigeant du danseur brio technique, puissance et précision et où les qualités artistiques apparaissent très secondaires. Des étoiles confirmés se sont eux aussi abîmé sur ses périlleux doubles tours en l’air assemblés (rarement, sinon jamais, assemblés proprement!), et l’on trouve à vrai dire quelque peu regrettable qu’ait été proposé à des sujets ce très bref morceau de bravoure qui n’admet pas la moindre défaillance, sous peine de ruiner aussitôt la prestation… En théorie du moins, puisqu’un candidat ayant lourdement chuté, Josua Hoffalt, se retrouve tout de même classé troisième… Pas de Léonid Sarafanov en herbe en ce jour, et sur cette imposée, c’est encore Stéphane Bullion qui a semblé assurer le plus correctement et le plus proprement la variation. Les variations libres n’étaient guère passionnantes, mais si aucune n’a transporté, on signalera toutefois – d’autant plus qu’ils ne sont même pas classés – la prestation très poétique et inspirée de Simon Valastro dans « La Berceuse » de L’Oiseau de Feu et le brio de Julien Meyzindi dans la variation de Basilio au premier acte de Don Quichotte, largement du niveau d’un premier danseur de l’Opéra de Paris. Mathias Heymann a pu faire montre de toute sa virtuosité dans la variation d’Arepo, mais avouons que nous n’avons pas admiré là autre chose que son brio et ses qualités spectaculaires désormais reconnus. Difficile et peu justifiable, au regard du niveau général des garçons, de laisser un tel danseur, aussi « voyant », dans le corps de ballet, mais sa promotion, qui peut paraître sinon méritée, en tout cas aller de soi (realpolitik oblige…), avant tout faute de vrais combattants, n’en reste pas moins insatisfaisante et très prématurée au regard de son tempérament artistique, peu perceptible jusqu’alors, et également de sa danse, reposant sur des qualités naturelles exceptionnelles et un magnifique travail du bas de jambe, qui ne font pourtant pas oublier un haut du corps défaillant et peu solide… Et l’on devrait à cet égard se remémorer l’adage selon lequel est maudite la ville dont le prince est un enfant… Quant à Stéphane Bullion, peut-être l’auteur du concours le plus équilibré, son Fantôme de l’Opéra, honorable, ne m’a toutefois pas vraiment conquise, deux ans après l’incomparable Phavorin dans le même morceau, pas plus d’ailleurs que l’interprète qu’il est, au-delà de ce concours. L’illusion est toujours possible – et l’on aime à s’y complaire -, mais en réalité, la renaissance de la danse masculine à l’Opéra n’est pas encore pour demain.


Paris (Opéra Garnier) – Wuthering Heights

Wuthering Heights (Kader Belarbi)
Ballet de l’Opéra de Paris
Paris, Opéra Garnier
21 septembre 2007

Une Passion chorégraphique

Créé en 2002 et repris pour la seconde fois, le ballet de Kader Belarbi, Wuthering Heights, avait cette année le privilège d’ouvrir la nouvelle saison de danse de l’Opéra de Paris. Le roman d’Emily Brontë dont il s’inspire évoque une passion pleine de bruit et de fureur dans l’Angleterre du XIXème siècle. Outre un livret de choix, cette œuvre bénéficie d’une partition musicale originale, subtile, exigeante en même temps qu’accessible, de Philippe Hersant, et d’une superbe scénographie de Peter Pabst. Une création ambitieuse donc, qui renoue avec une tradition un peu perdue aujourd’hui, celle du ballet narratif.

Dans l’adaptation chorégraphique qu’il livre, M. Belarbi, tout en respectant la trame générale du roman, choisit néanmoins de s’attacher aux passions des personnages plutôt qu’aux détails narratifs et privilégie le symbolisme de l’œuvre au détriment de l’anecdotique. Par ailleurs, son œuvre s’inscrit fort intelligemment, en adéquation avec le contenu et la signification du récit, dans une esthétique romantique du ballet. Si le langage chorégraphique adopté est incontestablement contemporain, la composition de l’œuvre en deux actes est truffée de réminiscences, retravaillées, de Giselle. Le premier acte, ancré dans le réel, fait ainsi alterner des parties pour les solistes avec des ensembles dédiés au corps de ballet et s’achève par la mort de Catherine, dévorée par une passion qui la fait sombrer dans la folie. Quant au second acte, qui lorgne du côté du surnaturel, il s’attache en partie, avant de consacrer l’union des amants dans un au-delà de la mort, à évoquer par la chorégraphie les visions d’Heathcliff, au travers de figures démultipliées de Catherine, qui rappellent les créatures évanescentes du ballet blanc.

Qui mieux que Marie-Agnès Gillot et Nicolas Le Riche pouvaient incarner ces figures passionnées qui se doivent d’être plus qu’émouvantes, saisissantes par la violence des passions qui les animent? Marie-Agnès Gillot impose ici sa sublime présence et parvient à rendre compte avec un sens dramatique aigu de tous les états de l’héroïne, de la petite fille innocente et fruste, métamorphosée en épouse, jusqu’à la créature spirituelle transfigurée par la passion. Le duo formé avec Nicolas Le Riche, pour qui ce rôle semble naturellement taillé, s’avère bouleversant, et le long pas de deux final restera comme l’un de ces moments de théâtre rares, où le temps semble soudainement suspendu, tant l’émotion touche à son paroxysme.

Le reste de la distribution mérite aussi des éloges. Jean-Guillaume Bart se doit d’être cité au premier chef pour son interprétation magnifique du rôle d’Edgar : on se souviendra longtemps de cette scène où le personnage, saisi par la folie tragique, tente de redonner chaleur et vie à son corps glacé. Stéphane Bullion fait quant à lui un début remarqué dans le rôle de l’abominable Hindley, jadis interprété par Wilfried Romoli. Mais Nolwenn Daniel, Muriel Zusperreguy, Gil Isoart, Aurélia Bellet, sans oublier l’incomparable Jean-Marie Didière, sont, dans leurs rôles respectifs, à la hauteur des deux protagonistes principaux.

Ce ballet a su trouver – c’est là l’une de ses grandes qualités – des interprètes aptes à le sublimer, et reste aujourd’hui encore, l’une des créations marquantes de ces dernières années à l’Opéra de Paris. Depuis, M. Belarbi, qui fera ses adieux d’Etoile en fin de saison, a approfondi son travail chorégraphique dans le monde entier. A Paris, on espère entendre vite parler de lui à nouveau…

Article publié dans DLM, n°68.

Photos : Marie-Agnès Gillot (Cathy) et Nicolas Le Riche (Heathcliff) © Opéra de Paris